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La jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière budgétaire et financière

Claire BAZY-MALAURIE - Intervention à l’occasion d’un déplacement au Conseil constitutionnel du Maroc, le 18 octobre 2010


Messieurs les Présidents, Mesdames, Messieurs,

Vous m'avez demandé d'intervenir aujourd'hui sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel français en matière budgétaire et financière. J'éprouve un vif intérêt à évoquer devant vous ce sujet qui me permet de faire le pont entre mes anciennes fonctions à la Cour des comptes et celles que j'exerce actuellement au sein du Conseil constitutionnel.

Ce sujet présente des enjeux importants, notamment au regard de son actualité. Je ne parlerai pas aujourd'hui de l'actualité de la situation financière de la France, qui pourtant pourrait avoir des prolongements constitutionnels. En effet, s'est ouvert un débat sur l'inscription dans la Constitution d'une obligation d'équilibre pour les finances publiques qui ne manquerait pas d'avoir des conséquences sur l'intervention du Conseil.

Si nous n'en sommes pas là, on peut remarquer que d'ores et déjà, la jurisprudence constitutionnelle occupe une place de plus en plus déterminante dans la mise en œuvre du budget et dans la gestion financière des administrations publiques. Qu'il s'agisse des finances de l'Etat, du financement de la Sécurité sociale qui fait l'objet d'un traitement législatif spécifique, comme vous le savez, ou des finances des collectivités territoriales, des dispositions constitutionnelles et une abondante jurisprudence existent aujourd'hui, qui servent de support à de nombreuses contestations.

En matière de finances publiques, la jurisprudence constitutionnelle est issue du contrôle de constitutionnalité a priori des lois. Le juge constitutionnel est intervenu de manière régulière sur les projets de loi de finances de l'Etat, lois de finances initiales ou rectificatives et depuis quelque temps lois de règlement, et systématiquement sur les lois de financement de la sécurité sociale. Demain, s'y ajoutera la jurisprudence issue des questions prioritaires de constitutionnalité, mais on est encore qu'au début de cette nouvelle procédure ; nous y reviendrons tout à l'heure.

Je vous propose donc d'axer mon intervention sur le contrôle exercé dans le cadre de l'article 61 de la Constitution. Sur ce point, il me semble important de dégager trois idées :

  • Le Conseil constitutionnel est intervenu pour consacrer au plan constitutionnel des principes régissant les finances de l'État ;
  • le CC fait preuve d'un assez grand pragmatisme dans l'application de ces principes, s'adaptant ainsi aux nécessités de la gestion publique ;
  • il reste vigilant toutefois sur le respect des pouvoirs réciproques de l'exécutif et du législatif.

I - La consécration constitutionnelle de principes relatifs aux finances de l'État

  1. L'influence de la jurisprudence constitutionnelle se caractérise en premier lieu par la consécration des principes régissant les budgets de l'État, principes qui n'étaient pas énoncés par la Constitution mais par l'ordonnance du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances. Cette ordonnance avait introduit de nombreuses innovations par rapport aux pratiques antérieures. Sont concernés les grands principes budgétaires désormais bien connus, à savoir les principes de l'annualité, de l'unité, de l'universalité et de la spécialité. Le Conseil les a définis par ses différentes décisions, au gré d'une analyse attentive des mesures qui lui étaient déférées et en censurant les dérives les plus manifestes.

Leur application, toutes choses égales d'ailleurs, au financement de la sécurité sociale depuis 1996, date de création de la loi de financement, en montre la robustesse.

Le Conseil a ainsi joué un rôle majeur dans la préservation du caractère fondamental de la loi de finances au regard, d'une part, de l'expression qu'elle permet des politiques publiques initiées par le Gouvernement, d'autre part, de l'autorisation parlementaire qu'elle exprime sur leurs déclinaisons financières.

La loi organique relative aux lois de finances (la fameuse LOLF) a formalisé en 2001 un état des principes qui reprend beaucoup des conclusions du Conseil. Il est d'ailleurs intéressant de noter qu'on appelle souvent la LOLF, reprenant une expression de certains parlementaires,

« la constitution financière ». La deuxième loi organique relative aux lois de financement de la sécurité sociale, intervenue quatre ans après, a d'ailleurs été très largement inspirée par la LOLF.

  1. La jurisprudence constitutionnelle a aussi consacré très tôt un nouveau principe qui ne figurait pas dans les textes de 1959 : la sincérité.

Car si le principe de sincérité a été consacré dans les textes par la loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001, il est né au Conseil Constitutionnel en 1993.

Ce principe vertueux a été évoqué par les parlementaires en complément d'autres principes pour contester des propositions budgétaires qu'ils trouvaient anormales au regard des informations qu'ils avaient sur la situation budgétaire des chapitres concernés. Il a pris une signification plus précise lorsque les parlementaires l'ont évoqué plus systématiquement pour contester directement ce qu'ils estimaient être une sous-estimation des crédits ou une sous- ou surestimation des recettes fiscales.

En outre, depuis que la contrainte financière se fait plus sentir, les hypothèses économiques de construction de la loi de finances font l'objet d'une contestation en tant que composantes de l'équilibre financier.

Mais le Conseil Constitutionnel n'a encore jamais pris le parti de dénier à la loi de finances ou à la loi de financement leur caractère sincère. On peut citer à ce stade les considérants de la décision concernant la loi de finances pour 2010 en matière de dépenses :

  1. Considérant qu'il n'appartient pas au Conseil constitutionnel, qui ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, d'apprécier le montant des autorisations d'engagement et des crédits de paiement votés ; qu'à les supposer établies, les insuffisances dénoncées ne sont pas manifestement incompatibles avec les besoins prévisibles.

En outre, le Conseil constitutionnel ne veut pas entrer, comme il l'a dit, dans un « débat d'expert ». Ainsi, dès 2001, sur la loi de finances pour 2002, il refusait de mettre en cause l'évaluation des recettes fiscales :

« considérant qu'il ne ressort pas des éléments soumis au Conseil constitutionnel que les évaluations de recettes pour 2002 prises en compte à l'article d'équilibre soient entachées d'une erreur manifeste, compte tenu des aléas inhérents à leur évaluation et des incertitudes particulières relatives à l'évolution de l'économie en 2002 ; »

Ce faisant, le Conseil constitutionnel fait aussi prévaloir le fait que les finances sont un moyen d'action et que le choix du niveau d'engagement de l'Etat, en matière de dépenses en tout cas, n'a pas nécessairement un caractère purement mécanique et qu'il est porteur de politiques publiques.

Le nouveau découpage de la loi de finances en missions et programmes, issu de la LOLF, abandonnant la notion de services votés, accentue au demeurant cette caractéristique de la loi de finances. Il permet d'ailleurs aux parlementaires de compléter leur contrôle de la stricte exécution budgétaire par un examen des résultats d'une action globale diversifiée au service des objectifs poursuivis.

Dernier point : la Constitution ayant en 2008 inscrit la sincérité des comptes publics parmi les obligations de niveau constitutionnel, il reviendra sûrement au Conseil de donner du corps dans les années qui viennent à cette obligation, par-delà une première décision intervenue en juin 2009 sur la loi de règlement du budget pour 2008.

II - Le CC fait preuve d'un assez grand pragmatisme dans l'application de ces principes, s'adaptant ainsi aux nécessités de la gestion publique

  1. Il a ainsi accepté, pour la théoriser et ensuite la limiter, la pratique des prélèvements sur recettes.

Il s'agit de ne pas compter dans le budget de l'Etat les recettes affectées au paiement des contributions de la France à l'Union européenne en application des traités (ceci depuis 1973), mais aussi au financement des collectivités territoriales (depuis 1963 mais de manière significative depuis la décentralisation). De telles pratiques pouvaient être considérées comme contraires à la fois au principe d'universalité et à ceux qui en découlent : la non contraction des recettes et des dépenses, la non affectation des recettes. Mais le Conseil a considéré que les organismes au profit duquel étaient prélevées ces recettes étaient des organismes « extérieurs » à l'Etat et qu'elles pouvaient ainsi être soustraites au corps principal du budget.

Il ne faut pas cacher que cette pratique, décriée lorsqu'elle a été mise en place, a été consacrée par la LOLF en 2001, malgré des réticences. A l'occasion du contrôle de la constitutionnalité de la loi organique, le Conseil a alors rappelé que cette technique ne pouvait être employée que pour autant que l'information du Parlement était complète à la fois sur les recettes brutes de l'Etat et sur le niveau et le contenu des rétrocessions.

  1. Le deuxième exemple de la capacité d'adaptation du Conseil, toujours accompagnée d'une vigilance certaine sur la portée des principes de base, concerne le principe d'unité et la règle de non–affectation des recettes.

Il a toujours été entendu qu'un certain nombre de prélèvements obligatoires, notamment parmi ceux qu'on appelle familièrement les taxes, pouvaient être affectés aux organismes publics qui ont la charge d'un service public. Le Conseil l'a rappelé à de nombreuses reprises : « Aucun principe fondamental reconnu par les lois de la République n'interdit que le produit d'une imposition soit attribué à un établissement public ou à une personne privée chargée d'une mission de service public ».

La substitution de ressources fiscales aux cotisations sociales a bénéficié de cette position constante : la sécurité sociale est en effet une des grandes bénéficiaires de l'affectation d'impositions de toutes natures. En revanche, le CC vérifie trois éléments : que la perception de ces impositions soit autorisée par la loi de finances de l'année, que, lorsque l'imposition concernée a été établie au profit de l'État, ce soit une loi de finances qui procède à cette affectation et qu'enfin le projet de loi de finances de l'année soit accompagné d'une annexe explicative concernant la liste et l'évaluation de ces impositions.

Le Conseil est par ailleurs très sourcilleux sur le lien entre la recette et la dépense lorsque l'affectation est prévue à l'intérieur même du budget de l'Etat. C'est le cas notamment pour les comptes d'affectation spéciale. Le législateur organique de 2001 ayant été de ce point de vue plus rigoureux que son prédécesseur, le Conseil a fait sienne cette rigueur supplémentaire. En 2005, il refuse l'affectation du produit des amendes automatisées au fonds d'aide au financement de la préparation au permis de conduire.

Une récente décision relative à la loi de finances pour 2010 mérite de ce point de vue une explication. Un article autorise les régions à majorer la taxe intérieure de consommation applicable aux carburants. Les recettes qui résultent de cette majoration devront être exclusivement affectées au financement d'une infrastructure de transport durable, ferroviaire ou fluvial, prévue dans le cadre du « Grenelle de l'environnement ». La TIC (la TIPP) est un impôt d'Etat qui est réparti entre les régions qui elles-mêmes ont un pouvoir de modulation des taux. La loi de finances créé ainsi indirectement une affectation particulière à une fraction d'impôt devenu ressource propre d'une collectivité territoriale pour un objet figurant dans une catégorie définie par l'Etat, voire dans quelques cas pour un projet défini par l'Etat lui- même.

Selon les requérants, ces dispositions méconnaissaient notamment le principe de l'universalité budgétaire et, en particulier, la règle de non-affectation des recettes aux dépenses. Le Conseil a rejeté ce dernier moyen puisque le périmètre dans lequel s'apprécie l'affectation est, dans ce cas, celui de la collectivité autonome, à l'intérieur de laquelle ne joue pas, en plus, le principe d'universalité.

III. Le Conseil s'avère, au travers de toutes ses décisions le gardien de la répartition et du bon usage des pouvoirs budgétaires

  1. Née de la méfiance de l'exécutif à l'égard d'un Parlement suspect de dépenser trop facilement l'argent des contribuables, l'article 40 de la Constitution de 1958 a limité de manière stricte les pouvoirs d'amendement du Parlement en matière budgétaire : les amendements ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l'aggravation d'une charge publique. En ce qui concerne les ressources, le Conseil constitutionnel a admis la possibilité de diminuer une recette à condition de la gager, autrement dit de la compenser par une recette d'un montant équivalent. Le Conseil constitutionnel rappelle cependant dès 1976 la nécessité que « la ressources destinée à compenser la diminution d'une ressource publique soit réelle, qu'elle bénéficie aux mêmes collectivités ou organismes que ceux au profit desquels est perçue la ressource qui fait l'objet d'une diminution et que la compensation soit immédiate » (décision n° 76-64 DC du 2 juin 1976).

En revanche, en ce qui concerne la charge publique, aucune compensation n'a longtemps été possible. Cependant, la LOLF a permis aux parlementaires de retrouver un peu de leur pouvoir d'initiative en matière financière en leur permettant désormais de faire des compensations entre programmes d'une même mission dans le cadre des lois de finances.

Il revient au Gouvernement mais aussi aux Assemblées elles-mêmes de se constituer en gardien de cette règle. Le Conseil a été, encore ces dernières années, très vigilant sur ce point et il est intervenu à plusieurs reprises pour vérifier qu'avait été mis en œuvre un contrôle de recevabilité effectif et systématique. Il a récemment, en 2009, émis une réserve d'interprétation sur les règlements du Sénat et de l'Assemblée nationale en jugeant que l'irrecevabilité financière peut être soulevée à tout moment non seulement à l'encontre des amendements déposés, mais également à l'encontre des modifications apportées sur le texte déposé ou transmis. Au moment où le Parlement a acquis le droit de discuter non pas du projet du Gouvernement, mais du projet arrêté par la commission compétente, le rappel est évidemment significatif.

  1. La situation économique conduit parfois le Gouvernement à prendre des mesures d'adaptation. Il s'agit là de son pouvoir propre en matière budgétaire. Des solutions existent, aujourd'hui redéfinies précisément dans la LOLF : virements, transferts, décrets d'avance etc. qui permettent de tirer les conséquences des besoins apparus en cours d'exercice.

Mais il est parfois nécessaire de remettre en cause a priori les grandes masses et l'équilibre défini au départ. Très tôt, dès 1991 et périodiquement depuis, le Conseil a exigé qu'en ce cas intervienne une loi de finances rectificative.

Ce fut le cas en 2009, lorsque le Gouvernement a annoncé le recours à l'emprunt pour financer une masse considérable de nouvelles dépenses. Le Conseil a admis que ces annonces ne trouvent pas de traduction immédiate dans le projet de loi de finances en cours d'examen.

Mais la décision est assortie d'un rappel à l'ordre du Gouvernement sur la nécessité de procéder le plus rapidement possible à une loi de finances rectificative qui seule emportera autorisation de mise en œuvre des mesures correspondantes. Ce fut fait un mois plus tard.

Pour la loi de financement qui ne connaît que de masses évaluatives, il a, dans le même esprit, effectué en 2004 un contrôle sur le niveau de mise en cause de l'équilibre rendant nécessaire une loi de financement rectificative.

  1. Ce type de solution pragmatique n'a pas suscité de remous, dans la mesure où, parallèlement, le Conseil s'est fait le défenseur du contrôle parlementaire et des moyens de son efficacité.

Presque toutes les décisions citées ci-dessus marquent ce souci du Conseil de préserver les pouvoirs du Parlement.

Ce contrôle ne se limite pas à un contrôle procédural. Celui-ci existe bien sûr : on peut ranger dans cette catégorie le rejet des « cavaliers » sociaux comme budgétaires ou le contrôle du respect des délais.

Mais au-delà, ceci l'a conduit à privilégier la lisibilité des documents budgétaires, devenus de plus en plus complexes, d'insister sur l'information donnée au Parlement dans les projets de lois eux-mêmes. Déjà, à propos des prélèvements sur recettes, le Conseil vérifiait « que sont satisfaits les objectifs de clarté des comptes et d'efficacité du contrôle parlementaire ».

La LOLF, puis la LOLFSS ayant eu, parmi leurs objectifs, celui d'accroître les pouvoirs du Parlement en privilégiant en particulier l'information, le Conseil a vu ses orientations largement reprises et mises en forme.

Ainsi, le Conseil cherche non pas à privilégier telle ou telle politique budgétaire, mais, au travers de la règle de droit, à préserver la signification des lois de finances sous toutes leurs formes ainsi que les pouvoirs des uns et des autres et, en même temps, à les accompagner dans les évolutions de la gestion publique qu'ils préconisent.

  1. La capacité d'adaptation dont fait preuve le Conseil constitutionnel est essentielle.

Elle lui permet aujourd'hui de conduire et d'affronter sereinement la réforme introduisant la question prioritaire de constitutionnalité.

Il ne fait pas de doute, et nous en avons chaque jour la preuve depuis six mois, que les contribuables useront de ce moyen pour contester les dispositions fiscales au nom du principe d'égalité devant les charges publiques. Mais il est probable que d'autres dispositions issues des lois de finances, notamment celles mettant en cause des dépenses, feront l'objet de questions prioritaires.

Ainsi, la première décision rendue par le Conseil constitutionnel le 28 mai 2010 qui concernait la cristallisation des pensions des anciens combattants concernait une disposition prévue dans une loi de finances.

Cette évolution et le rôle majeur que jouent les finances publiques dans la vie de notre pays incitent à penser que la jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière budgétaire et financière sera appelée à se développer encore davantage dans les années à venir, non seulement dans le cadre du contrôle de constitutionnalité a priori mais également a posteriori par le bais de la question prioritaire de constitutionnalité.