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Décision n° 95-369 DC du 28 décembre 1995 - Saisine par 60 députés

Loi de finances pour 1996
Non conformité partielle

SAISINE DEPUTES :
Paris, le 20 décembre 1995.
Les députés soussignés à Monsieur le président, Madame et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, 2, rue Montpensier, 75001 Paris.
Monsieur le président,
Madame et Messieurs les conseillers, Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi de finances pour 1996 telle qu'elle a été adoptée par le Parlement, et notamment ses articles 3, 6, 13, 17, 19, 62 et 63.
I : En ce qui concerne l'article 3 de la loi déférée
Cet article limite le champ de la réduction d'impôt accordée au titre des contrats d'assurance-vie. La réduction est supprimée pour les versements afférents aux contrats à primes périodiques ou à prime unique seulement si ces contrats ont été conclus ou prorogés à compter du 20 septembre 1995, mais aussi pour les versements afférents aux contrats à versements libres quelle que soit la date de la conclusion de ces derniers contrats.
Cette disposition est, en ce qui concerne les contrats à versements libres, entachée d'une rétroactivité certaine. Certes, rien n'oblige les épargnants ayant souscrit de tels contrats à poursuivre leurs versements après l'entrée en vigueur de la loi mais il n'en reste pas moins que les versements « libres » effectués entre le 1er janvier 1995 et la publication de la loi déférée ne bénéficieront pas de la réduction d'impôt à laquelle leurs auteurs avaient droit lorsqu'ils y ont procédé. Alors même qu'il ne s'agit pas ici de loi pénale, la rétroactivité n'est pas conciliable avec le principe de sécurité juridique constitutif de l'Etat de droit et appelle à ce titre la censure.
Elle est également entachée de violation du principe constitutionnel d'égalité devant l'impôt. On aurait pu admettre que le type de contrat d'assurance-vie (à primes périodiques ou unique d'un côté, à versements libres de l'autre) constitue une différence de situations « justificative » d'une différence de traitement relative à l'applicabilité même de la réduction d'impôt au regard du but d'interventionnisme fiscal visé par le législateur. L'objet de la disposition, aux termes de l'exposé des motifs du projet gouvernemental, est en effet de « rééquilibrer le traitement fiscal de l'épargne longue ». Mais il ne saurait en aller de même s'agissant de la date d'effet de la suppression de cet avantage fiscal. En effet, de deux choses l'une : ou bien le principe de non-rétroactivité des lois doit s'appliquer en la matière et dès lors aucun contrat passé avant la publication de la loi déférée ne devrait être frappé par la suppression de la réduction d'impôt, ou bien la rétroactivité de la loi fiscale est ici tolérée et dans ce cas le « rééquilibrage du traitement fiscal de l'épargne longue » doit s'appliquer indifféremment à tous les contrats en cours, l'objet de la disposition ne pouvant en aucun cas justifier que la rétroactivité soit sélective.
Le caractère discriminatoire de la rétroactivité de cette mesure ne peut qu'entraîner l'annulation de l'ensemble de l'article 3, dont il est inséparable.
II. : En ce qui concerne l'article 6 de la loi déférée
Cet article exonère partiellement des droits de mutation à titre gratuit la transmission de biens professionnels. Il institue plus précisément une exonération, plafonnée à 100 millions de francs par donataire, à hauteur de 50 p 100 de la valeur des biens professionnels transmis entre vifs par acte authentique à compter du 1er janvier 1996 dès lors que la donation est faite en pleine propriété, qu'elle porte sur plus de 50 p 100 de l'ensemble des biens affectés à l'entreprise ou des droits permettant de la contrôler et, à partir du 1er janvier 1998, que le ou les donateurs ont moins de soixante-cinq ans.
La disposition a été présentée comme visant à faciliter la transmission des petites et moyennes entreprises que l'importance des droits de mutation entre vifs ou de succession acculerait souvent à la cessation d'activité lors de la retraite ou du décès de leur propriétaire. Ainsi la différence de traitement qu'elle institue entre les donateurs de biens professionnels et les donateurs d'autres catégories de biens serait-elle justifiée par un interventionnisme fiscal privilégiant une sorte de logique entrepreneuriale.
Mais cette argumentation ne semble pas avoir convaincu le rapporteur général du budget à l'Assemblée nationale (voir en particulier le tome II, pages 128, 129 et 150, de son rapport). La combinaison de la fixation d'un plafond d'exonération élevé (100 millions de francs par donataire) et (surtout) de l'application de l'exonération en cas de pluralité de donateurs ruine cette présentation ; il ne s'agit plus, dans ces conditions, de faciliter la transmission de son « outil professionnel » par un chef de petite ou moyenne entreprise souhaitant prendre sa retraite, mais bel et bien de privilégier fiscalement la transmission d'éléments capitalistiques de patrimoines par rapport à tous autres types de biens et de surcroît d'avantager sur ce plan les actionnaires majoritaires par rapport aux actionnaires minoritaires. Au surplus, l'application de l'exonération à l'hypothèse du morcellement de l'entreprise (pluralité non seulement de donateurs mais aussi de donataires) ruine la logique de la justification officielle du dispositif.
Dès lors que l'exonération profite à des donateurs qui ne sont pas dans la situation du chef d'entreprise décrite pour exposer l'objet de la mesure : et que la loi déférée n'oblige d'ailleurs pas à exercer réellement la conduite de l'entreprise -, elle ne saurait être appréciée au regard de la « logique entrepreneuriale » sans cesse invoquée mais tout simplement en termes (généraux) de transmission d'éléments de patrimoines, et dans ce cas la propriété d'actions ou de parts sociales ne saurait être fiscalement avantagée sans violation du principe constitutionnel d'égalité devant l'impôt, tout particulièrement si l'on veut bien comparer la situation fiscale globale (notamment à l'égard de l'impôt sur les grandes fortunes) des propriétaires d'actifs professionnels et celle des propriétaires d'autres catégories d'actifs.
Il en va de même lorsque le D de l'article 6 de la loi déférée étend le bénéfice de l'exonération aux transmissions d'entreprises résultant d'un décès accidentel dans le seul cas où le de cujus est âgé de moins de soixante-cinq ans. Cette restriction tenant à l'âge, qu'aucun intérêt général ne justifie, ne constitue nullement une différence de situations justificative au regard de l'objet de la mesure.
Enfin, la loi déférée a finalement réservé le bénéfice de ladite exonération aux donations passées devant notaire, excluant les donations passées par acte sous seing privé ayant fait l'objet de formalités d'enregistrement. Or, comme l'a jugé dans une espèce tout à fait comparable le Conseil constitutionnel (décision n° 91-302 DC du 30 décembre 1991), le fait que la donation soit ou non passée devant notaire, dès lors qu'en tout état de cause il est possible, du fait de son enregistrement, de vérifier qu'elle répond bien aux (autres) conditions d'exonération posées par le législateur, ne saurait constituer une différence de situations susceptible, au regard de l'objet de la disposition déférée, de justifier la discrimination ainsi opérée. Sur ce point particulier également, la violation du principe d'égalité devant l'impôt est certaine.
III. : Sur l'article 13 de la loi déférée
Cet article « pérennise » la majoration de 0,4 p 100 du prélèvement opéré au profit de l'Etat au titre des frais d'assiette et de recouvrement des impôts directs locaux.
De l'aveu même de l'exposé des motifs, cette majoration visait à financer l'opération de révision des bases d'imposition qui est aujourd'hui achevée.
Le Gouvernement établit par là même une violation manifeste du principe de nécessité de l'impôt posé par l'article 14 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
IV. : Sur l'article 17 bis de la loi déférée
Cet article, introduit dans la loi déférée par amendement du Gouvernement devant l'Assemblée nationale, fait sortir des dépenses du budget annexe des prestations sociales agricoles (BAPSA) les majorations de pensions accordées en fonction du nombre d'enfants pour les ressortissants du régime de protection sociale des personnes non salariées des professions agricoles.
L'article 34 de la loi de finances pour 1995 telle que votée par le Parlement avait tenté de « débudgétiser » les recettes nécessaires au service de ces majorations de pensions en prévoyant que le Fonds de solidarité vieillesse (FSV) abonderait à due concurrence le BAPSA qui les prenait auparavant en charge.
Cette débudgétisation avait été censurée par le Conseil constitutionnel (dans sa décision n° 94-351 DC du 29 décembre 1994) pour violation du principe d'universalité budgétaire.
Un an plus tard, le Gouvernement tente de faire échec à la chose jugée en substituant à une débudgétisation partielle (n'affectant que les recettes) une débudgétisation totale : désormais non seulement le FSV se substituerait au BAPSA pour financer le service desdites majorations de pensions mais la dépense correspondante elle-même disparaît du BAPSA et, partant, de la loi de finances.
Ainsi l'opération budgétaire en cause est-elle totalement soustraite au contrôle parlementaire, alors qu'il s'agit incontestablement d'une prestation sociale agricole et que subsiste en 1996 un budget annexe devant retracer l'ensemble des comptes relatifs à ces prestations.
La violation du principe d'unité budgétaire est si manifeste que le Gouvernement, redoutant à juste titre les critiques du Conseil d'Etat, s'est bien gardé de faire figurer cette nouvelle manipulation budgétaire dans le projet de loi de finances et a préféré l'introduire par voie d'article additionnel lors de la première lecture devant l'Assemblée nationale.
L'irrégularité du procédé, dont le rapporteur général du budget du Sénat n'a pu que remarquer qu'il n'était « pas d'une rare élégance », est si manifeste qu'aucun des rapporteurs des deux assemblées n'a pu manquer de s'interroger sur sa constitutionnalité et que le rapporteur spécial de la commission des finances du Sénat, résumant le sentiment général, a dû constater : « Les limites de l'ingénierie budgétaire semblent atteintes ».
Il est des formes d'ingénierie que proscrivent les principes constitutionnels applicables au droit budgétaire, et qui n'en sont que plus inacceptables lorsqu'elles persévèrent dans l'inconstitutionnalité après une première censure dont le Gouvernement et sa majorité cherchent à paralyser les effets. Alors qu'il est si constamment affirmé que la revalorisation du rôle du Parlement occupe une place de choix dans les priorités gouvernementales, et au moment précis où l'on prétend redonner aux assemblées un véritable pouvoir de contrôle sur la politique de protection sociale, le recours à ce type de procédés ramène cruellement à la réalité des rapports entre l'exécutif actuel et la représentation nationale.
L'annulation de l'article 17 bis de la loi déférée revêt dans ces conditions un véritable caractère de salubrité juridique.
V : Sur l'article 19 de la loi déférée
Cet article vise, aux termes de l'exposé des motifs du projet de loi, à supprimer la première part de la dotation globale d'équipement des communes.
Devant les critiques quasi unanimes de parlementaires des deux assemblées, appartenant tant à la majorité qu'à l'opposition, il a subi bien des avatars au cours de la procédure budgétaire, la commission des finances de l'Assemblée nationale ayant même voté un amendement de suppression.
Dans sa rédaction définitivement adoptée par le Parlement, il réserve le bénéfice de la dotation globale d'équipement (DGE) des communes à celles dont la population n'excède pas 20 000 habitants en métropole (ou 35 000 habitants dans les départements d'outre-mer) et dont le potentiel fiscal par habitant est inférieur à 1,3 fois la moyenne par habitant des communes métropolitaines correspondantes, ainsi qu'aux groupements de communes dont la population n'excède pas 20 000 habitants en métropole (et 35 000 habitants dans les départements d'outre-mer).
Ce faisant, il viole à trois égards le principe constitutionnel d'égalité devant la loi : : en ce qu'il dote identiquement les groupements de communes de faible population, quel que soit leur potentiel fiscal par habitant ; : en ce qu'il traite différemment communes et groupements de communes, les premières bénéficiant ou non de la DGE selon le niveau de leur potentiel fiscal par habitant alors qu'en ce qui concerne les seconds ce critère est indifférent ; : en ce qu'il exclut du bénéfice de la DGE les communes et groupements de communes dont la population dépasse 20 000 habitants en métropole (et 35 000 habitants dans les départements d'outre-mer) quel que soit leur potentiel fiscal par habitant.
En effet, sur ces trois points qui relèvent d'une même logique, la loi déférée ne fait dépendre l'octroi de la dotation que de critères purement démographiques en méconnaissant la distribution très inégale du potentiel fiscal entre collectivités à population équivalente, ce qui revient à traiter identiquement des communes et groupements placés dans des situations fort différentes au regard de l'objet de la dotation.
Au regard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel (voir a contrario la décision n° 91-291-DC du 6 mai 1991), la violation du principe d'égalité est manifeste.
En outre, les dispositions du II de l'article 19 concernent non le montant de la dotation globale d'équipement qui grève le budget de l'Etat, mais sa répartition entre collectivités et groupements, ce qui n'affecte pas l'ampleur des charges financières de l'Etat.
Il s'agit donc d'une disposition étrangère au contenu des lois de finances qui ne pourra qu'être censurée qu'en tant que cavalier budgétaire.
VI. : Sur les articles 62 et 63 de la loi déférée
L'article 62 entend tirer les conséquences de l'annulation, par une décision rendue le 10 février 1995 par le Conseil d'Etat, d'un arrêté ministériel en date du 21 décembre 1992 fixant les conditions d'établissement et de perception de la redevance pour services terminaux de la circulation aérienne et prévoit donc d'autoriser la substitution aux titres de perception annulés de nouveaux titres concernant les années 1991 à 1995.
Il s'agit là d'une mesure portant sur un objet manifestement étranger au domaine des lois de finances, qui peuvent en vertu de l'article 1er de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959 régir les « impositions de toute nature » mais en aucun cas des redevances qui ne constituent ni des impôts ni des taxes. Au demeurant, les redevances sont établies non par le législateur mais par décret.
Au surplus, malgré la formule « sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée », l'article 62 de la loi déférée viole manifestement ladite chose jugée : la présentation du budget annexe de l'aviation civile fait apparaître que non seulement les 240 millions de francs nécessaires au remboursement des redevances indûment encaissées n'ont pas été budgétés : si bien que de surcroît ledit budget annexe est présenté dans des conditions contraires au principe de sincérité budgétaire et à l'obligation d'information du Parlement : mais encore le Gouvernement et l'administration persistent à calculer la redevance sur une base forfaitaire et non sur la base d'une contrepartie directe et proportionnelle au service effectivement rendu, ce qui a précisément constitué le principal motif d'annulation de l'arrêté.
L'article 62 ne saurait donc échapper à la censure.
Quant à l'article 63, lui aussi entend tirer les conséquences de l'annulation par une décision rendue par le Conseil d'Etat le 10 février 1995 d'un arrêté ministériel en date du 4 mars 1993 répartissant entre les entreprises de transport aérien des dépenses afférentes au contrôle technique d'exploitation qui ne concernaient pas spécialement chacune d'elles, et donc valider les titres de perception de cette redevance émis en 1990, 1991 et 1993 (pour un montant de 117 millions de francs).
A nouveau, de deux choses l'une : : si le législateur entend ainsi (ré)instituer rétroactivement une redevance, l'article 63 est comme l'article 62 étranger au domaine de la loi de finances et sera censuré en tant que « cavalier budgétaire » ; : s'il entend au contraire créer rétroactivement une taxe, il n'a pu le faire constitutionnellement sans en fixer lui-même le taux, si bien qu'alors l'article 63 est entaché d'« incompétence négative » et viole de surcroît : et en tout état de cause : le principe d'universalité budgétaire dont on sait qu'il s'applique aussi à l'intérieur d'un budget annexe.
Dans un cas comme dans l'autre, la non-conformité à la Constitution de l'article 63 ne pourra qu'être constatée.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci l'ensemble de la loi qui vous est déférée et notamment ceux de ses articles et chapitres qui ont fait l'objet des développements qui précèdent.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.