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Analyse statistique des saisines parlementaires du Conseil constitutionnel entre 2004 et 2014

Laurent DOMINGO - Premier conseiller Cour administrative d'appel de Douai

Didier RIBES - Agrégé des Facultés de droit, Maître des requêtes au Conseil d'État

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 49 (dossier : 10 années de saisine parlementaire) - octobre 2015 - p. à

Lors du colloque consacré aux vingt ans de la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel, le Doyen Louis Favoreu relevait qu'il pouvait apparaître aux yeux de certains « peu intéressant ou enrichissant de prendre connaissance de statistiques et de constatations établies à partir de celles-ci. C'est méconnaître leur importance. Pendant longtemps on a considéré les questions constitutionnelles de manière quelque peu »impressionniste", c'est-à-dire sans référence à des éléments vérifiés. En 1977, lors du colloque sur La loi et le règlement, les documents statistiques fournis ont permis de montrer que ce qui est dit généralement n'est pas exact. (...) Je ne dis pas cependant que les statistiques veulent tout dire et qu'il faut y attacher une importance démesurée. Simplement, elles nous permettent de faire un tour d'horizon sur la portée de cette réforme »(1) .

Le Groupe d'Études et de Recherches sur la Justice Constitutionnelle (GERJC) s'est attaché à publier régulièrement des éléments statistiques mettant en évidence la réalité de certaines pratiques institutionnelles ou juridictionnelles et permettant ainsi, dans un certain nombre de cas, de les appréhender de façon renouvelée. S'agissant de la saisine parlementaire, une analyse statistique approfondie a été réalisée à l'occasion du colloque consacré aux trente ans de la saisine parlementaire et le bilan de ces trois premières décennies a été présenté de façon détaillée dans les actes de ce colloque(2) . Bien que plus modestement, la présente contribution présente les données statistiques essentielles relatives à la saisine parlementaire et à son incidence sur le contentieux constitutionnel au cours de la décennie 2004-2014. Elles permettront au lecteur de tirer des enseignements sur la période la plus récente mais aussi, par rapprochement avec les éléments statistiques précédemment réalisés, sur les tendances marquant les quatre décennies de la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel.

La place de la saisine parlementaire dans le contentieux constitutionnel

Sur la période du 1er novembre 2004 au 31 octobre 2014, le Conseil constitutionnel a rendu 136 décisions après avoir été saisi par des parlementaires sur le fondement de l'article 61 alinéa 2 de la Constitution (soit de la décision 2004-506 DC du 2 décembre 2004 jusqu'à la décision 2014-701 DC du 9 octobre 2014). Il a également rendu 1****décision après une saisine parlementaire présentée sur le fondement de l'article 54 de la Constitution (décision 2006-541 DC du 28 septembre 2006, Accord sur l'application de l'article 65 de la convention sur la délivrance de brevets européens). Les éléments de statistiques qui suivent ont ainsi été élaborés sur la base de 137 décisions, en tenant compte de la date de saisine du Conseil constitutionnel et non de la date de lecture de la décision.

Les décisions DC sur la loi relative à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution (décision 2010-610 DC du 12 juillet 2010, saisine du Premier ministre) et sur la loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public (décision 2010-613 DC du 7 octobre 2010, saisines identiques du président de l'Assemblée nationale et du président du Sénat) n'ont pas été prises en compte.

Par les 137 décisions rendues sur la période concernée, le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur 211 saisines parlementaires.

Les décisions DC autres que « sur saisine parlementaire » ont été rendues pour le contrôle des lois organiques, des règlements des Assemblées, des conventions internationales sur saisine du président de la République ou, s'agissant des lois ordinaires, sur saisine des présidents des Assemblées ou du Premier ministre. Comme pour les décennies précédentes, on peut constater que la saisine parlementaire est le mode le plus courant de saisine du Conseil constitutionnel dans le cadre du contrôle de constitutionnalité a priori.

On peut cependant relever que le phénomène est moins marqué sur les années 2009, 2010 et 2011. Si lors de ces années, le Conseil constitutionnel a été saisi par les parlementaires d'un nombre important de textes de loi ordinaire, il a aussi été saisi de nombreuses lois organiques et de résolutions tendant à la modification des règlements des assemblées parlementaires, adoptées pour la mise en œuvre de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. L'année 2013 a également été marquée par l'examen d'un nombre important de lois organiques.

Dans le même temps, on peut noter que depuis le 1er mars 2010, date d'entrée en vigueur de la procédure de question prioritaire de constitutionnalité, le nombre de saisines parlementaires n'a pas faibli.

DC sur saisine parlementaire / DC totales

Dans la moitié des cas (49 %), la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel est le fait à la fois des députés et des sénateurs. Autrement, les députés (37 %) ont une propension plus importante que les sénateurs (11 %) à saisir le Conseil constitutionnel.

D'autres combinaisons, plus rares, ont pu être observées : deux groupes de sénateurs ou deux groupes de députés (dont parfois un était numériquement irrecevable) ont pu saisir le Conseil constitutionnel (décisions 2004-509 DC du 13 janvier 2005, 2007-557 DC du 15 novembre 2007, 2012-661 DC du 29 décembre 2012 et 2012-662 DC du 29 décembre 2012). La saisine isolée d'un seul sénateur sur la loi ayant donné lieu à la décision 2008-571 DC du 11 décembre 2008 n'a pas été comptabilisée.

Origine des saisines

Origine des saisines

Le délai de traitement des saisines parlementaires

Les délais de jugement, inférieurs au délai constitutionnel d'un mois pour toutes les décisions de la période, ont généralement varié, en moyenne, entre 12 et 16 jours environ, avec des pics à 19 jours (2009 et 2014 jusqu'à fin octobre) et même 22,1 jours (en 2013).

Même si les répartitions ne sont pas identiques d'une année à l'autre, les décisions sont rendues aussi bien dans un délai inférieur à 10 jours, à 20 jours ou à 30 jours.

On constate cependant qu'en 2005, la plus grande partie des décisions (10 sur 13) a été rendue dans un délai inférieur à 10 jours tandis qu'en 2013 et 2014 (jusqu'en octobre), la plupart des décisions (12 sur 17 et 8 sur 12) ont été rendues entre 21 et 30 jours. Ces variations dépendent essentiellement du nombre total de décisions rendues par le Conseil constitutionnel lors de ces années (lequel est surtout fonction de la quantité de contentieux électoral, de questions prioritaires de constitutionnalité et du contrôle des lois organiques et des résolutions modifiant les règlements des assemblées parlementaires).

Le sens de la décision rendue n'a pas d'incidence sur les délais de jugement : ils ne sont pas plus courts en cas de conformité comme ils ne sont pas plus longs en cas de contrariété.

Délais de jugement
Le délai de traitement des saisines parlementaires

Succès des saisines parlementaires

Les décisions DC de non-conformité partielle (avec ou sans réserves) sont les plus nombreuses après une saisine parlementaire. Elles représentent 61 % des cas. L'étendue de la non-conformité est cependant très variable, selon qu'elle concerne un ou plusieurs mots, alinéas ou articles au regard de l'ensemble des dispositions adoptées et de celles expressément contestées dans les saisines.

Les cas de non-conformité totale sont plus rares, avec 3 % des décisions, soit précisément 4 décisions : la décision 2010-614 DC du 4 novembre 2010 (loi autorisant l'approbation de l'accord entre la France et la Roumanie relatif à une coopération en vue de la protection des mineurs roumains isolés sur le territoire français), la décision 2011-632 DC du 23 juin 2011 (loi fixant le nombre des conseillers territoriaux de chaque département et de chaque région), la décision 2012-647 DC du 28 février 2012 (loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi) et la 2012-655 DC du 24 octobre 2012 (loi relative à la mobilisation du foncier public en faveur du logement et au renforcement des obligations de production de logement social).

Les décisions de conformité (avec ou sans réserves) représentent quant à elles 36 %.

Sens des décisions

Sens des décisions

Normes de référence des cas de non-conformité intervenus sur saisine parlementaire

Dans les décisions de non-conformité rendues après saisine parlementaire, les normes de référence appliquées par le Conseil constitutionnel et qui conduisent à déclarer une ou plusieurs dispositions contraires à la Constitution présentent les caractéristiques suivantes :

  • Les principales normes de fond appliquées par le Conseil constitutionnel sont issues de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, du texte de la Constitution de 1958 ou du principe général d'égalité ;
  • Les normes de procédure (règles relatives au droit d'amendement, aux cavaliers budgétaires et sociaux) fondent près d'un tiers des constats de non-conformité à la Constitution. C'est dans ce champ que le Conseil constitutionnel est amené à soulever d'office des conclusions ou des moyens ;
  • Les autres normes de référence présentent un caractère résiduel : Préambule de la Constitution de 1946, Charte de l'environnement, principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, objectifs de valeur constitutionnelle, autres (des dispositions particulières de la loi organique relative aux lois de finances par exemple).

Normes de référence des cas d'annulation sur saisine parlementaire

Normes de référence des cas d’annulation sur saisine parlementaire

(1) L. Favoreu, Vingt ans de saisine parlementaire, Economica -- PUAM, Paris -- Aix-en-Provence, 1995, p. 18.
(2) « Éléments statistiques », in D. Maus et A. Roux (dir.), 30 ans de saisine parlementaire du Conseil constitutionnel, Economica -- PUAM, Paris -- Aix-en-Provence, 2006, pp. 143-175.