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Regards sur le Conseil

Auteur : Michel AMELLER


11 septembre 2006

Mon premier regard n'était pas tendre. Il date de la création du Conseil, que je considérais, en ma qualité de fonctionnaire parlementaire, comme attentatoire à la souveraineté nationale, exprimée par les Assemblées législatives.

Mes réticences devaient se confirmer, dès 1959, lors du contrôle de la conformité à la Constitution du nouveau projet de règlement de l'Assemblée nationale. L'annulation de plusieurs articles, à la rédaction desquels j'avais eu l'honneur d'être associé, comme spécialiste des questions orales... de la IVème République, m'avait choqué, comme d'autres décisions ultérieures sur le règlement.

Le comble pour moi est survenu le soir de Noël 1979, où, de permanence à l'Assemblée nationale, qui s'était mise en vacances sans aucune inquiétude, j'ai été atteint de plein fouet par une décision que personne - même les requérants - ne pouvait imaginer : l'annulation, dans sa totalité, de la loi de finances pour 1980. En plus de la contrainte de remise en route de la machinerie parlementaire dans des conditions d'extrême urgence, s'est ajouté pour moi un second motif de mécontentement : les raisons invoquées pour censurer ce texte capital. Je n'y reviendrai pas, tant elles ont fait l'objet de commentaires politiques et doctrinaux du plus haut niveau. Mon amour-propre de conseiller du Président de l'Assemblée nationale en avait été profondément affecté.

Au lieu de se cicatriser, cette blessure n'a fait que s'aggraver au fil du temps, à la mesure des décisions sur le droit d'amendement, considéré par le Conseil - il est vrai à la suite d'Eugène PIERRE - comme un simple « corollaire » du droit d'initiative parlementaire, alors qu'il en est, à mon avis, l'essence même, plutôt que les propositions de loi qui n'ont guère de raison d'être dans un régime majoritaire.

Le Conseil était même allé jusqu'à ajouter à la Constitution des « limites inhérentes » à l'exercice de ce droit d'amendement.

En désaccord également avec l'interprétation, par le Conseil, de l'article 45 de la Constitution, j'avais à plusieurs reprises fait part publiquement de mon ressentiment, exprimé en 1994 dans un « Que sais-je ? » sur l'Assemblée nationale.

C'est pourquoi mon passage au Palais Royal, après le Palais Bourbon, par la grâce du Président Philippe SÉGUIN, avait pu être interprété comme une façon de faire entrer « le loup dans la bergerie ». C'était m'accorder un pouvoir exorbitant, que je n'ai d'ailleurs jamais eu l'intention d'exercer.

C'est l'objet de mon deuxième regard sur le Conseil.

« Enfin sage ! » s'était exclamé un fonctionnaire de l'Assemblée lors de ma nomination au Conseil. Il ne se trompait pas. L'entrée ornée du sphinx du sculpteur FENOSA à peine franchie, une sensation de bien-être vous saisit, au point que l'on ne tarde pas à subir « l'effet BECKETT », du nom de cet archevêque de Canterbury, devenu un défenseur des droits du clergé après avoir été nommé à ce poste par Henri II pour y défendre les prérogatives royales. Comme chez l'archevêque - toutes proportions gardées - mes états d'âme ont très vite évolué et de pourfendeur du Conseil, je suis devenu son avocat, fier d'appartenir à cette Institution et de contribuer à son fonctionnement.

Cette métamorphose, je la dois tout d'abord aux membres du Conseil qui m'ont accueilli chaleureusement et ont guidé mes premiers pas avec une grande bienveillance. Merci à Jean CABANNES, Maurice FAURE, Jacques ROBERT, Georges ABADIE, Noëlle LENOIR, dont le travail approfondi sur chaque dossier constituait pour moi un modèle que je m'efforçais d'imiter.

Cette transformation, je la dois également à l'ambiance que faisait régner le Président Roland DUMAS au cours des séances. Après avoir laissé libre cours à toutes les opinions, il s'évertuait, au terme de chaque débat, à dégager la solution de SAGESSE la plus appropriée, comme a su également le faire, par la suite, avec autant de lucidité, le Président Yves GUÉNA.

Impressionné par la compétence de mes collègues sur les sujets les plus complexes, par la rigueur juridique des uns, par la modération des autres, tirée des contraintes de la vie en société, par l'impartialité de tous, je constatais que c'était toujours le BON SENS qui l'emportait. Et c'est ainsi que ma transformation fut définitivement consacrée lorsque le Conseil, dans son style feutré, s'est progressivement engagé à « s'amender » sur le droit d'amendement et sur l'article 45 de la Constitution. Mon vieux ressentiment n'avait plus aucune raison d'être.

L'harmonie régnant entre tous les membres du Conseil en dépit de leurs éventuelles divergences sur le fond ou la forme des dossiers, se retrouvait au troisième étage, lieu d'étude et de recherche regroupant les bureaux des Conseillers et de leurs collaborateurs, la bibliothèque, la salle des réunions de travail. Cet étage, d'une simplicité rustique en comparaison du somptueux premier étage est propice aux échanges informels entre membres, prêts à confronter leurs idées, souvent en association avec le Secrétaire général du Conseil et les membres du service juridique. On ne formulera jamais assez de louanges envers ces remarquables fonctionnaires, pour leur compétence et leur dévouement à l'Institution. C'est à eux aussi que j'ai dû ma transformation, eu égard à l'aide qu'ils apportent aux Conseillers pour faire face à l'afflux, à l'urgence et à la complexité des affaires à examiner. Au fil de nos travaux, je me suis félicité, comme Secrétaire général de l'Assemblée nationale, d'avoir été, en accord avec le Secrétaire général du Conseil de l'époque, à l'origine du détachement d'un fonctionnaire de l'Assemblée auprès du service juridique du Conseil.

Autre sujet de satisfaction : les échanges avec les institutions étrangères de même nature, aptes à enrichir notre vision des droits fondamentaux que le Conseil est chargé de garantir. Réceptions et visites se sont succédé à un rythme soutenu et j'ai été particulièrement heureux de côtoyer, entre autres, nos homologues de la Cour Suprême des Etats-Unis, de la Fédération de Russie ou de la République algérienne. Les réunions de l'Association des cours constitutionnelles francophones ont été également l'occasion de rencontres très fructueuses.

En un mot, j'ai trouvé inégalable cette chance de travailler au Palais Royal, après le Palais Bourbon, au service de la République.

Tout n'a pas été toujours rose pour autant. Laissant de côté les critiques qui assaillent systématiquement les décisions du Conseil car elles ne peuvent plaire à la fois à la majorité et à l'opposition parlementaires comme à l'ensemble des professeurs de droit, j' ai connu des jours difficiles :

  • ce fut le décès, en activité, de deux collègues, Marcel RUDLOFF et Etienne DAILLY ;
  • ce fut le soupçon infamant pour tous les membres du Conseil d'avoir entériné une prétendue collusion entre leur Président et le Président de la République au sujet de la responsabilité pénale du Chef de l'État. Cette accusation absurde perdure malheureusement de-ci de-là, bien qu'elle ait donné lieu à la condamnation, pour diffamation, de l'organe de presse à l'origine de l'affaire ;
  • ce fut aussi la période très tendue des démêlés juridico-médiatiques du Président Roland DUMAS, qui l'ont poussé à démissionner alors que justice lui a été rendue ultérieurement.

En dépit de ces évènements douloureux, dont je garde un souvenir amer, mon dernier regard sur le Conseil est empreint d'une profonde nostalgie. J'ai eu la chance d'y retrouver de hautes personnalités, le Président GUÉNA, le Président MAZEAUD, Madame VEIL, Madame PELLETIER, Pierre JOXE, Jean-Claude COLLIARD, Alain LANCELOT que ma carrière au Parlement m'avait déjà permis de connaître et d'apprécier. J'ai eu le plaisir d'en découvrir d'autres, comme Madame SCHNAPPER et Olivier DUTHEILLET de LAMOTHE.

Ces neuf années au Conseil sont passées trop vite, tant elles ont été occupées par un travail passionnant, effectué dans l'atmosphère incomparable de ce lieu unique.