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Contrôle de conventionnalité et contrôle de constitutionnalité en France

Olivier DUTHEILLET DE LAMOTHE - Visite au Tribunal Constitutionnel espagnol Madrid, 2-4 avril 2009


Aux termes de l'article 55 de la Constitution du 4 octobre 1958 : « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie. ». Contrairement à la Constitution espagnole, la Constitution française prévoit donc expressément une primauté du droit international sur le droit interne.

La question s'est dès lors très vite posée de savoir qui exerce ce contrôle de la conformité des lois par rapport aux traités, qu'on peut qualifier de contrôle de conventionnalité, par opposition au contrôle de la conformité des lois à la Constitution, qu'on peut qualifier de contrôle de constitutionnalité.

Première partie

En refusant d'exercer lui-même ce contrôle, le Conseil constitutionnel a conduit l'ensemble des juridictions françaises, tant judiciaires qu'administratives, à développer un contrôle de conventionnalité qui s'apparente, en fait, à une autre forme de contrôle de constitutionnalité.

A

Dans sa décision du 15 janvier 1975 sur la loi relative à l'interruption volontaire de grossesse, le Conseil constitutionnel a jugé que, malgré le principe de la primauté des traités sur les lois posé par l'article 55 de la Constitution, il n'était pas compétent pour examiner la conformité des lois avec les engagements internationaux de la France et notamment la Convention européenne des droits de l'homme. « Il n'appartient pas au Conseil constitutionnel, lorsqu'il est saisi en application de l'article 61 de la Constitution, d'examiner la conformité d'une loi aux stipulations d'un traité ou d'un accord international » (Décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975, recueil p. 19).

Cette décision est fondée sur deux arguments essentiels :

- Un argument de droit, tiré d'une interprétation stricte de l'article 61 de la Constitution : « L'article 61 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement, mais lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à son examen ». Si les dispositions de l'article 55 de la Constitution confèrent aux traités une autorité supérieure à celle des lois, « elles ne prescrivent ni n'impliquent que le respect de ce principe doive être assuré dans le cadre du contrôle de la conformité des lois à la Constitution prévu par l'article 61 de celle-ci ».

- Un argument pratique : selon la Constitution, le Conseil constitutionnel dispose d'un délai d'un mois pour rendre ses décisions. Il serait très difficile d'examiner dans un délai aussi bref la conformité des lois avec les très nombreux engagements internationaux souscrits par la France.

B

Dans des décisions ultérieures, le Conseil constitutionnel a explicité ce qui n'était qu'implicite dans la décision de 1975 : si le contrôle de la supériorité des traités par rapport aux lois ne peut être effectué dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois, il doit être effectué par les juridictions ordinaires sous le contrôle de la Cour de Cassation et du Conseil d'Etat (Décision n° 86-216 DC du 3 septembre 1986, recueil p. 135 ; n° 89-268 DC du 29 décembre 1989, recueil p. 110).

La Cour de Cassation a répondu très vite à cette invitation dans une décision du 24 mai 1975, c'est-à-dire quelques mois seulement après la décision du Conseil constitutionnel du 15 janvier (Chambre mixte, 24 mai 1975, Société des Cafés Jacques Vabre, Dalloz 1975 p. 497, conclusions Touffait).

Le Conseil d'Etat a pris beaucoup plus de temps, pratiquement 15 années, pour reconnaître la suprématie d'un traité sur une loi postérieure. (Assemblée plénière, 20 octobre 1989, Nicolo, recueil p. 190, conclusions Frydman).

Contrôler la conformité des lois à la Convention européenne des droits de l'homme est donc désormais une tâche quotidienne des juridictions judiciaires et administratives. Celles-ci n'hésitent plus à écarter la loi ou le règlement qu'elles estiment contraire à la convention. Le Conseil d'Etat le fait par exemple dans 20 % des affaires.

C

Or ce contrôle de conventionnalité a, en pratique, la même portée et les mêmes effets qu'un contrôle de constitutionnalité par voie d'exception.

Sur le plan juridique, le contrôle de conventionnalité est exactement de même nature qu'un contrôle de constitutionnalité par voie d'exception. Le raisonnement tenu par un juge français pour écarter l'application d'une loi contraire aux stipulations d'un traité, même antérieur, est exactement le même que le raisonnement tenu par le Chief Justice Marshall en 1803 dans l'arrêt Marbury contre Madison.

Sur le plan pratique, les deux types de contrôle ont une portée identique. En effet, sauf peut-être en matière sociale, la Convention européenne des droits de l'homme englobe et même dépasse le catalogue des droits fondamentaux tel qu'il résulte, en France, de la Constitution de 1958 et de son Préambule, de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, du Préambule de la Constitution de 1946 et des principes fondamentaux reconnus par les lois de la république auxquels il renvoie.

Les deux types de contrôle ont, enfin, les mêmes effets pratiques. Même si les décisions rendues en matière de conventionnalité n'ont que l'autorité relative de la chose jugée, elles font jurisprudence et aboutissent, en pratique, à une paralysie des lois jugées contraires à la Convention européenne des droits de l'homme. L'expérience des pays qui, comme les États-Unis, connaissent un contrôle de constitutionnalité par voie d'exception est là pour confirmer les effets puissants d'un tel contrôle.

C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la Cour constitutionnelle italienne a jugé en 2007, par deux arrêts de principe, que le contrôle de la conformité des lois aux traités internationaux et notamment à la Convention européenne des droits de l'homme, dont la primauté est désormais expressément prévue par la révision constitutionnelle de 2001, relevait de sa compétence exclusive.

Deuxième partie

La révision constitutionnelle de 2008 tente de redonner une certaine priorité au contrôle de constitutionnalité par rapport au contrôle de conventionnalité.

A

La révision constitutionnelle de 2008 a été préparée par un Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Vème République, présidé par M. Balladur. Dans son rapport, ce Comité écrit :

« L'extension du contrôle de conformité de la loi aux conventions internationales en vigueur et qui, aux termes de l'article 55 de la Constitution, « ont une autorité supérieure à celle des lois », met en lumière la disparité des contrôles dont une même loi peut faire l'objet. Ainsi tout juge de l'ordre judiciaire ou administratif peut, à l'occasion du litige dont il est saisi, écarter l'application d'une disposition législative au motif qu'il l'estime contraire à une convention internationale mais il ne lui appartient pas d'apprécier si la même disposition est contraire à un principe de valeur constitutionnelle. Or, les principes dont il fait application dans le premier cas seront, en pratique, souvent voisins de ceux qu'il aurait à retenir si lui- même ou le Conseil constitutionnel était habilité à statuer sur la conformité à la Constitution de la loi promulguée. Il s'ensuit que les justiciables sont portés à attacher plus de prix à la norme de droit international qu'à la Constitution elle- même.

Le Comité n'a donc guère éprouvé d'hésitation à recommander aux pouvoirs publics de s'engager dans la voie d'une réforme qui aurait pour objet de permettre à tout justiciable d'invoquer, par la voie dite de l'exception, devant le juge qu'il a saisi, la non-conformité à la Constitution de la disposition législative qui lui est appliquée, à charge pour ce juge d'en saisir le Conseil constitutionnel dans des conditions à définir. » (Rapport du comité page 88).

Il résulte des travaux préparatoires de la révision constitutionnelle de 2008 qu'en adoptant la question préjudicielle de constitutionnalité, le constituant a entendu rétablir une certaine priorité du contrôle de constitutionnalité sur le contrôle de conventionnalité. Il a en effet estimé qu'il n'est pas sain que le contrôle de conventionnalité, et donc les traités, prenne dans l'ordre interne plus de place que le contrôle de constitutionnalité et donc que notre Constitution.

B

La loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 crée donc la question préjudicielle de constitutionnalité que vous a présentée Guy Canivet. Pour que cette question préjudicielle permette un réel rééquilibrage du contrôle de constitutionnalité par rapport au contrôle de conventionnalité, deux conditions doivent être réunies :

-- la loi organique nécessaire à l'entrée en vigueur du nouvel article 61-1 de la Constitution devra prévoir, sous une forme ou sous une autre, une priorité de la question préjudicielle de constitutionnalité par rapport à l'examen d'un moyen tiré de l'incompatibilité de la loi en cause avec un traité international. Il est intéressant de constater qu'une proposition de loi prévoyant la priorité de l'examen des moyens de constitutionnalité sur les moyens de conventionnalité a été adoptée par le Sénat belge le 26 juin 2008, le problème de l'articulation des deux contrôles se posant en Belgique dans les mêmes conditions qu'en France ;

-- les avocats devront, dans leur stratégie, donner une certaine priorité aux griefs d'inconstitutionnalité par rapport à ceux d' inconventionnalité. De ce point de vue, la question préjudicielle de constitutionnalité offre un avantage réel puisqu'elle débouche, en cas de réponse positive, sur l'abrogation pour l'avenir de la loi en cause. Je pense donc, pour ma part, que la nouvelle procédure sera utilisée principalement par la société civile dans des cas certes individuels mais qui dissimuleront des actions collectives. Il y a dans la législation française des lois anciennes qui peuvent être inconstitutionnelles. Il y a des lois votées depuis 1971 qui n'ont pas été déférés au Conseil constitutionnel pour des raisons politiques, par exemple en matière de terrorisme. Je pense que la société civile -les syndicats, les professions, les associations de défense, les O.N.G.- se serviront de la nouvelle procédure pour obtenir l'abrogation de lois qu'ils estiment inconstitutionnelles et dont ils souhaitent la disparition.

Si ces conditions sont réunies, on peut espérer -et les contacts que nous avons eus avec la Cour européenne des droits de l'homme n'ont pas fermé cette porte- que l'instauration de la question préjudicielle de constitutionnalité soit jugée par la Cour européenne comme une voie de droit interne dont l'épuisement préalable conditionne sa saisine au sens de l'article 35 de la Convention européenne, comme c'est, semble-t-il, le cas en Espagne.