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Décision n° 96-377 DC du 16 juillet 1996 - Saisine par 60 députés

Loi tendant à renforcer la répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de l'autorité publique ou chargées d'une mission de service public et comportant des dispositions relatives à la police judiciaire
Non conformité partielle

SAISINE DEPUTES :
Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi tendant à renforcer la répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de l'autorité publique ou chargées d'une mission de service public et comportant des dispositions relatives à la police judiciaire et plus particulièrement ses articles 1er, 7, 7 quater, 12, 16, 18 et 23 A, tels qu'ils ont été adoptés par le Parlement.
I : Sur l'article 1er de la loi déférée
Cet article prévoit en son point 3 ° que l'aide à l'entrée, à la circulation et au séjour irréguliers d'étrangers en France devient une « infraction terroriste » lorsqu'elle est commise « intentionnellement » en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur.
L'ajout, dû à l'obstination du Sénat, de l'adverbe « intentionnellement » a heureusement levé une ambiguïté bien réelle, quoi qu'en aient dit le Gouvernement et la majorité de l'Assemblée nationale, et pourrait atténuer le caractère scandaleux de l'amalgame que pratiquait sciemment le projet de loi gouvernemental entre lutte contre le terrorisme et répression de l'immigration clandestine.
Il n'en reste pas moins que celui qui aide sciemment un terroriste corse sera moins lourdement puni que celui qui aide un terroriste maghrébin, alors qu'au regard de l'objet avoué de la loi déférée, c'est-à-dire de la lutte contre le terrorisme et de la défense de l'ordre public, aucune différence de situations justificative d'une différence de traitement ne les sépare.
La disposition déférée reste en ce sens entachée d'une incontestable violation du principe d'égalité devant la loi pénale, en ce qu'elle aggrave la sévérité des sanctions encourues par les complices des terroristes dans l'hypothèse où ces derniers seraient étrangers en situation irrégulière : comme si le fait d'être l'ami d'un étranger était une sorte de circonstance aggravante de la complicité d'acte de terrorisme. Si on voit bien ce qu'une telle conception doit de complaisance à l'égard de certains phantasmes xénophobes, on aperçoit beaucoup moins distinctement ce en quoi elle sert la protection de la sécurité des personnes et des biens, laquelle est tout autant menacée par les attentats commis par des étrangers en situation régulière (ce que les terroristes ont souvent l'intelligence d'être) ou par des Français.
L'article 1er de la loi déférée n'est dans ces conditions manifestement pas plus respectueux du principe constitutionnel de nécessité des peines que de celui de l'égalité devant la loi pénale.
II. : Sur l'article 7 de la loi déférée
Cet article autorise, en cas d'infraction qualifiée d'acte de terrorisme, une dérogation à la règle posée par les articles 59 et 76 du code de procédure pénale selon laquelle, dans le cas d'une enquête de flagrance ou d'une enquête préliminaire, les visites, perquisitions et saisies doivent être effectuées entre six heures et vingt et une heures.
On se trouve ici devant une nouvelle manifestation du développement de plus en plus rapide d'un droit pénal d'exception qui remet en question les principes les plus fondamentaux de l'ordre juridique républicain. En effet, si de telles dérogations ont déjà été décidées en matières de trafic de stupéfiants et de proxénétisme, d'une part, dans ce dernier cas les visites, perquisitions et saisies ne peuvent être opérées que dans des lieux publics, ce qui prive le précédent de toute pertinence, d'autre part, et surtout, dans un cas comme dans l'autre, les visites et perquisitions de nuit ne sont autorisées qu'en cas de flagrance, ce qui peut aisément se comprendre au regard des nécessités de l'action publique, alors que la loi déférée étend le champ d'une dérogation similaire au cas d'enquêtes préliminaires menées en dehors de toute flagrance.
Il s'agit donc bien d'une atteinte sans précédent au principe de l'inviolabilité du domicile, dont on sait qu'il est une composante du respect de la vie privée (Conseil constitutionnel n° 83-164 DC du 29 décembre 1983, Rec. page 67 ; Conseil constitutionnel n° 93-325 DC du 13 août 1993, Rec. page 224) et dont la protection relève de la plus constante tradition républicaine. Même la Constitution de l'An VIII, en son article 76, proclamait que " la maison de toute personne habitant le territoire français est un asile inviolable.
Pendant la nuit, nul n'a le droit d'y entrer que dans le cas d'incendie, d'inondation, ou de réclamation faite de l'intérieur de la maison ".
Si l'on peut comprendre que s'ajoute la flagrance aux exceptions à l'inviolabilité que le constituant de l'an VIII lui-même limitait aussi strictement, on imagine en revanche difficilement qu'un Parlement de la République puisse se montrer moins sourcilleux que les hommes du 18-Brumaire sur la défense d'une liberté aussi fondamentale, dès lors qu'aucune nécessité de force comparable ne commande d'y porter atteinte.
Toute la question est précisément de savoir si les exigences de la lutte contre le terrorisme exigent un tel reniement de la tradition républicaine. A la vérité, les débats parlementaires ont apporté la preuve contraire : le garde des sceaux lui-même, qui tentait de défendre devant le Sénat l'article 7 de la loi déférée en invoquant l'urgence empêchant prétendûment d'attendre « l'heure du laitier » pour procéder à une perquisition, a dû échafauder pour prouver l'absolue nécessité de cette disposition un scénario imaginaire tel qu'après un grave attentat terroriste commis à l'aide d'une voiture piégée aucune information ne soit ouverte par le parquet : ce qui ne laisse pas, en soi, d'interroger -, puis qu'un mois plus tard un voleur de voiture déclare en garde à vue connaître les auteurs de l'attentat et en donne l'adresse à 22 heures et qu'alors les preuves de la participation des intéressés à l'attentat disparaissent au cours de la nuit (Bulletin analytique du Sénat, n° 84, débats du mercredi 15 mai 1996, pages 84-85).
Il suffit de rapporter ce scénario ministériel à la réalité pour en mesurer l'invraisemblance : on ne sait s'il faut donner la palme de l'ingénuité à un procureur qui oublierait d'informer sur un attentat ou à des criminels qui, ayant négligé d'effacer les traces de leur forfait pendant le mois d'impunité qu'on a ainsi bien voulu leur laisser, y pensent justement la nuit où un délinquant arrêté pour un tout autre motif et donc à leur insu donne à la police leur adresse.
Malheureusement, qui cherche à comprendre pourquoi la loi déférée s'écarte ici d'un des principes les plus sacrés de notre droit des libertés publiques trouve dans la suite des débats un aveu autrement plus éclairant voire révélateur. Mme Michaux-Chevry, sénateur de la Guadeloupe, vint en effet au secours du garde des sceaux en déclarant sans être contredite ni par le ministre ni par aucun de ses collègues de la majorité : « Il est très bien de respecter des principes comme l'inviolabilité du domicile ou la liberté individuelle. Ces principes s'appliquent à des individus qui respectent la démocratie. Mais les terroristes sont des individus au comportement irrationnel contre qui toutes procédures peuvent être utilisées » (idem, page 86).
Tout est dit : l'atteinte à l'inviolabilité du domicile, qui hormis le cas de flagrance n'est en rien justifiée par les nécessités de l'action publique, ne s'explique que par la volonté d'en instaurer une application sélective, les présumés terroristes n'ayant aucun droit à se prévaloir du respect de la vie privée. On imagine avec effroi le prolongement du raisonnement de l'honorable parlementaire en matière de droit à l'assistance d'un avocat, voire de protection contre la détention arbitraire, etc.
En réalité, seule la limitation de la perquisition de nuit aux cas de flagrance permet, comme en témoigne toute la législation républicaine antérieure, de concilier la protection de la sûreté des citoyens avec l'inviolabilité du domicile la nuit, c'est-à-dire avec le droit constitutionnellement protégé au respect de la vie privée.
Il est vrai que dans son dernier état la loi déférée subordonne la perquisition de nuit à la délivrance d'une autorisation par le président du tribunal de grande instance, mais très significativement la majorité s'est systématiquement opposée à ce que cette autorisation soit motivée par référence à des éléments non seulement de fait mais aussi de droit, ce qui signifie que la loi n'oblige pas son auteur à s'expliquer sur la relation des faits invoqués au soutien de la demande d'autorisation de perquisition nocturne avec un « acte terroriste » au sens du code pénal. Si tous les amendements déposés à ce propos par l'opposition ont été repoussés, c'est bien pour permettre une interprétation aussi extensive que possible des motifs d'exception à l'inviolabilité du domicile, alors qu'en tout état de cause une telle exception ne saurait être que d'interprétation stricte.
Dans ces conditions, l'article 7 de la loi déférée porte au respect de la vie privée une atteinte assez manifestement disproportionnée avec les nécessités de la lutte contre le terrorisme pour encourir la censure.
III. : Sur l'article 7 quater de la loi déférée
L'article 7 quater de la loi déférée complète le deuxième alinéa de l'article 25 du code civil en prévoyant qu'un Français ayant acquis sa nationalité par naturalisation puisse en être déchu en cas de condamnation pénale pour « acte de terrorisme ».
En dépit de son insertion dans le code civil, cette disposition présente en réalité un indéniable caractère pénal : il s'agit bel et bien d'une sorte de peine accessoire qui ne frappe, parmi les Français condamnés pour acte de terrorisme, que ceux qui ne sont pas « de souche » mais ont été naturalisés. Il s'agit à l'évidence de la mise en forme juridique d'une xénophobie assez tenace pour poursuivre celui qui fut étranger jusque après qu'il a cessé de l'être afin que précisément il continue à se sentir différent des « Français de souche ». En ce sens, cette disposition est entachée d'une grossière violation de l'égalité devant la loi (pénale) en ce qu'à l'évidence le fait que l'auteur de l'acte terroriste ait été naturalisé ou soit né Français ne change strictement rien ni à la gravité de l'acte ni à la menace pour l'ordre public que ledit acte représente. En d'autres termes, la différence entre « Français de souche » et Français naturalisés n'est en rien justificative d'une différence de traitement au regard de l'objet de la loi à moins que l'objet réel de la loi soit non pas la lutte contre le terrorisme mais la discrimination xénophobe à retardement.
Pour les mêmes raisons, cette disposition est également contraire au principe constitutionnel de nécessité des peines, dont on sait qu'en tout état de cause il s'applique aussi à toute sanction même non pénale (Conseil constitutionnel n° 87-237 DC du 30 décembre 1987, Rec. page 63).
Il est enfin à peine besoin d'insister sur l'écho d'une période historique déplaisante que renvoie cette tentative de revenir sur les naturalisations récentes : on sait que tel fut le souci d'un législateur qui n'avait rien de républicain il y a un peu plus d'un demi-siècle.
L'inconstitutionnalité de l'article 7 quater de la loi déférée est au surplus si évidente qu'elle n'a même pas échappé à M Alain Marsaud, rapporteur de la commission des lois de l'Assemblée nationale, que l'on sait pourtant assez peu enclin au laxisme en matière de sécurité et à l'indulgence pour les populations d'origine étrangère.
En réalité, la disposition déférée peut s'analyser en une inquiétante « fabrique d'apatrides » que bien évidemment aucun pays étranger ne voudra accueillir, si bien que cette sanction n'est ni nécessaire ni même utile à la protection de l'ordre public : on peut au contraire estimer raisonnablement qu'elle contribuerait à en détériorer l'état à terme.
La violation des principes constitutionnels de nécessité des peines et d'égalité devant la loi pénale est patente.
IV. : Sur les articles 12, 16 et 18 de la loi déférée
L'article 12 de la loi déférée punit de cinq, voire de sept ans d'emprisonnement les violences ayant entraîné une incapacité de travail de moins de huit jours à l'égard de personnes dépositaires de l'autorité publique ou chargées d'une mission de service public, selon que deux ou trois circonstances aggravantes (dont celle résultant de la qualité de la victime) seront réunies.
L'article 16 punit de deux ans de prison et de 200 000 F d'amende la menace de commettre un crime ou un délit contre la personne ou les biens proférée à l'encontre d'une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public en vue d'influencer son comportement dans l'exercice de ses fonctions ou de sa mission.
L'article 18 punit l'outrage fait à personne chargée d'une mission de service public de six mois de prison et d'une amende de 50 000 F (alors que seule l'amende était jusqu'à présent encourue) et l'outrage fait à personne dépositaire de l'autorité publique d'un an de prison et de 100 000 F d'amende.
Ces trois dispositions, qui aggravent fortement la sévérité des sanctions pénales, sont manifestement disproportionnées au trouble causé par les infractions qu'elles sanctionnent : sept ans d'emprisonnement pour des violences légères, deux ans de prison pour des menaces, un an de prison pour une injure lancée à un fonctionnaire de police, tout cela est si lourd que l'on peut se demander si l'application de la loi déférée est envisageable dans la réalité de la société française actuelle et, à supposer que des dizaines de milliers de personnes qui profèrent de tels outrages dans les quartiers dits « sensibles » puissent être vraiment condamnées aux peines prévues par la loi déférée et que le système pénitentiaire soit en état d'accueillir pareil surcroît de pensionnaires pour de telles durées, il est évident que le trouble qui résulterait de ce traitement pénal de choc de la situation desdits quartiers serait infiniment supérieur à celui que la loi déférée prétend sanctionner.
En ce sens, les dispositions en cause, auxquelles s'ajoutaient dans le projet initial plusieurs aggravations si nettement plus invraisemblables de la sévérité des peines que même la majorité sénatoriale s'en est aperçue et a jugé préférable de prévenir la censure, sont toutes trois entachées de violation manifeste du principe constitutionnel de nécessité et de proportionnalité des peines. Il suffit pour s'en convaincre de constater que le président de la commission des lois du Sénat lui-même a pu considérer qu'elles ne présentaient pas d'intérêt particulier, qu'elles n'avaient qu'une « valeur symbolique » alors qu'« on n'arrête pas la violence avec des symboles » On ne saurait mieux établir l'absence de nécessité de ces lourdes aggravations de peines dont aucun juge répressif en France n'a jamais prononcé le maximum existant jusqu'à présent.
V : Sur l'article 23 A de la loi déférée
Cet article, qui résulte d'un amendement gouvernemental, exempte de la peine de cinq ans d'emprisonnement prévue par l'article 21 de l'ordonnance du 2 février 1945 en cas d'aide directe ou indirecte à l'entrée ou au séjour irrégulier d'un étranger les ascendants ou descendants et le conjoint (sauf en cas de séparation de corps ou d'autorisation de résider séparément) de l'étranger tout en permettant de poursuivre ces proches pour complicité d'entrée et de séjour irrégulier, cette entrée et/ou ce séjour étant punis par l'article 19 de l'ordonnance d'un an d'emprisonnement.
En refusant d'adopter un amendement qui exemptait identiquement les frères et s urs et le concubin ou la concubine, le législateur a entaché la loi déférée d'une rupture manifeste d'égalité devant la loi pénale : à l'évidence, ces personnes, tout aussi proches de l'étranger que celles qui sont exemptées par la loi déférée, ont à son égard le même devoir de solidarité familiale (par exemple, lorsque le foyer de concubins a des enfants) et doivent donc bénéficier de la même exception à la sanction en cause.
Au surplus, l'immunité familiale qui existe d'ores et déjà en cas d'hébergement d'un proche parent criminel s'applique aussi aux frères et s urs. Le devoir d'humanité revendiqué par le garde des sceaux lors de la défense de son amendement ne se laisse ainsi diviser ni proche parent par proche parent ni infraction par infraction. Le caractère discriminatoire de la disposition déférée n'en est que plus clairement établi.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci la loi qui vous est déférée, et en particulier les articles 1er, 7, 7 quater, 12, 16, 18 et 23 A.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.