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Décision n° 96-377 DC du 16 juillet 1996 - Saisine par 60 sénateurs

Loi tendant à renforcer la répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de l'autorité publique ou chargées d'une mission de service public et comportant des dispositions relatives à la police judiciaire
Non conformité partielle

SAISINE SENATEURS :
Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers,
Nous avons l'honneur, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de soumettre à votre examen la loi tendant à renforcer la répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de l'autorité publique ou chargées d'une mission de service public et comportant des dispositions relatives à la police judiciaire, telle qu'elle a été définitivement adoptée par le Parlement le 19 juin 1996.
Plusieurs dispositions de ce texte nous paraissent contraires à la Constitution.
Sur l'article 1er :
L'article 421-1 du code pénal prévoit et réprime les actes de terrorisme. Bien qu'établie par une législation relativement récente, les auteurs du projet ont jugé indispensable d'allonger la liste des agissements susceptibles d'être qualifiés d'infractions terroristes.
Toutefois, au nombre de ces agissements figurent désormais ceux définis à l'article 21 de l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 modifiée relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France.
Les débats parlementaires n'ont pas manqué de souligner le malaise que suscite la confusion ainsi opérée entre deux législations portant l'une sur les étrangers et l'autre sur le terrorisme, confusion qui, suggérant un lien de causalité, alimente toutes sortes de suspicions illégitimes.
Cela suffit à faire du texte qui vous est déféré une mauvaise loi, mais chacun sait que la circonstance qu'une loi est mauvaise ne suffit pas à la faire regarder comme inconstitutionnelle. Celle-ci l'est cependant pour des raisons qui tiennent, d'une part, à l'article 21 de l'ordonnance de 1945 lui-même, d'autre part à son insertion dans l'article 421-1 du code pénal.
a) Sur l'article 21 de l'ordonnance de 1945 :
Le texte aujourd'hui applicable n'a plus que de lointains rapports avec la rédaction d'origine. Il résulte au contraire de deux modifications très substantielles et récentes, opérées successivement par l'article 21 de la loi n° 91-1383 du 31 décembre 1991 puis par l'article 1er de la loi n° 94-1136 du 27 décembre 1994.
Aucune de ces deux lois ne vous a été déférée préalablement à sa promulgation, vous interdisant ainsi de vous prononcer sur leur conformité, pourtant douteuse, à la Constitution.
Or il est acquis, depuis votre décision 85-158 DC du 25 janvier 1985, que « la régularité au regard de la Constitution d'une loi déjà promulguée peut être utilement contestée à l'occasion de l'examen des dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine ».
Il ne fait aucune espèce de doute, en l'occurrence, que l'inclusion de l'article 21 de l'ordonnance de 1945 dans la législation contre le terrorisme affecte considérablement son domaine. Où cette disposition n'était jusqu'ici destinée qu'à lutter contre l'aide aux infractions prévues par l'ordonnance, elle pénètre désormais de plain-pied dans l'arsenal répressif appelé à combattre les crimes terroristes. Le domaine de l'article 21 de l'ordonnance de 1945 n'est donc pas affecté simplement. Il l'est spectaculairement.
A ce titre, sa constitutionnalité peut être contestée au moins aussi utilement que celle d'une disposition ancienne qu'une législation nouvelle étendait aux chemins de fer (93-256 DC du 25 juillet 1993).
Au fond, l'article 21 de l'ordonnance méconnaît gravement plusieurs règles et principes de valeur constitutionnelle.
Sur son principe même, la répression générale, absolue et indistincte de toute forme d'aide au séjour d'étrangers en situation irrégulière coupe ces derniers, quelles que soient leur détresse et ses causes, de tout contact humain, de toute main tendue, fût-elle celle d'une association de secours social. Les voilà donc, par l'effet de la loi, retranchés de toute relation humaine, voués à contaminer pénalement quiconque se bornerait à simplement tenter de leur venir en aide et, partant, de faciliter même indirectement leur séjour.
Il ne s'agit nullement là du sombre phantasme agité par des esprits inquiets, mais bien de la réalité déjà attestée tant par des décisions de justice que par des comportements administratifs.
Ainsi, pour se borner à quelques exemples :
: le 8 mars 1995, la cour d'appel de Grenoble a condamné deux ressortissants tunisiens, coupables (!) d'avoir continué à héberger leur frère après expiration du visa de celui-ci ;
: le 8 janvier 1996, le tribunal correctionnel de Saint-Etienne a sanctionné la culpabilité d'un ressortissant algérien pour avoir favorisé l'entrée en France de sa femme, mère de ses trois enfants.
Dans un autre registre, des associations signataires de certificats d'hébergement produits dans le cadre de demandes de régularisation ont fait l'objet soit d'une enquête préliminaire (Gasprom à Nantes), soit de menaces de plainte (Femme de la Terre à Paris).
L'impossibilité dans laquelle les étrangers en situation irrégulière sont ainsi mis de pouvoir nouer le moindre contact, bénéficier du moindre secours, sans que celui qui l'apporterait s'expose à des sanctions graves, est notoirement attentatoire au principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine dont vous n'avez pas manqué de constater la valeur constitutionnelle (94-343/344 DC du 27 juillet 1994).
En second lieu, les termes de l'article 21 de l'ordonnance de 1945 ne satisfont évidemment pas aux exigences constitutionnelles déduites des articles 7 et 8 de la Déclaration de 1789.
S'agissant du coupable, le texte vise « toute personne ».
S'agissant des faits, il vise « toute aide directe et indirecte ».
S'agissant de l'objet, il vise celui d'avoir « facilité ou tenté de faciliter » l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d'un étranger.
Il s'est déjà trouvé des juridictions pour relever à juste titre les malfaçons de l'article incriminé. Ainsi le tribunal de grande instance de Toulouse, dans un jugement en date du 30 octobre 1995 (Dalloz, 1996, p 101), a-t-il souligné que :
« la rédaction de l'article 21 en terme générique visant »toute personne« et toutes actions directes ou indirectes facilitant le séjour irrégulier d'un étranger en France, ne semble pas répondre aux exigences du principe de légalité, aucun des éléments de l'infraction n'étant énoncé avec suffisamment de précision ; la généralité des termes semble viser des comportements aussi divers que le passeur, le trafiquant de main-d' uvre ou le financeur d'un réseau terroriste ; mais pourrait aussi inclure dans une interprétation large l'organisation humanitaire fournissant nourriture et habits à des étrangers clandestins ; l'ecclésiastique exerçant la charité dans les mêmes conditions, le médecin qui soignerait l'étranger en séjour irrégulier sans qu'il y ait urgence » (souligné par nous).
On ne saurait mieux dire.
Or s'il se trouve que, en l'espèce, le juge a choisi, précisément pour des raisons de hiérarchie des normes, d'interpréter le texte imprécis à la lumière des principes constitutionnels et, en l'espèce toujours, a refusé de prononcer une condamnation, on ne saurait s'accommoder d'un texte dont la conformité à la Constitution dépend non de son contenu mais seulement de l'attitude, aléatoire, de la juridiction saisie.
A tous ces titres, l'article 21 modifié de l'ordonnance de 1945 est intrinsèquement inconstitutionnel.
b) Sur l'extension au terrorisme de l'article 21 de l'ordonnance de 1945 :
Il va de soi, tout d'abord, que l'inconstitutionnalité du dispositif, lorsqu'il se trouve dans l'ordonnance de 1945, poursuit ses effets lorsqu'il est inséré dans le code pénal.
Au-delà, conformément à l'article 8 de la Déclaration de 1789, « la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires ». Tel n'est à l'évidence pas le cas de celles encourues dans les cas visés au 4 ° de l'article 421-1 du code pénal.
Il convient en effet d'observer que ceux qui, intentionnellement, apportent une aide au terrorisme peuvent déjà être poursuivis : et, comme on le sait, l'ont effectivement été : aux titres de la complicité ou de l'association de malfaiteurs, s'exposant d'ailleurs dans ce cadre à des peines plus graves que celles applicables au délit prévu et réprimé par le nouveau texte.
De deux choses l'une alors : ou il s'agit, au nom de la défense de l'ordre public, de renforcer les sanctions et il est pour le moins contradictoire d'ouvrir une voie permettant de les alléger, ou, au contraire, ce qui ici est plus conforme à la réalité, il ne s'agit que de créer une incrimination superflue, à des fins exclusivement politiques sur un sujet douloureusement sensible.
Or, par définition, les peines ne sont pas strictement et évidemment nécessaires qui sanctionnent une incrimination elle-même inutile.
S'il se trouvait, par extraordinaire, des agissements pouvant relever du nouveau 4 ° de l'article 421-1 et qui n'auraient pu être poursuivis aux titres ni de la complicité ni de l'association de malfaiteurs, alors ce ne pourrait être que grâce aux coupables facilités qu'offre la rédaction extrêmement large et imprécise de l'article 21 de l'ordonnance de 1945, ce qui ferait resurgir l'atteinte au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines.
Sous quelque angle qu'on l'envisage, donc, la liaison opérée entre l'ordonnance de 1945 et la répression du terrorisme, très choquante en elle-même, viole, selon l'interprétation qu'on en fait, soit l'article 7, soit l'article 8 de la Déclaration de 1789, quand ce n'est les deux simultanément.
Le 3 ° de l'article 1er de la loi qui vous est déférée ne saurait donc en aucun cas échapper à la censure.
Sur l'article 10 :
Modifiant l'article 706-24 du code de procédure pénale, cet article a pour objet de permettre les visites, perquisitions et saisies de nuit.
Vous n'avez pas manqué de souligner que l'inviolabilité du domicile est l'un des aspects de la liberté individuelle (83-164 DC du 29 décembre 1983) et se trouve à ce titre élevée au rang de principe de valeur constitutionnelle.
De ce fait, l'inviolabilité du domicile ne peut connaître de dérogations que celles explicitement prévues par la loi, destinées à assurer le respect d'autres principes de même valeur : en l'occurrence ceux de la nécessaire répression pénale : et bénéficiant toujours des garanties que l'autorité judiciaire doit pouvoir apporter conformément à l'article 66 de la Constitution.
Mais, pour des raisons dont l'histoire a abondamment démontré la légitimité et l'importance, l'inviolabilité du domicile bénéficie d'une protection encore accrue pendant les périodes nocturnes.
De là l'article 59 du code de procédure pénale, qui interdit formellement que visites ou perquisitions puissent se dérouler entre 21 heures et 6 heures.
A ce stade, on se doit déjà de souligner que cette interdiction s'applique lors même que de telles visites ou perquisitions seraient opérées sur la décision et sous le contrôle de l'autorité judiciaire.
Ici, il ne s'agit pas d'apporter des garanties en cas de violation, jugée légitime ou nécessaire, du domicile, mais bien purement et simplement d'en bannir l'hypothèse.
Ce même article 59 plonge ses racines assez profondément dans notre histoire pour présenter tous les caractères d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République, venant renforcer le principe général, constitutionnel également, de l'inviolabilité du domicile.
Certes, il envisage lui-même la possibilité d'exceptions, dès lors qu'elles sont prévues par la loi. Mais celles-ci appellent deux remarques.
En premier lieu, aucune de celles qui existent ou ont existé n'a jamais pu vous être déférée, de sorte qu'on est en droit de douter de leur constitutionnalité et, en conséquence, dans l'impossibilité d'exciper de l'existence de précédents conformes à la Constitution.
En second lieu, l'unique exception actuellement prévue est celle tenant à la flagrance. Elle s'explique et, au moins en large partie, se justifie par sa nature même.
En revanche, la novation tout à fait considérable qu'introduirait le texte déféré est celle consistant, indépendamment des hypothèses de flagrance, à permettre les visites domiciliaires de nuit dans le cadre de l'enquête préliminaire.
Ainsi donc, un des principes les plus essentiels, les plus anciens, les plus constants, qui procède de l'idée même de liberté individuelle et la caractérise, se trouverait atteint en dehors des seuls cas où une urgence impérative peut le justifier.
A cela, les auteurs du texte ont cru pouvoir opposer deux séries de considérations tirées l'une de l'utilité, l'autre des garanties offertes. Elles ne sauraient évidemment convaincre.
a) Sur l'utilité en premier lieu, nul ne la conteste. En toute situation, toute autorité ayant une mission à accomplir se trouve mieux de disposer de larges pouvoirs plutôt que de pouvoirs limités.
Mais cet argument de l'utilité trouve une limite naturelle, heureuse et nécessaire dans le respect des principes de valeur constitutionnelle. Ces derniers ne peuvent jamais s'incliner. Tout au plus faut-il occasionnellement qu'ils s'harmonisent entre eux lorsque l'un, sauf à être lui-même indûment sacrifié, tempère nécessairement le jeu d'un autre avec lequel il est contradictoire.
Encore faut-il alors que cela réponde à une nécessité éprouvée, indiscutable, et non à une simple utilité, voire une commodité. Nul ne conteste que le principe constitutionnel de liberté individuelle doive souffrir les atténuations de toutes sortes qu'imposent les principes, également constitutionnels, de sauvegarde de l'ordre public et de répression des infractions.
Mais tel, à l'évidence, n'est nullement le cas en l'espèce.
Certes, le garde des sceaux n'a pas manqué, dans les débats (Sénat, séance du 1er février 1996, JOS, p 373), d'invoquer un précédent dans lequel le renseignement obtenu dans le cadre d'une enquête préliminaire avait permis, par une visite domiciliaire, d'appréhender des artificiers avant qu'ils n'aient pu transporter l'engin qu'ils venaient de confectionner. Et d'insister sur le fait que, par bonheur, tout cela s'était produit avant vingt et une heures, mais qu'il faut pour l'avenir envisager le cas où cela surviendrait de nuit.
A cela, il est aisé d'objecter, d'une part, que le droit applicable à la flagrance pouvait ne pas laisser la police sans ressources, d'autre part, que rien ne lui interdisait de surveiller les issues de l'immeuble et, soit d'y pénétrer à partir de six heures, soit de se saisir des malfaiteurs s'ils avaient prétendu en sortir durant la nuit. Techniquement, matériellement, même dans une hypothèse de ce type, la visite domiciliaire nocturne n'est en aucun cas le moyen unique : peut-être le plus expédient, mais pas plus efficace que les autres : d'assurer la défense de la sécurité publique. Dès lors, aucune exigence constitutionnelle ne vient ici justifier qu'il puisse être porté atteinte au principe d'interdiction des violations nocturnes de domicile.
Cela étant acquis, il importe de souligner, à l'inverse, que la généralité des termes que la loi prétend donner au code de procédure pénale et au code pénal élargit très considérablement la brèche illégitimement ouverte.
D'une part, l'enquête préliminaire peut s'étendre sur une durée très longue, comme le prouvent un certain nombre de celles en cours, sans qu'existent nécessairement ni l'urgence d'une situation, ni l'imminence d'un danger, et c'est tout au long de cette durée, à laquelle n'est fixée aucune borne a priori, à laquelle ne s'attache aucune caractéristique particulière, que seraient permises ces visites, perquisitions et saisies.
D'autre part, l'allongement de la liste, déjà dense, de l'article 421-1 du code pénal multiplie les hypothèses. Pour s'en tenir à ce seul exemple, par l'effet combiné des articles 1er et 10 de la loi, pourra faire l'objet d'une visite de nuit à son domicile toute personne simplement soupçonnnée de tenter de faciliter indirectement le séjour d'un étranger en situation irrégulière, la preuve du caractère intentionnel de cette infraction ne pouvant être apportée que par la violation du domicile elle-même ou à sa suite.
Plus généralement encore, si l'exemple cité par le garde des sceaux est intéressant, dans les limites qu'on a dites, il serait plus édifiant encore de disposer d'éléments sur les visites domiciliaires infructueuses. Elles font inévitablement partie des aléas du travail de la police. Mais tandis que chaque visite finalement infondée relève, en l'état du droit, des désagréments auxquels quiconque peut être légitimement exposé en contrepartie de la recherche de la sécurité de tous, la même visite opérée de nuit, ou simplement son risque, serait une atteinte intolérable à la liberté individuelle la plus élémentaire.
Si l'argument de l'utilité existe, il est donc radicalement insuffisant pour fonder une telle violation.
b) Conscients de cette faiblesse, les auteurs du projet ont cru y pallier en insistant sur les garanties offertes par la présence et le rôle de l'autorité judiciaire.
De cela on peut volontiers donner acte. Le deuxième alinéa de l'article 706-24 du code de procédure pénale, tel qu'il résulte de la loi déférée, exige des conditions multiples. On ne saurait cependant s'en satisfaire.
Du principe posé par l'article 66 de la Constitution, on ne saurait déduire que la liberté individuelle est respectée à la seule condition que l'autorité judiciaire soit appelée à jouer un rôle précis et déterminant. Les principes de la liberté sont plus exigeants. Ce n'est que dans le droit, très élaboré, de l'Inquisition qu'on pouvait se satisfaire de l'usage de toutes sortes de moyens pourvu seulement qu'un magistrat autorisé y présidât.
La fonction confiée par la Constitution à l'autorité judiciaire est une garantie de la liberté, non une excuse permettant d'y porter atteinte.
Dans ces conditions, de même qu'on ne saurait, par exemple, rétablir la torture sous le prétexte qu'on en confierait le contrôle à un juge, on ne saurait davantage, et toutes proportions naturellement gardées, se résigner à la méconnaissance d'un droit fondamental au seul motif que celle-ci ne pourrait intervenir que par une décision écrite signée d'un magistrat.
Au moins pour avoir autorisé, dans le cadre de l'enquête préliminaire, les visites, perquisitions et saisies de nuit l'article 10 sera immanquablement déclaré non conforme à la Constitution.
Sur l'article 25 :
Cet article ajoute un III à l'article 21 de l'ordonnance de 1945 précité. Il tend à exonérer de poursuites pénales fondées sur le délit prévu et réprimé par cette disposition les ascendant, descendant ou conjoint de l'étranger en situation irrégulière.
Cette immunité familiale ne concerne pas l'ensemble des faits incriminés par l'article 21 de l'ordonnance de 1945, mais seulement ceux relatifs au séjour, à l'exclusion, donc, de l'entrée ou de la circulation.
Le problème, ici, vient du champ abusivement restrictif de cette immunité. Elle est fondée, a-t-il été expliqué dans les débats, sur des considérations humanitaires évidentes. Mais de cette évidence se trouvent exclus les frères et s urs et concubins ou concubines.
Notons, en premier lieu, que l'exclusion des collatéraux serait pour le moins ironique au regard de l'article 2 de la Constitution qui, dans la devise de la République, fait figurer la fraternité au même rang que la liberté et l'égalité.
Notons, en deuxième lieu, que les obstacles récents mis, malgré votre jurisprudence, à la célébration des mariages font que tel concubin non seulement n'aura pas pu contracter l'union désiré, mais en plus, et du même fait, s'exposerait à des condamnations dont le mariage l'eût libéré.
Notons, en troisième lieu, que le concubin ainsi exclu de l'immunité familiale pourrait même être le père ou la mère des enfants de l'étranger en situation irrégulière auquel, malgré cela, il lui serait strictement interdit de venir en aide, et même de tenter de venir en aide, même indirectement.
Tout ceci est assez dire l'absurdité du dispositif. Mais cette absurdité se double évidemment de son inconstitutionnalité.
En effet, l'immunité familiale, dérogatoire au principe d'égalité des citoyens devant la répression pénale puisque, pour les mêmes faits, une personne pourra n'être pas poursuivie quand d'autres le seraient, ne peut répondre qu'à un souci objectif : en l'occurrence celui des valeurs familiales auxquelles fait référence le préambule de 1946 : et ne saurait être distribuée de manière aléatoire ou hasardeuse.
Aussi le code pénal n'en use-t-il qu'avec circonspection. C'est le cas dans le second alinéa de son article 434-6 à propos du recel de malfaiteur.
Il s'agit là d'une infraction très grave et, à ce titre, lourdement sanctionnée. Pourtant, sont exemptés, d'une part, « les parents en ligne directe et leurs conjoints, ainsi que les frères et s urs et leurs conjoints » et, d'autre part, « le conjoint ou la personne qui vit notoirement en situation maritale ».
En présence de ces liens familiaux, et pour les raisons constitutionnelles que l'on sait, le législateur a donc estimé, à juste titre au demeurant, que les peines qui sont applicables à cette infraction ne pouvaient frapper les bénéficiaires de l'immunité.
Dans ces conditions, s'agissant du cas présent qui est considéré comme moins grave et se trouve, de ce fait, moins lourdement sanctionné, la loi ne peut restreindre le champ de l'immunité, sauf à faire peser sur ceux qui en sont indûment exclus des peines dont il est ainsi prouvé qu'elles ne sont pas strictement et évidemment nécessaires. Il est en effet inconcevable qu'un frère ou une s ur, un concubin ou une concubine, puissent échapper à toute poursuite s'ils aident effectivement un criminel et le soustraient à la justice, tandis qu'ils s'exposeraient à des condamnations sévères s'ils secourent, ou tentent de secourir, même indirectement, leur parent étranger en situation irrégulière.
Au demeurant, il est significatif qu'aucune justification n'ait été donnée : et pour cause sans doute : d'un choix aussi aberrant dans les débats, les auteurs du texte se bornant à considérer qu'il leur paraissait « correspondre davantage à la matière » (Sénat, séance du 15 mai 1996, JOS, p 2605).
Pour avoir ainsi laissé subsister une peine ne répondant pas aux exigences de la Déclaration de 1789, l'article 25 ne pourra manquer d'être déclaré contraire à la Constitution, comme doit l'être, ainsi qu'il a été démontré, l'ensemble de l'article 21 de l'ordonnance de 1945 qu'il complète.
Enfin, il vous restera à apprécier si ne sont pas entachées de disproportion manifeste les sanctions prévues par le chapitre II de la loi déférée.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.