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Décision n° 95-371 DC du 29 décembre 1995 - Saisine par 60 députés

Loi de finances rectificative pour 1995
Non conformité partielle

SAISINE DEPUTES :
Paris, le 21 décembre 1995.
Les députés soussignés à Monsieur le président, Madame et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, 2, rue Montpensier, 75001 Paris.
Monsieur le président,
Madame et Messieurs les conseillers, Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi de finances rectificative pour 1995 telle qu'elle a été adoptée par le Parlement, et notamment ses articles 3, 5 et 7.
I : Sur les articles 3 et 7 de la loi déférée
L'article 3 de la loi de finances rectificative pour 1995 comporte deux paragraphes, dont le premier transfère de la caisse de garantie du logement social (CGLS) à la Caisse des dépôts et consignations (CDC) (section des fonds d'épargne) la gestion des en-cours des prêts consentis avant le 1er janvier 1986 aux organismes de logement social, tandis que le paragraphe II prévoit que la CDC verse à l'Etat 15 milliards de francs « au titre du remboursement de l'excédent de subventions versées par l'Etat dans le cadre de la gestion des prêts mentionnés au I ».
La décomposition de cette ponction envisagée pour financer l'essentiel du « collectif budgétaire » (15 milliards de francs sur un total de 19,75 milliards de francs de recettes non fiscales) a sinon pour objet du moins pour effet d'atténuer la lisibilité de l'opération afin de masquer le coup porté au réseau de financement du logement social, privé d'une part importante de ses réserves stratégiques. L'atteinte au principe de sincérité budgétaire s'accompagne d'une régression du dispositif contribuant à la mise en uvre de l'objectif constitutionnel du droit au logement.
Cet habillage juridique, visant à ce que l'Etat semble appauvrir non la caisse de garantie de logement social mais la Caisse des dépôts et consignations, conduit à apprécier la constitutionnalité des deux paragraphes de l'article 3 de la loi déférée non seulement successivement, mais dans une relation de dépendance asymétrique : le transfert de la gestion des prêts de la CGLS à la CDC n'était nullement indispensable, sauf à vouloir dissimuler la réalité des comptes ce qui ne saurait protéger la loi déférée de la censure, puisque la mise en uvre du « remboursement de l'excédent de subventions » pouvait parfaitement être exigée de la CGLS avec le même fruit. Il en résulte, d'une part, que ce transfert de gestion est par lui-même dépourvu de toute incidence sur les finances de l'Etat, d'autre part, que la ponction ensuite effectuée par l'Etat en vertu du paragraphe II n'est en rien une conséquence nécessaire de ce transfert : l'opération décidée au paragraphe I ne conditionnait en rien celle que décide le paragraphe II.
En d'autres termes, le paragraphe I de l'article incriminé, dont la constitutionnalité doit être appréciée séparément de celle du paragraphe II, ne concerne aucun des objets sur lesquels peut porter une loi de finances aux termes de l'article 1er de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959. Il ne saurait dès lors échapper à la censure en tant qu'il constitue un « cavalier budgétaire ».
Or la rédaction du paragraphe II est telle que l'obligation de verser 15 milliards de francs à l'Etat, mise à la charge de la Caisse des dépôts et consignations, ne vise que les « excédents » engendrés par la gestion des prêts que le paragraphe I lui a transférée, si bien que, alors que la constitutionnalité du paragraphe I devait s'apprécier indépendamment de l'existence du paragraphe II, ladite existence du paragraphe II perd tout fondement dès lors que le paragraphe I a été censuré : si le paragraphe I était séparable du paragraphe II quant au principe des opérations que l'un et l'autre prévoient, en revanche le paragraphe II n'est pas séparable du paragraphe II compte tenu du « montage » retenu et de la présentation détournée de l'opération de prélèvement. En d'autres termes, l'inconstitutionnalité du paragraphe I entraîne nécessairement la censure du paragraphe II par voie de conséquence.
Quant au paragraphe III de l'article incriminé, qui institue un fonds de réserve et de garantie de la Caisse nationale d'épargne, lui non plus ne concerne aucun des objets sur lesquels peut porter une loi de finances.
C'est donc l'ensemble de l'article 3 qui encourt indivisiblement la censure.
Mais les 15 milliards de francs de recettes prévus à l'article 3 constituent l'essentiel des recettes prévues par la loi déférée (soit 17,95 milliards de francs). Dès lors, l'équilibre du « collectif budgétaire » tout entier serait bouleversé par la censure de l'article 3, puisqu'elle rendrait véritablement impossible l'équilibre prévu par l'article 7 de la loi déférée.
Il en résulte que c'est bien l'ensemble de cette dernière, dont l'article 3 est à son tour indivisible en termes d'équilibre budgétaire, qui doit être de ce seul fait déclaré non conforme à la Constitution.
II. : Sur l'article 5 de la loi déférée
Cet article institue au profit du budget de l'Etat, au titre de l'exercice de 1995, un prélèvement exceptionnel sur les fonds déposés auprès de la Caisse des dépôts et consignations par l'Organisation autonome nationale de l'industrie et du commerce (Organic) et constitués par le produit de la taxe dite successivement « taxe sur les grandes surfaces » et « taxes d'aide au commerce et à l'artisanat ».
La « taxe sur les grandes surfaces » a été instituée par la loi n° 72-657 du 13 juillet 1972, laquelle fut modifiée plusieurs fois, et notamment par l'article 86 de la loi de finances pour 1995. La taxe est assise sur les établissements exploitant une surface de vente au détail supérieure à 400 mètres carrés dès lors que leur chiffre d'affaires annuel atteint ou dépasse 3 millions de francs.
Elle est affectée à titre principal au financement des indemnités de départ allouées aux commerçants et artisans âgés, mais les excédents de son produit abondent le Fonds d'intervention pour la sauvegarde de l'artisanat et du commerce (Fisac), compte spécial de l'Organic qui verse des aides financières aux « opérations collectives visant à la sauvegarde de l'activité des commerçants et artisans dans les secteurs touchés par les mutations sociales consécutives à l'évolution du commerce et de l'artisanat ainsi qu'à des opérations favorisant la transmission ou la restructuration d'entreprises commerciales ou artisanales » (art 4 de la loi n° 89-1008 du 31 décembre 1989 modifiée).
En d'autres termes, l'institution de cette taxe organise la solidarité financière entre les types de commerces favorisés par l'évolution économique et ceux qui en sont au contraire les victimes, l'affectation du produit du prélèvement étant la garantie de cette solidarité et conditionnant la compatibilité de ce prélèvement spécifique avec le principe constitutionnel d'égalité devant l'impôt.
Or, l'évolution récente du régime de cette taxe et de l'utilisation de son produit révèle un ensemble de manipulations soigneusement planifiées dont l'article 5 de la loi déférée n'est que l'aboutissement.
En effet, la loi de finances pour 1995 a considérablement augmenté la charge de ce prélèvement sur les « grandes surfaces », dont le produit est passé de 200 millions de francs (en 1994) à plus de 425 millions de francs (en 1995). Il s'agissait officiellement de mieux encourager les opérations de restructurations dans le commerce et dans l'artisanat et de mieux venir en aide aux victimes de ces restructurations, l'article 36 de la loi n° 95-95 du 1er février 1995 ayant de surcroît assoupli les conditions d'octroi des indemnités de départ.
On aurait donc pu croire que tant les dépenses liées à l'octroi de ces indemnités que les interventions du Fisac allaient se développer spectaculairement. Or, « curieusement » : pour reprendre l'adverbe par lequel le rapporteur général du budget à l'Assemblée nationale marque soit sa perplexité, soit plus probablement son refus d'être la dupe de la présentation gouvernementale de l'opération -, non seulement il n'en est rien, mais les premières baissent, de 1994 à 1995, de plus de 15 p 100 en francs courants (passant de 384 millions de francs à 325 millions de francs), cependant que l'ensemble des dépenses financées sur le produit de la taxe diminuent quant à elles de plus de 21 p 100, toujours en francs courants, entre 1993 et 1995. C'est cet ensemble d'économies miraculeuses qui permet le gonflement des « réserves » issues du prélèvement de la taxe de 550 millions de francs fin 1994 à plus de 975 millions de francs fin 1995 dont l'article 5 de la loi déférée prévoit de soustraire d'un seul coup 680 millions de francs.
Bien entendu, il n'y a pas là l'ombre d'un miracle. Après avoir considérablement augmenté le rendement de la taxe, on a tout fait pour freiner les actions qu'elle finance au bénéfice des commerçants et artisans, au point que la commission qui doit se réunir pour que le ministre attribue les aides financées par le Fisac a cessé de se réunir depuis des mois et que les organisations professionnelles ont protesté publiquement contre cette paralysie et contre la gestion de l'octroi des indemnités de départ. Ainsi la hausse brutale des recettes comme la contraction spectaculaire et artificielle des dépenses n'ont-elles fait que préparer la ponction décidée aujourd'hui. C'est en cela que le prélèvement prévu par la disposition incriminée se distingue des deux précédents de 1991 et de 1993 : il ne s'agit plus de profiter d'une heureuse conjoncture mais bien d'organiser un détournement de l'objet du prélèvement.
Or, ce procédé particulièrement discutable fait litière de l'affectation du prélèvement, les 680 millions de francs ponctionnés par l'Etat perdant leur caractère de taxe pour se fondre en recettes fiscales « générales ». Mais, on l'a dit, seule cette affectation pouvait justifier, au regard du principe d'égalité devant l'impôt, que seules les « grandes surfaces » soient redevables de ce prélèvement : dès lors que ce dernier ne vise plus à financer l'aide aux commerçants et artisans victimes de l'évolution des formes de distribution, il devient tout à fait discriminatoire, aucun objectif d'intérêt général ne justifiant que ces entreprises de la grande distribution contribuent à un degré aussi spécialement élevé à la résorption du déficit budgétaire alors que des entreprises réalisant des profits équivalents dans d'autres branches économiques seraient beaucoup moins mises à contribution.
La « désaffectation » d'une part considérable du produit de la taxe est ainsi constitutive d'une rupture d'égalité devant l'impôt.
Il s'agit au surplus d'un mécanisme en quelque sorte symétrique de la pratique, hélas ! de plus en plus fréquente, des « débudgétisations » : alors que dans le cas de ces dernières sont « sorties » du budget de l'Etat des dépenses qui eussent dû y demeurer, en l'espèce on y fait « entrer » des recettes qui devaient rester affectées à d'autres usages et venir en aide à d'autres bénéficiaires. Mais, dans un cas comme dans l'autre, la sincérité de la présentation des comptes et de l'information du Parlement, notamment quant au niveau réel de déficit budgétaire que ces opérations « exceptionnelles » en réalité préparées de longue date cherchent à faire sous-estimer, est assez malmenée pour que ces man uvres appellent à elles seules la censure.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci l'ensemble de la loi qui vous est déférée, et tout particulièrement ses articles 3, 5 et 7.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.