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Le Conseil constitutionnel et les droits de la défense

Discours de M. Jean-Louis DEBRÉ - Rentrée du Barreau de Paris, Théâtre du Chatelet, 4 décembre 2009


Monsieur le Bâtonnier , vous m'avez cité à comparaître comme témoin devant vos confrères de l'Ordre des Avocats de Paris. Je ne sais si je dois vous en remercier. Votre invitation était si péremptoire que je n'ai pu m'y dérober. J'espère trouver ici certains de vos confrères qui n'hésiteront pas à m'assister si nécessaire.

Madame la Ministre d'Etat , nous nous sommes souvent rencontrés sur des tribunes, des estrades, jamais sur la scène du théâtre du Châtelet. Je sais cependant que nos partitions seront voisines et qu'il n'y aura pas de fausses notes.

Oui, Madame et Messieurs les membres du Conseil de l'Ordre et Mesdames et Messieurs les avocats , je vais pouvoir témoigner de l'estime que j'éprouve à l'égard de votre profession et évoquer très rapidement les droits de la défense et le Conseil constitutionnel.

Vous le savez, le Conseil constitutionnel s'est, depuis longtemps, intéressé aux avocats. Il s'est intéressé à eux parce qu'il a protégé les droits de la défense. Or, dans toute société démocratique, il n'y a pas de droits de la défense s'il n'y a pas de droit à l'avocat.

I. – Dans un premier temps, j'aimerais revenir un instant sur cette question des droits de la défense et de l'avocat dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel

* Le Conseil constitutionnel a consacré le caractère constitutionnel des droits de la défense dès les années 1970.

Aucune disposition de la Constitution ne garantit explicitement les droits de la défense. Le Conseil a donc d'abord fait appel, en 1976, à la catégorie des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République »[1]. À l'époque, il n'a d'ailleurs pas pris la peine de préciser de quelles lois de la République il s'agissait. Pour les membres du Conseil constitutionnel, le respect des droits de la défense était avant tout une « évidence » constitutionnelle.

Par la suite, le Conseil constitutionnel a rattaché les droits de la défense à la « garantie des droits » proclamée par l'article 16 de la Déclaration de 1789[2].

En outre, le Conseil constitutionnel reconnaît aux droits de la défense une portée générale. Il ne limite pas ce principe au seul domaine pénal.

* Mais le Conseil constitutionnel s'est également intéressé plus directement au rôle de l'avocat dans l'exercice des droits de la défense. Il a développé ainsi un véritable droit constitutionnel « de l'avocat ». Le recours et l'assistance d'un avocat constituent un droit constitutionnellement surveillé et garanti par le Conseil constitutionnel.

On se souvient qu'en janvier 1981[3], le Conseil avait censuré une disposition qui permettait au président d'une juridiction d'écarter de la salle d'audience un avocat dans des conditions portant atteinte aux droits de la défense.

Le Conseil a, par la suite, reconnu à trois reprises que le principe du libre entretien avec un avocat d'une personne gardée à vue constitue « un droit de la défense qui s'exerce durant la phase d'enquête de la procédure pénale »[4].

Cette jurisprudence est bien connue de vous tous, mais je ne résiste pas à la tentation de vous parler d'un épisode moins connu dans l'histoire du Conseil constitutionnel, bien qu'il ne soit pas secret. Sa teneur ne devrait pas déplaire au bâtonnier Christian Charrière-Bournazel.

Vous le savez, la réforme du droit des archives, en juillet 2008, a rendu accessible les travaux préparatoires des décisions du Conseil constitutionnel et en particulier le compte-rendu de ses délibérations. Certaines « Grandes délibérations »[5] ont même été publiées en raison de leur intérêt juridique.

Ainsi la lecture de la délibération de la décision « sécurité et liberté » en janvier 1981, contient une discussion qui ne devrait pas vous laisser indifférents.

Ce 20 janvier 1981, donc, le Conseil constitutionnel examine la loi « sécurité et liberté », et en particulier la réforme de la garde à vue. C'est le Doyen Vedel qui est rapporteur ; il propose au Conseil de rejeter un grief portant sur les conditions de la prolongation de la garde à vue. Le rapporteur observe cependant qu'il y a un moyen qui n'a été soulevé par personne. Il s'en étonne, il le regrette presque. À l'époque, le Conseil n'avait encore jamais soulevé d'office un moyen et le rapporteur n'a donc pas proposé au Conseil de le faire. Ce moyen, alors, est resté dans l'oubli et il n'a jamais été soulevé en tant que tel devant le Conseil constitutionnel.

Quel est ce moyen ? Je laisse la parole au Doyen Vedel : « Il convient de remarquer que la critique valable qui aurait pu être faite (···) eut consisté à dire que la garde à vue viole les droits de la défense parce qu'elle permet qu'un suspect soit interrogé sans l'assistance d'un avocat »[6]···

C'était il y a 28 ans Monsieur le Bâtonnier. Vous comprendrez sans peine que je ne puisse me livrer à tout autre commentaire, devoir de réserve oblige, mais on peut constater le talent du Doyen Vedel et dire son admiration pour celui.

II. – J'en viens maintenant au second temps de mon propos sur les droits de la défense au Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel ne s'est, en effet, pas contenté de reconnaître et de faire respecter les droits de la défense. Il a lui-même évolué vers plus de contradictoire et plus de transparence afin de mieux respecter ce principe essentiel de l'État de droit.

- Lorsque le Conseil constitutionnel examine les recours formés contre l'élection des députés et des sénateurs, il est un juge de droit commun.

Néanmoins, ce n'est que récemment que la procédure a pris un tour plus juridictionnel avec l'organisation d'une audience.

Par une décision du 28 juin 1995, le Conseil avait rendu possible une audition des requérants et des parlementaires. Cette faculté d'audition avait été très peu utilisée jusqu'en 2007. J'ai alors souhaité qu'à l'occasion de l'examen des recours formés contre les élections de législatives, le Conseil recoure de nouveau à ces auditions. Je suis en effet convaincu de la nécessité de rendre plus contradictoire et, pour tout dire, plus juridictionnelle, la procédure devant le Conseil constitutionnel.

Au lendemain des élections de juin 2007, le Conseil constitutionnel a donc décidé qu'il procéderait à l'audition des parties qui le demandent et lorsque les affaires le méritent.

Se tenant à cette règle de conduite, le Conseil a fait droit à plusieurs demandes d'audition en 2007[7] et en 2008[8]. De même, le contentieux des élections sénatoriales a donné lieu à des auditions [9].

Ainsi, le Conseil, dans sa formation plénière, entend les parties et leurs conseils contradictoirement, comme dans une audience de droit commun.

Enfin, le Conseil constitutionnel a pleinement reconnu le rôle des avocats dans la procédure applicable devant lui. Aussi surprenant que cela puisse vous sembler, pendant 50 ans, le Conseil a souhaité ne pas révéler le nom des avocats qui intervenait dans une procédure. C'est en tout cas désormais chose révolue : lorsqu'un avocat vient plaider[10] au Conseil constitutionnel ou simplement lorsqu'il représente son client dans la procédure[11], son nom figure désormais sur la décision rendue.

Bien évidemment, à l'occasion de la future question prioritaire de constitutionnalité le Conseil constitutionnel va poursuivre cette évolution.

- Vous, le savez, la France était ainsi devenue un des derniers pays d'Europe à ne pas permettre au justiciable de saisir, directement ou indirectement, le juge constitutionnel pour faire respecter ses droits fondamentaux.

Le constituant a voulu faire évoluer cette situation en remettant la Constitution au sommet de l'ordre juridique. Par la révision du 23 juillet 2008, il a créé, avec l'article 61-1 de la Constitution, la question prioritaire de constitutionnalité. Il a ainsi ouvert aux justiciables un droit nouveau, en permettant que le Conseil constitutionnel puisse être saisi, à l'occasion des procès intentés devant les juridictions administratives et judiciaires, s'ils estiment qu'une disposition législative promulguée porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit.

La loi organique portant application de l'article 61-1 de la Constitution, nécessaire à la mise en oeuvre de ce nouveau mécanisme de contrôle de constitutionnalité par la voie de l'exception, vient d'être validée par le Conseil constitutionnel. Elle garantit un large accès à ce mécanisme.

La question de constitutionnalité pourra être soulevée au cours de toute instance, devant toute juridiction relevant du Conseil d'État ou de la Cour de cassation, y compris pour la première fois en appel ou en cassation.

Elle ne pourra être soulevée que par une partie et ce dans un écrit distinct et motivé. En pratique c'est donc sur les avocats que repose la mise en œuvre de ce nouveau droit.

La juridiction saisie du litige procédera sans délai à un premier examen, destiné à vérifier que l'argumentation présente un minimum de consistance. Elle vérifiera que trois critères sont réunis : (1) la loi contestée est applicable au litige, (2) elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel et (3) la question n'est pas dépourvue de caractère sérieux. Si ces critères sont réunis, le juge renverra la question de constitutionnalité à la juridiction suprême dont elle relève.

Dans un délai de trois mois, le Conseil d'État ou la Cour de cassation examinera la question dans un délai de trois mois et saisira le Conseil constitutionnel si la disposition contestée soulève une question nouvelle ou présente une difficulté sérieuse.

Si le Conseil constitutionnel juge que la disposition législative porte effectivement atteinte aux droits et libertés, il prononcera son abrogation et cette disposition disparaîtra de l'ordonnancement juridique.

Il s'agit là d'une avancée majeure pour la protection des droits et libertés. Cette avancée impliquera de faire toute leur place aux avocats dans la procédure devant le Conseil constitutionnel.

En effet, avec la question prioritaire de constitutionnalité il y aura un véritable procès de constitutionnalité devant le Conseil constitutionnel et une véritable audience publique.

Cela correspond à une exigence qui a des fondements constitutionnels dans l'article 16 de la Déclaration de 1789. Elle répond également aux exigences de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui s'appliquera au Conseil constitutionnel pour l'examen des questions prioritaires de constitutionnalité.[12]

Devant le Conseil constitutionnel, les parties pourront ainsi, par l'intermédiaire de leurs avocats, formuler des observations orales.

Le 1er mars prochain, le Conseil va donc s'ouvrir véritablement aux avocats. À tous les avocats : aux avocats à la Cour comme aux avocats aux Conseils. Il n'y aura pas chez nous de monopole. Que les plus compétents s'imposent !

Cette évolution implique une transformation de nos locaux. Une salle est en cours d'aménagement pour permettre l'accueil du public qui pourra assister en direct aux plaidoiries. Une autre salle sera réservée aux avocats. Elle permettra de vous accueillir dans les meilleures conditions pour vous permettre de vous préparer à l'audience.

Le temps où le Conseil constitutionnel était pour les avocats un organe lointain et un peu mystérieux est révolu. Les portes du Conseil, comme les portes de tout prétoire, vous sont ouvertes. Vous viendrez y exercer la noble mission de défense qui est la vôtre.

Pour le Conseil constitutionnel, c'est une révolution profonde qui s'opère.

Pour vous ce sont des champs nouveaux de l'argumentation juridique qui s'ouvrent.

Mais l'essentiel est là : pour l'État de droit, c'est-à-dire pour nous tous, nul n'en doute, c'est un progrès.

Je vous remercie.


[1] Décision n° 76-70 DC du 2 décembre 1976, cons. 2.

[2] N° 2006-535 du 30 mars 2006, cons. 24.

[3] N° 80-127 DC, 19 et 20 janv. 1981, cons. 48 à 53.

[4] N° 93-326 DC, 11 août 1993, cons. 12 ; N° 93-334 DC, 20 janvier 1994, cons 18 ; N° 2004-492 DC du 2 mars 2004, cons. 31.

[5] « Les grandes délibérations du Conseil constitutionnel, 1958-1983 », collectif, Dalloz, 2009, 473 p.

[6] Idem . p. 383.

[7] Nos 2007-388/3967 du 29 novembre 2007, Eure-et-Loir, 1ère, 2007-3887 du 13 décembre 2007, Val-de-Marne 3ème et 2007-3742/3947 du 20 décembre 2007, Hauts-de-Seine 10ème.

[8] Nos 2007-3747 du 17 janvier 2008, Tarn-et-Garonne 3ème et 2008-4509 à 2008-4514 du 26 juin 2008, Eure-et-Loir 1ère .

[9] N° 2008-4518 SEN du 8 janvier 2009, Sénat, Ardèche

[10] N° 2008-4518 SEN du 8 janvier 2009, Sénat, Ardèche

[11] N° 2007-4176 AN du 26 juin 2008 - A.N., Val-d'Oise (8ème circ.) et N° 2008-4509 à 2008-4514 AN du 26 juin 2008 - A.N., Eure-et-Loir (1ère circ.)

[12] CEDH n° 12952/87. Ruiz-Mateos c. Espagne du 23 juin 1993, se´rie A n° 262, p. 19, par. 35