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La question prioritaire de constitutionnalité

Allocution de Renaud DENOIX de SAINT MARC à l'occasion d'une rencontre avec une délégation de la Cour constitutionnelle fédérale d'Allemagne – 16 février 2011

1 – L'institution de la question prioritaire de constitutionnalité.

Depuis 1958, le Conseil constitutionnel exerce un contrôle de constitutionalité des lois a priori. La réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 a innové en lui adjoignant un contrôle de constitutionnalité des lois a posteriori. Elle a introduit dans la Constitution un nouvel article 61-1 ainsi rédigé : « Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur le renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. »

Cette réforme, entrée en vigueur le 1er mars 2010, a un triple objectif :

– Premièrement : elle donne un droit nouveau au citoyen en lui permettant de faire valoir les droits qu'il tire de la Constitution.

– Deuxièmement, elle permet de purger l'ordre juridique des dispositions législatives inconstitutionnelles ; cette procédure conduit à l'abrogation, par le Conseil constitutionnel, des dispositions contraires à la Constitution. Les décisions produisent un effet erga omnes.

– Troisièmement, elle assure la prééminence de la Constitution dans l'ordre interne. Elle met fin ainsi à une anomalie de la hiérarchie des normes française qui voulait que la norme suprême ne puisse pas être invoquée utilement dans une procédure dès lors qu'une loi faisait « écran ».

2 – La procédure de la QPC devant les deux ordres de juridiction.

La question prioritaire de constitutionnalité peut être soulevée au cours de toute instance, devant toute juridiction relevant du Conseil d'État ou de la Cour de cassation, y compris pour la première fois en appel ou en cassation. Elle ne peut pas être soulevée d'office par le juge mais seulement par une partie au litige.

La juridiction saisie du litige doit traiter cette QPC « sans délai ». Elle l'examine et transmet la question si trois critères sont réunis :

« 1 ° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

« 2 ° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;

« 3 ° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux. »

* Le premier critère impose que la disposition soit applicable au litige ou à la procédure ou constitue le fondement des poursuites. Ce critère appelle deux précisions.

D'une part, dans la décision n° 2010-1 QPC du 28 mai 2010 (cristallisation des pensions), le Conseil constitutionnel a jugé qu'il ne lui « appartient pas, saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité, de remettre en cause la décision par laquelle le Conseil d'État ou la Cour de cassation a jugé, qu'une disposition était ou non applicable au litige ou à la procédure ou constituait le fondement des poursuites ». Ainsi, le Conseil ne saurait se substituer aux deux Cours suprêmes dans l'appréciation de ce critère.

D'autre part, ce premier critère d'applicabilité au litige permet de contester la conformité à la Constitution d'une disposition législative compte tenu de la jurisprudence de la cour suprême concernée. C'est ce que le Conseil a jugé dans ses décisions n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010 et n° 2010-52 QPC du 14 octobre 2010 : « En posant une question prioritaire de constitutionnalité, tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante donne à (une) disposition (législative) ».

* Le deuxième critère exige que la disposition n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil, sauf changement des circonstances. Ce critère rappelle l'autorité des décisions du Conseil constitutionnel énoncée par l'article 62 de la Constitution. La notion de changements de circonstances a été utilisée par le Conseil constitutionnel dans sa décision sur la garde à vue (n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010).

* Le troisième critère est celui selon lequel « la question n'est pas dépourvue de caractère sérieux ». Il vise à écarter les questions fantaisistes ou à but dilatoire. Son application est au cœur du rôle du Conseil d'État et de la Cour de cassation. De leur appréciation, plus ou moins restrictive, dépend en grande partie l'évolution de la réforme.

Sur renvoi de la QPC par le juge a quo, le Conseil d'État et la Cour de cassation ont presque les mêmes critères d'examen de la QPC. Ils doivent transmettre au Conseil constitutionnel la QPC si les trois critères sont réunis. Ils ont un délai de trois mois pour statuer.

3 – Le caractère « prioritaire » de la QPC.

La loi organique du 10 décembre 2009 d'application de l'article 61-1 de la Constitution dispose qu'« en tout état de cause », la juridiction doit examiner le moyen tiré de la conformité à la Constitution avant le moyen tiré de la conformité d'une loi aux engagements internationaux de la France. Cette disposition confirme le caractère « prioritaire » de la QPC. Cette disposition est fondamentale. Si le juge pouvait refuser de transmettre la question de constitutionnalité au motif que la loi contestée peut être écartée par un raisonnement de conventionnalité, la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 serait mise en échec. Cette réforme a renforcé la spécialisation des juges :

D'une part, le Conseil constitutionnel est renforcé par l'article 61-1 dans sa fonction de juge constitutionnel. Il est l'unique juge constitutionnel de la loi mais il n'est pas juge de sa conventionnalité (n° 74-54 DC du 15 janvier 1975).

D'autre part, le Conseil d'État et la Cour de cassation sont et demeurent les plus hautes juridictions chargées de juger de la conventionnalité de la loi. Mais le constituant a refusé qu'ils puissent écarter une loi comme contraire à la Constitution.

Par un arrêt du 22 juin 2010, la CJCE a confirmé que le caractère prioritaire de la QPC est compatible avec le droit communautaire. Elle a repris la lecture de la loi organique du 10 décembre 2009 opérée par le Conseil constitutionnel. Elle a rappelé les exigences du droit de l'Union dans des termes qui coïncident exactement avec les garanties interprétatives fournies par le Conseil. En premier lieu, un juge peut poser à tout moment une question préjudicielle à la CJUE alors qu'il pose ou a posé une QPC. En deuxième lieu, ce juge peut prendre des mesures provisoires pour assurer la protection juridictionnelle des droits conférés par l'ordre juridique de l'Union. Enfin, après la QPC, le juge reste libre d'opérer son contrôle de conventionnalité communautaire.

4 – Le Conseil constitutionnel et la QPC.

Lorsque le Conseil constitutionnel est saisi par le Conseil d'État ou la Cour de cassation, il a trois mois pour statuer. Si le Conseil constitutionnel juge que la disposition législative porte atteinte aux droits et libertés, il prononce son abrogation et cette disposition disparaît de l'ordonnancement juridique. La décision produit alors un effet erga omnes.

Le Conseil examine la QPC selon les règles fixées par son règlement du 4 février 2010. Celui-ci organise la procédure. D'une part, celle-ci comprend l'échange des productions écrites. Cet échange s'opère par voie électronique. D'autre part, le Conseil tient une audience publique, avec les plaidoiries des avocats. Une partie doit choisir un avocat pour le représenter à la barre.

En 2010, le Conseil constitutionnel a rendu 64 décisions de QPC portant sur 83 QPC qui lui ont été renvoyées. Parmi ces décisions, on dénombre environ 50 % de décision de conformité, 35 % de non-conformité et 15 % de non-lieu. De ces premières décisions du Conseil, on peut dégager trois idées :

– La première est qu'en cas d'inconstitutionnalité, la décision rendue par le Conseil doit logiquement bénéficier au requérant à la QPC et à tous ceux qui avaient également un contentieux en cours.

– La deuxième est qu'en cas d'inconstitutionnalité, le Conseil constitutionnel ne peut se substituer au Parlement sur les différentes options susceptibles d'être retenues pour y remédier. Il est des cas où la décision de non-conformité se suffit à elle-même. Il en va très différemment dans d'autres cas. Il revient en effet parfois au Parlement de faire des choix à la suite des décisions du Conseil par exemple sur la « décristallisation » des pensions, ou sur la garde à vue. Le Conseil constitutionnel reporte alors dans le temps les effets de l'inconstitutionnalité prononcée pour donner le temps au Parlement de voter une nouvelle loi.

– La troisième est l'avantage du contrôle de constitutionnalité par rapport le contrôle de conventionnalité au regard de la sécurité juridique. D'une part, la QPC a, en cas de non-conformité à la Constitution, un effet erga omnes. La norme disparaît et ce au bénéfice de tous. Il n'y a pas de distinction entre le traitement de la procédure dans laquelle la QPC a été posée et les autres procédures. D'autre part, grâce à l'article 62 de la Constitution, le Conseil est investi, lorsqu'il constate cette inconstitutionnalité, du pouvoir de déterminer des règles transitoires dans l'attente de l'adoption d'une éventuelle réforme destinée à remédier à l'inconstitutionnalité.

Cette ouverture du contrôle de constitutionnalité renouvelle profondément celui-ci et le rôle du Conseil constitutionnel. Désormais le Conseil est le protecteur des droits et libertés que la Constitution garantit, tant a priori qu'a posteriori.