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Décision n° 97-393 DC du 18 décembre 1997 - Saisine par 60 sénateurs

Loi de financement de la sécurité sociale pour 1998
Conformité

Les sénateurs soussignés ont l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi de financement de la sécurité sociale pour 1998 et, notamment, son article 23 relatif au placement des allocations familiales sous conditions de ressources, afin qu'il plaise au Conseil de déclarer cet article contraire aux règles et aux principes de valeur constitutionnelle tels qu'ils résultent de la Constitution, du Préambule de la Constitution de 1946 et des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.
Monsieur le président, Madame, Messieurs,
L'article 23 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 1998, adoptée définitivement par l'Assemblée nationale le 2 décembre 1997, a pour effet de supprimer le droit aux allocations familiales pour les enfants des familles dont les ressources dépassent un certain plafond déterminé par la voie réglementaire.
En effet, aux termes du paragraphe I de cet article, l'article L 521-1 du code de la sécurité sociale, se trouve ainsi rédigé :
« Les allocations familiales sont attribuées à partir du deuxième enfant à charge.
 » Ces allocations, ainsi que les majorations pour âge mentionnées à l'article L 521-3, sont attribuées au ménage ou à la personne dont les ressources n'excèdent pas un plafond qui varie en fonction du nombre des enfants à charge.
« Ce plafond est majoré lorsque chaque membre du couple dispose d'un revenu professionnel ou lorsque la charge des enfants est assumée par une seule personne.
 » Les événements susceptibles de modifier le revenu professionnel, tels que divorce, décès ou chômage sont, dans les meilleurs délais, pris en compte pour l'attribution de ces allocations.
« Le niveau du plafond de ressources varie conformément à l'évolution des prix à la consommation hors tabac, dans des conditions prévues par voie réglementaire.
 » Des allocations familiales différentielles sont dues lorsque les ressources excèdent le plafond d'un montant inférieur à une somme déterminée. "
Cette mesure toucherait environ 350 000 familles et 1 million d'enfants.
Pour les motifs développés ci-après, les sénateurs signataires de la présente saisine considèrent que l'article 23 précité est contraire aux règles et aux principes de valeur constitutionnelle tels qu'ils résultent de la Constitution, du Préambule de la Constitution de 1946 et des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.
1. Supprimer à certaines familles tout droit aux allocations familiales romprait avec un principe fondamental reconnu par les lois de la République :
Institué sous la IIIe République, le droit aux allocations familiales est enraciné dans notre tradition juridique et constitue un principe fondamental reconnu par les lois de la République.
Ces principes fondamentaux visés par le premier alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 expriment des droits reconnus par une pratique ancienne et durable et qui ont été consacrés par des textes successifs les ayant enracinés dans la tradition juridique de la République. Ces droits, solennellement réaffirmés par le peuple français, s'agrègent pleinement aux normes constitutionnelles qu'il appartient au législateur de respecter et de garantir à tous.
Ainsi en est-il, par exemple, de la liberté d'association ou de la liberté d'enseignement auxquelles votre Conseil a reconnu une valeur constitutionnelle du fait qu'elles ont été inscrites dans les lois républicaines anciennes et n'ont jamais été remises en cause.
Le droit aux allocations familiales relève bien de la même catégorie.
Les allocations familiales ne sont pas une « invention » de la IVe République : elles s'inscrivent dans le prolongement direct de plusieurs allocations ou indemnités à caractère familial créées à partir de 1860 et progressivement généralisées durant la première partie du xxe siècle.
Le droit aux allocations familiales a été étendu à tous les salariés par la loi du 11 mars 1932, leur régime de versement ayant été unifié par un décret du 12 novembre 1938 puis par un important décret du 29 juillet 1939 « relatif à la famille et à la natalité française », souvent présenté comme la charte des prestations familiales.
Il s'agit d'un droit subjectif attaché à la personne de l'enfant, qui lui confère une véritable créance sur la collectivité : pour reprendre la terminologie des documents de présentation du Plan intérimaire 1982-1983 : « l'enfant est porteur d'une créance, d'un droit sur la collectivité du seul fait de son existence. Ce droit est identique pour tous les enfants, quels que soient leur rang dans la famille, les revenus ou l'état matrimonail de leurs parents »
A l'origine, les allocations familiales étaient d'ailleurs versées dès le premier enfant. Il est vrai qu'elles ont été ultérieurement réservées à partir du deuxième enfant, mais cette mesure, d'une portée strictement limitée, n'a pas remis en cause les principes posés par les textes fondateurs. Dans le droit fil de ces principes, on pourrait concevoir de reconnaître à nouveau le droit aux allocations familiales dès le premier enfant, mais évidemment pas de le supprimer à des enfants à qui il est actuellement reconnu.
L'ancienneté du droit aux allocations familiales et son maintien à travers toutes les réformes successives traduisent bien un « principe fondamental reconnu par les lois de la République » au sens du premier alinéa du Préambule de 1946.
Ce principe fondamental, en raison même de sa valeur constitutionnelle, bénéficie à tous, indépendamment des revenus de chacun et quelle que soit la part, importante ou modeste, que les allocations familiales peuvent représenter dans l'ensemble des ressources des familles bénéficiaires.
Le barème des allocations familiales ne varie d'ailleurs pas en fonction des revenus de la famille, mais uniquement en fonction du rang des enfants du chef desquels elles sont versées.
Une phrase extraite du rapport au Président de la République introduisant le décret du 29 juillet 1939 résume parfaitement cette philosophie : « L'aide à la famille est égale pour tous les Français, à quelque classe qu'ils appartiennent ; elle est due, en contrepartie, à la contribution solidaire de tous les Français, quelle que soit leur profession »
Les auteurs de la présente saisine considèrent donc que la suppression du droit aux allocations familiales pour les enfants de certaines familles méconnaîtrait ces principes et, comme telle, serait contraire à la Constitution.
2. Supprimer le droit aux allocations familiales à certaines familles méconnaîtrait le texte même du Préambule de la Constitution de 1946.
Le principe fondamental du droit aux allocations familiales, tel que reconnu par les lois de la République, s'ancre depuis 1946 dans la Constitution elle-même et, plus précisément :
: dans le dixième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, selon lequel la nation « assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » ;
: dans le onzième alinéa de ce Préambule, aux termes duquel la nation « garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs ».
De cette sorte, les allocations familiales sont non seulement un droit subjectif, c'est-à-dire attaché à la personne de l'enfant, mais aussi un droit objectif que les familles et les enfants tiennent de la Constitution elle-même.
La reconnaissance et le respect de ce droit permettent à la nation de compenser pour toutes les familles une partie des charges qu'impliquent un enfant supplémentaire.
Dans cette optique, les allocations familiales constituent à la fois un des instruments par lesquels la nation assure à toutes les familles : et pas seulement à certaines d'entre elles : les conditions nécessaires à leur développement, ainsi qu'un des moyens de la sécurité matérielle garantie à tous les enfants, et pas seulement à certains d'entre eux.
Mutatis mutandis, le droit aux allocations familiales est comparable au droit à la protection de la santé, également garanti par le onzière alinéa du Préambule de la Constitution de 1946. Priver de ce droit certaines familles serait de même nature que dénier à certaines personnes tout droit à la protection de leur santé.
Les signataires de la présente saisine n'ignorent pas que le législateur est pleinement fondé à organiser la mise en oeuvre des droits reconnus par le Préambule de la Constitution de 1946, mais s'il peut ainsi moduler ces droits en fonction des ressources des intéressés, il ne doit pas les supprimer purement et simplement au-delà d'un certain revenu, car quelles qu'en soient les modalités d'organisation, nul ne peut être privé totalement d'un droit reconnu à tous par la Constitution.
Dans cette optique, votre Conseil a toujours veillé à ce que les mesures législatives intéressant les différents domaines de la protection sociale « n'aboutissent pas à mettre en cause les dispositions du Préambule de la Constitution de 1946 » (pour n'en citer que quelques-unes, tel a été le sens de vos décisions n° 97-388 DC du 20 mars 1997 relative à l'épargne retraite, n° 93-330 DC du 29 décembre 1993 sur la loi de finances pour 1994 et n° 86-225 DC du 23 janvier 1987 sur la loi portant diverses mesures d'ordre social).
3. La suppression pour certaines familles du droit aux allocations familiales porterait atteinte à un des piliers de la sécurité sociale et ouvrirait la voie à la suppression d'autres prestations sociales.
Les prestations familiales forment une des branches de la sécurité sociale, c'est-à-dire un des piliers de la protection sociale telle qu'elle est conçue en France depuis plus de cinquante ans.
Les allocations familiales constituent la plus ancienne des différentes prestations versées au titre de la branche « famille ».
Contrairement à beaucoup d'autres, de création plus récente, leur régime d'attribution n'a jamais substantiellement varié depuis plus d'un demi-siècle.
Priver des allocations familiales un nombre considérable de familles et d'enfants saperait ainsi un des piliers de la branche « famille », partie intégrante de la protection sociale en France.
Cette brèche dans la protection sociale ouvrirait la voie à la suppression du droit à d'autres prestations sociales. La même logique pourrait aussi conduire à supprimer le droit à l'assurance maladie ou à l'assurance vieillesse au-delà d'un certain revenu.
Remettre en cause le droit de chacun aux allocations familiales, c'est donc aussi porter atteinte aux principes de base de la protection sociale dans son ensemble.
4. Le renvoi au pouvoir réglementaire pour fixer plusieurs éléments fondamentaux du nouveau régime déposséderait le législateur de sa compétence exclusive pour déterminer les garanties attachées à un droit tiré de la Constitution.
L'article 34 de la Constitution prévoit que la loi détermine les principes fondamentaux de la sécurité sociale. Le pouvoir réglementaire n'est donc fondé qu'à en préciser les modalités d'application.
Or, au cas présent, il est prévu que le plafond de revenus au-delà duquel des familles se trouveraient privées du droit aux allocations familiales soit fixé par voie réglementaire.
Que la loi précise les modalités de variation de ce plafond (en fonction de l'évolution des prix à la consommation hors tabac) ne change rien au fait que le plafond lui-même n'est pas fixé par le législateur, alors que c'est bien ce plafond et non ses modalités de revalorisation qui conditionnerait dès le départ la mise en oeuvre de l'ensemble du dispositif.
Or, comme votre Conseil l'a maintes fois considéré, la détermination des catégories de bénéficiaires d'une prestation sociale relève du domaine de la loi au même titre que la création de ladite prestation (concernant les prestations familiales, décision n° 72-74 L du 8 novembre 1972 ; décision n° 70-66 L du 17 décembre 1970 concernant les cotisations au titre des prestations agricoles ; décision n° 65-34 L du 2 juillet 1965 concernant le régime de retraite des marins du commerce, etc).
Il est patent que la fixation d'un niveau de ressources au-delà duquel un grand nombre de familles seraient privées du droit aux allocations familiales n'est pas une simple condition de mise en oeuvre de ce droit mais constitue bien une décision fondamentale quant à la détermination des catégories de bénéficiaires. Il ne s'agit pas de fixer le montant ou les modalités de versement de telle ou telle prestation mais bien de définir un élément essentiel du nouveau régime. Cette compétence ne peut donc revenir qu'au législateur.
Selon sa jurisprudence constante, votre Conseil a toujours refusé que le législateur abandonne les pouvoirs qu'il tient de la Constitution, spécialement lorsqu'il s'agit de préserver un droit qu'elle consacre.
En définitive, les auteurs de la présente saisine demandent au Conseil constitutionnel de déclarer que priver certains enfants du droit aux allocations familiales :
: remettrait en cause un principe fondamental reconnu de longue date par les lois de la République ;
: méconnaîtrait les droits de l'enfant et de la famille, tels qu'ils sont proclamés par le Préambule de la Constitution de 1946 ;
: sur le plan formel, et quelle que puisse être l'appréciation sur le fond, abandonnerait au pouvoir réglementaire la fixation d'éléments fondamentaux qui ne peuvent résulter que d'une loi.
Pour ces motifs, et pour tout autre qu'il plairait à votre Conseil de relever d'office, les auteurs de la présente saisine demandent au Conseil constitutionnel de déclarer contraire à la Constitution l'article 23 du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 1998.