Décision n° 97-391 DC du 7 novembre 1997 - Saisine par 60 députés
LOI PORTANT MESURES URGENTES A CARACTERE FISCAL ET FINANCIER Paris, le 23 octobre 1997. Les députés soussignés défèrent au Conseil constitutionnel l'article 2 de la loi portant mesures urgentes à caractère fiscal et financier, adoptée le 22 octobre 1997 par l'Assemblée nationale. Les députés soussignés demandent au Conseil constitutionnel de décider que l'article précédemment cité de ladite loi n'est pas conforme à la Constitution pour les motifs suivants : Le Conseil constitutionnel a, sur le fondement de la déclaration de 1789, et en particulier sur le fondement du droit à la sûreté, cherché à élargir ce droit en dépassant la seule garantie contre les arrestations ou détentions arbitraires. L'Etat de droit en cette fin de siècle doit aussi être un Etat dans lequel les personnes privées ou morales, qui ont établi des relations dans un contexte juridique particulier, ne doivent pas pouvoir le voir totalement remis en cause, de façon rétroactive, soudaine et sans nécessité impérieuse. Certes, le Conseil constitutionnel a rappelé qu'il était loisible au législateur « de ne pas faire application des prescriptions qu'il avait antérieurement édictées », mais il a pris soin de préciser, « dès lors qu'il ne prive pas des garanties légales des exigences constitutionnelles ». Le principe de sécurité juridique doit aujourd'hui être rangé dans la catégorie des « exigences constitutionnelles ». En principe, l'Etat de droit exigerait une non-rétroactivité absolue des lois, à l'exception des lois d'interprétation envisagées stricto sensu. En l'occurrence, toutefois, une distinction pourrait être établie. En effet, l'article 2 déféré concerne des revenus que l'on peut qualifier de ponctuels par comparaison avec les revenus de caractère ordinaire que sont les salaires ou traitements perçus par une personne physique ou les bénéfices d'exploitation d'une entreprise. Dans le cas des revenus courants, on peut considérer que la rétroactivité qui s'applique chaque année est, certes, préjudiciable dans son principe. Cependant, limitée dans son ampleur et connue des contribuables, ses effets ne sont pas intolérables. S'agissant, en revanche, des revenus ponctuels constitués notamment par les cessions d'un élément de patrimoine privé ou professionnel, ils sont décidés par la personne physique ou morale et réalisés, pour une bonne part, en fonction des paramètres fiscaux en vigueur au jour de leur décision. A l'inverse des opérations courantes, une opération ponctuelle peut, par nature, être différée, voire abandonnée. Ainsi, une entreprise préférera souscrire un emprunt auprès d'une banque plutôt que de vendre son siège social, si le taux d'imposition du produit de la cession est multiplié par deux. C'est bien le cas envisagé par l'article 2 de la loi précitée : le taux est porté de 20,9 à 41,6 %. La nécessité impérieuse d'une rétroactivité aussi brutale n'est pas établie par le législateur qui aurait pu trouver, par d'autres moyens, les recettes qu'il recherchait. L'intérêt financier recherché n'est donc pas dicté par l'intérêt général. En conséquence, l'adoption de cette mesure remet en cause la confiance que peuvent et doivent avoir les contribuables dans les lois de la République. Il apparaît en outre que cette disposition constitue une atteinte disproportionnée au droit de propriété. Le taux est doublé sans que la valeur d'origine des biens ne soit actualisée au regard de l'évolution monétaire. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 24 juillet 1991 (DC 298), a considéré que des dispositions rétroactives ne sauraient avoir pour conséquences, par leurs effets sur le patrimoine des contribuables, de porter atteinte au droit de propriété. L'instauration, en 1965, du taux réduit avait eu pour objectif de n'imposer que la plus-value économique, sans devoir corriger la valeur d'origine. Le passage au taux ordinaire sur une plus-value purement nominale rétroagit en réalité au jour de l'entrée du bien dans le patrimoine de la personne morale. Il paraît bien que la disproportion de la majoration résultant des taux modifiés et les assiettes concernées prive de fondement constitutionnel la rétroactivité conférée au texte en rendant impossible la confiance légitime des contribuables. S'agissant de cette confiance légitime à laquelle les contribuables ont droit, il apparaît que, pour le moins, le Conseil constitutionnel devrait se prononcer sur une interprétation extrêmement stricte de la disposition déférée. Le Conseil constitutionnel assure, en effet, par les réserves qu'il émet, un contrôle, que l'on peut qualifier de préventif, de constitutionnalité de l'interprétation de la loi. En l'occurrence, dans l'hypothèse où le Conseil constitutionnel rejetterait le présent recours, il devrait clairement indiquer que la majoration du taux ne s'appliquera qu'aux opérations réalisées à compter du 1er janvier 1997 et ne s'appliquera pas aux plus-values neutralisées ou en report à la suite de restructuration ou de cession à l'intérieur d'un groupe fiscal. Laisser l'interprétation du texte à la discrétion de l'administration ou des tribunaux risquerait de permettre d'appliquer les nouveaux taux à des opérations réalisées avant 1997 qui auraient été neutralisées ou reportées et qui seraient seulement dénouées à compter du 1er janvier 1997. Au demeurant, le caractère totalement aléatoire de la date d'effet des mesures nouvelles en matière d'imposition des plus-values bat en brèche toute sécurité juridique puisqu'aucun principe ne peut être tiré des précédents en la matière. Alors que la hausse de 15 % à 19 % a porté sur les plus-values réalisées à compter du 20 octobre 1989 (absence de rétroactivité), le taux de 18 % s'est appliqué aux plus-values réalisées au cours des exercices clos à compter du 1er octobre 1991 (rétroactivité partielle). En revanche, la modification la plus récente a comporté une rétroactivité complète puisqu'elle s'est appliquée aux plus-values réalisées au cours d'exercices ouverts à compter du 1er janvier 1994. Le Conseil constitutionnel pourrait préciser, en l'espèce, les contours du principe de sécurité. Enfin, l'article 2 de la loi précitée méconnaît, sans aucune raison d'intérêt général en rapport direct avec l'objet de la loi, le principe constitutionnel d'égalité devant la loi. En effet, la majoration même s'applique indifféremment aux entreprises en fonction de la date d'ouverture de leur exercice. Ainsi, deux opérations réalisées le 1er février 1997 seront imposées pour la société dont l'exercice débute le 1er janvier 1997 au taux de 41,6 % et pour celle dont l'exercice devra débuter le 1er juillet 1996 à 20,9 % et a été clos le 30 juin 1997. Pour ces motifs et d'autres que les soussignés se réservent d'invoquer et de développer, l'article 2 de la loi portant mesures urgentes à caractère fiscal et financier adoptée par l'Assemblée nationale le 22 octobre 1997, doit être déclaré non conforme à la Constitution.