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L’importance du serment, de sa solennité et l’importance de l’éthique dans le droit

Intervention de Jean-Louis DEBRÉ - Séance de serment des experts-comptables, Lyon, 22 septembre 2009


Monsieur le Président du Conseil supérieur,

Monsieur le Président du Conseil régional,

Mesdames et Messieurs, chers amis,

À l'heure où le Conseil constitutionnel vit une réforme d'ampleur, je souhaite dire que cette maison est ouverte et annoncer qu'elle le sera de plus en plus. Elle répondra ainsi à sa nouvelle mission constitutionnelle de traitement des questions de constitutionnalité susceptibles d'être posées par tout justiciable. Et puisque que cette maison est ouverte, je saisis l'occasion pour en sortir de temps en temps – attention, je n'ai pas dit m'échapper...

Venir m'exprimer devant vous constitue ainsi, j'en fais le serment···, un réel plaisir. Et que cette réunion se déroule à Lyon ne peut que renforcer ce plaisir. C'est pourquoi je ne peux que vous remercier très sincèrement de votre invitation.

Ce beau mot de « serment » sur lequel vous m'avez demandé d'intervenir et qui justifie notre présence à tous ici aujourd'hui résonne en moi de manière bien particulière. En tant qu'ancien président de l'Assemblée nationale, je ne peux manquer d'évoquer le Serment du Jeu de Paume du 20 juin 1789 qui a définitivement scellé la Nation et la Constitution. Comme ancien magistrat, je ne saurai oublier ce moment où, à l'aube de ma carrière, j'ai prêté un serment dont la solennité engage et oblige pour la vie. Juge constitutionnel, j'ai prêté de nouveau prêté serment. Je me suis ainsi engagé, devant le Président de la République, je cite, « de bien et fidèlement remplir mes fonctions, de les exercer en toute impartialité dans le respect de la Constitution et de garder le secret des délibérations et des votes et de ne prendre aucune position publique, de ne donner aucune consultation sur les questions relevant de la compétence du Conseil ».

Au-delà de ces considérations d'ordre personnel mais qui disent combien un serment, je le répète pour l'avoir expérimenté et le vivre encore, engage et oblige, je souhaiterais vous faire partager l'idée suivante : la règle de droit, sans la vertu des femmes et des hommes qui l'appliquent, n'est rien ; cela aussi j'ai pu l'expérimenter ; et c'est précisément cette vertu que le serment vient matérialiser chez les professionnels du droit, c'est-à-dire chez ceux qui sont plus spécialement chargés de faire respecter les règles communes.

Vous le savez, le respect du serment constituait déjà l'une des quatre obligations du droit des gens qui formaient ce que Thucydide appelait la « loi commune des Grecs »[1] et c'est sans doute celle qui a traversé les siècles avec le plus de force. L'autre obligation que constitue le respect des hôtes a bien sûr encore sa place – je le mesure aujourd'hui –, mais n'appartient plus vraiment à la sphère du droit. Quant à ensevelir les morts et épargner les suppliants, qui constituent les deux dernières obligations de la « loi commune des Grecs », je vous épargnerai tout propos sur ce sujet même si vous ne me suppliez pas.

Pour revenir à notre sujet et sans prolonger mon propos sur l'histoire très longue du serment, je ne mentionnerai, au passage, qu'un point : ce sont par des serments solennels que les Athéniens s'engagèrent à ne pas modifier pendant dix ans – cela fait rêver aujourd'hui – les lois que Solon, parti en voyage, leur avait laissées[2].

En vous engageant aujourd'hui à « exercer votre profession avec conscience et probité, à respecter et faire respecter les lois dans vos travaux », vous ne vous engagez pas à la légère. Il ne s'agit pas, à l'instar du Malade imaginaire qui prête serment pour être reçu docteur, de crier « je le jure » à chaque promesse saugrenue que lui demande de tenir le président – je vous mets d'ailleurs amicalement en garde en rappelant que c'est en prononçant sur scène ce fameux « juro » que Molière fut pris des convulsions qui le conduiront à sa mort, mais ce n'est sans doute que le fait du hasard, quoique...

Un serment qui ne doit pas se faire à la légère disais-je. Chaque individu est le gardien de ses propres valeurs. Chaque professionnel est le gardien des valeurs de sa profession. Par le serment, il proclame solennellement son adhésion à ces valeurs et s'engage à les protéger. Il s'engage à l'égard de ses pairs bien sûr. Mais il s'engage également à l'égard de la société tout entière.

Le serment que vous prononcez aujourd'hui revêt, il me semble, une double importance.

De manière spécifique, je relèverai d'abord que les professions du chiffre sont au cœur de notre système de régulation économique. Violer votre serment a un coût bien au-delà de votre profession. Jeter un voile pudique sur des pratiques que la loi réprouve, détourner les yeux de violations de la règle, voire, pour les « brebis galeuses », encourager ces violations, conduit inévitablement à vider la norme juridique de sa substance et, pour être pragmatique, de son utilité. Mais cela conduit également à perturber fortement notre système économique et, au-delà, notre système social. Les scandales qui ont émaillé ces derniers temps la chronique de la vie économique, en particulier outre-Atlantique, me dispensent de développer des exemples et vous êtes d'ailleurs mieux placés que moi pour éprouver l'acuité de ces problèmes.

De manière plus générale, je relèverai ensuite l'importance et la complexité du lien entre droit et déontologie.

Pour simplifier, le droit s'impose à tous, l'État a le monopole de sa production ; la déontologie s'impose soit à un groupe de professionnels, soit à une activité spécifique, et la production de règles déontologiques est, pour reprendre un mot à la mode, polycentrique.

Les progrès de la déontologie viennent en soutien de celle-ci. Chacun peut convenir aisément que la question des rapports entre droit et déontologie n'a guère quitté la scène juridique ces dernières années. La chronique des professions qui se sont dotées de codes d'éthique, de règles de bonne conduite, s'est enrichie au fil des années. La déontologie ne vient plus seulement préciser les obligations qui s'imposent au professionnel. Elle facilite désormais également la régulation des activités économiques.

Les liens entre ordre juridique et ordre déontologique sont évidents. D'une part, le plus souvent, le second s'inscrit dans le cadre du premier. D'autre part, quelle serait la valeur d'un ordre juridique qui ne respecterait pas les principes éthiques déclinés, dans une profession ou un secteur, par les règles déontologiques ?

Toutefois, les risques de friction, voire de contradiction, entre les deux ordres, celui de la loi et celui de la déontologie, ne sont pas nuls. D'une part, le pluralisme juridique court le risque de la fragmentation : à chacun sa loi, à chacun ses règles. Fragmenté, le droit devient, selon la belle expression de Mireille Delmas-Marty, un « droit flou ». D'autre part, l'on sait tous ici que l'autorégulation, incarné par l'établissement de règles déontologiques, doit se garder de deux écueils : le corporatisme étroit et l'absence de régulation··· soit deux écueils en opposition avec les principes d'un ordre juridique unifié.

C'est précisément l'objet du serment que de réconcilier les deux sphères, juridique et éthique. En prêtant ce serment, vous adhérez à un système éthique. Et lorsque ce système éthique fait, au-delà des termes mêmes de ce serment, de loyauté, de diligence, de neutralité, d'impartialité, d'intégrité et de conscience est fondé sur la nécessité de « respecter et faire respecter les lois », le lien entre éthique et droit est, par votre comportement, établi et même, par le respect de votre serment, garanti. Il n'y a pas de régulation sans loi et il n'y a pas de régulation sans déontologie, c'est-à-dire sans éthique.

Il faut reconnaître que la loi, devenue si prolixe, si compliquée, si changeante, a besoin de serviteurs loyaux, à l'éthique irréprochable et··· particulièrement aguerris. L'obligation selon laquelle « nul n'est censé ignorer la loi » s'avère, pour chacun, de plus en plus difficile à satisfaire. L'entrepreneur, le professionnel, le citoyen a pourtant besoin de garanties pour agir. Sans confiance dans votre profession, pas d'initiative. Sans confiance dans votre profession, pas de confiance dans la loi.

Cette mission d'intermédiaire est exigeante.

Mais j'insiste, la règle déontologique doit venir en soutien de la règle juridique, comme un mode d'emploi. Mais elle ne doit pas s'y substituer sous peine de fragmenter le champ de la règle. Force doit rester à la loi.

Je rappelais en préambule l'antique conception du serment. En prêtant serment aujourd'hui, vous vous inscrivez, de manière solennelle, dans la longue lignée des femmes et des hommes qui respectent la parole donnée, qui donnent sens à la règle de droit, qui rendent possible la vie en commun.

Pour conclure et résumer ainsi la portée du serment solennel que vous vous apprêtez à prononcer, je ne résisterai pas au plaisir de citer Michel de l'Hospital, dans sa harangue au Parlement de Rouen, le 17 août 1563 : « Si vous ne vous sentez assez forts pour commander vos passions et aimer vos ennemis... abstenez-vous. »


[1] Jacqueline de Romilly, La loi dans la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 2002 (1ère édition en 1971).

[2] Hérodote, L'enquête, I, 29.