Décision n° 94-346 DC du 21 juillet 1994 - Saisine par 60 députés
SAISINE DEPUTES Monsieur le président,
Madame et Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi complétant le code du domaine de l'Etat et relative à la constitution de droits réels sur le domaine public telle qu'elle a été adoptée par le Parlement.
Créant dans le premier chapitre du premier titre du deuxième livre du code du domaine de l'Etat une troisième section intitulée Occupations constitutives de droits réels, l'article 1er de la loi déférée dont ne sont divisibles ni l'article 1er bis ni l'article 2 viole à la fois le principe constitutionnel d'inaliénabilité du domaine public, l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et l'article 34 de la Constitution.
I Sur la violation du principe constitutionnel d'inaliénabilité du domaine public
Présentée par le Gouvernement comme une réforme purement technique et d'ampleur limitée, la loi déférée bouleverse en réalité tout le droit de la domanialité publique et porte plus précisément atteinte à l'un des fondements du droit public français, au principe d'inaliénabilité du domaine public.
A Se pose aussitôt la question du rang de ce principe, dont l'existence n'est pas sérieusement discutable, dans la hiérarchie des normes. Dans le 88e considérant de sa décision n° 86-217 DC du 18 septembre 1986 (Rec, page 141), le Conseil constitutionnel n'a pu trancher cette question de principe, le moyen tiré de la violation du principe manquant alors en fait.
En revanche, la présente espèce offre au conseil une occasion sans pareille de reconnaître au principe d'inaliénabilité la valeur constitutionnelle qui découle de toute la tradition juridique française, et notamment de la tradition républicaine, ce dont on se convainc aisément en en rappelant le sens et la portée précis.
1. Le principe d'inaliénabilité, en tant que règle protectrice du domaine public, ne prend naturellement son sens qu'à la lumière de la distinction historique entre domaine public et domaine privé. Cette distinction repose essentiellement sur la différence de fonctions entre deux groupes de propriétés publiques, les unes (relevant du domaine privé) n'ayant qu'un intérêt patrimonial alors que les autres (relevant du domaine public) trouvent leur raison d'être dans le service du public soit que ledit public en use directement, soit qu'il les utilise dans le cadre du fonctionnement d'un service public auquel la propriété en cause est affectée.
C'est donc, dans la quasi-totalité des cas en ce qui concerne le domaine public artificiel qui est seul concerné par la loi déférée, l'affectation du domaine public au service public que le droit public français protège à travers un régime spécifique qui repose sur les trois grands principes d'inaliénabilité, d'insaisissabilité etd'imprescriptibilité.
2. Toutefois, nul ne disconvient de la nécessité de permettre que le domaine public soit « exploité » au mieux de ses possibilités notamment économiques, dès lors que cette exploitation concourt à l'intérêt général. Il serait à la fois irréaliste et dangereux de soutenir que l'idée de rentabilisation d'une propriété publique ne saurait concerner que le domaine privé : voulant faire l'ange, on ferait la bête en poussant les autorités responsables des dépendances du domaine public à les déclasser dans une proportion vaste et croissante, le domaine public se transformant ainsi en une peau de chagrin économiquement stérilisée.
C'est bien pourquoi la jurisprudence du Conseil d'Etat, de longue date (comme en témoignent les célèbres décisions Société des autobus antibois du 29 janvier 1932 [Rec, page 117] et Compagnie maritime de l'Afrique orientale du 5 mai 1944 [Rec, page 129]), ainsi d'ailleurs que divers textes législatifs ont admis et même organisé cette exploitation économique des virtualités du domaine public, le plus souvent à travers l'utilisation de ses dépendances par un agent économique privé.
Ce rappel fait justice des affirmations de l'exposé des motifs du projet de loi qui prétend que « le cadre juridique actuel » ne serait « plus adapté » : qui veut noyer son chien l'accuse de la rage. En réalité, l'évolution du droit positif témoigne d'un réalisme que souligne la doctrine unanime.
3. Seulement, l'intérêt public interdit de passer ici de la « gestion privée » à la « privatisation », sous peine de démanteler le patrimoine commun des Français. Et donc l'occupant privatif du domaine public est placé dans une condition juridique à l'origine très précaire et encore aujourd'hui exclusive de toute rente de situation : à tout moment il peut être mis fin à son utilisation du domaine public, mais si cette utilisation a un fondement contractuel et n'est pas fautive il en sera indemnisé.
C'est dire que la tradition républicaine est en la matière effectivement empreinte d'un sage équilibre, conciliant gestion privée et préservation de l'intérêt public.
Le point extrême de cet équilibre a sans doute été atteint avec la loi du 5 janvier 1988 qui a autorisé la conclusion de baux emphytéotiques portant sur des dépendances du domaine public des collectivités territoriales, c'est-à-dire déjà la constitution temporaire de droits réels sur le domaine public mais en a réservé le bénéfice aux personnes privées chargées d'une mission de service public, si bien que le principe protégeant l'affectation du domaine public au service public n'en fut pas alors remis en cause.
4. Car le principe d'inaliénabilité du domaine public interdit non seulement la cession de dépendances de ce domaine et ce en raison de leur affectation au service public qui ne saurait s'accommoder d'une appropriation à but lucratif mais aussi la constitution de droits réels à un autre titre que l'exercice d'une mission de service public, car seuls peuvent exercer de tels droits sur le domaine public ceux qui assurent ces missions auxquelles le domaine public est affecté.
5. Ainsi défini, le principe d'inaliénabilité doit se voir reconnaître le rang constitutionnel qui seul permettra d'éviter de véritables détournements de procédure dont la loi déférée offre un exemple fort net.
Est en effet organisé, de cessions en hypothèques et en recours au crédit-bail, un véritable démembrement des droits réels afférents aux dépendances du domaine public qui aboutit à abandonner aux autorités administratives un pouvoir discrétionnaire de privatisation du domaine public (exercé lors de la définition des titres d'occupations constitutives de droits réels puis lors de la délivrance des autorisations de cession de ces droits), alors que l'article 34 de la Constitution réserve au législateur la fixation des règles relatives au transfert d'entreprises (c'est-à-dire aussi d'éléments d'exploitation, selon la jurisprudence du Conseil d'Etat) au secteur privé.
Le pouvoir de détermination législative des garanties de préservation de l'intérêt public dans la gestion des dépendances du domaine public est ainsi détourné au bénéfice d'intérêts purement privés, la procédure retenue étant infiniment plus souple et plus discrète que celle qui s'impose constitutionnellement en fait de privatisation.
Il ne saurait être fait échec à ce détournement de procédure qu'en reconnaissant à la règle de l'inaliénabilité telle que définie ci-dessus avec les nuances qu'imposent le réalisme et la tradition républicaine le statut de principe constitutionnel que suggère la logique du droit public français, afin que les autorités de l'Etat, jusqu'au législateur lui-même, soient rappelées à leur rôle de dépositaire, gardien et protecteur de l'intégrité du domaine public et de l'intérêt général.
B Or, la loi déférée, disloquant cette logique protectrice, porte une atteinte radicale au principe constitutionnel d'inaliénabilité.
Les exposants ne voient pas cette atteinte dans la simple constitution de droits réels sur le domaine public, dont on a vu qu'elle n'est pas sans précédent et ne remet pas nécessairement en cause la logique de l'affectation domaniale au service public.
En revanche, prévoir cette constitution de droits réels au profit de personnes qui, n'étant chargées d'aucune mission de service public, n'y recherchent que leur propre intérêt et leur profit particulier, c'est véritablement privatiser l'affectation du domaine public et donc en nier jusqu'à la raison d'être.
Pis encore, la loi déférée organise cette constitution de droits réels au service d'intérêts particuliers sur une période très longue au regard des durées usuelles d'occupation privative du domaine public, qui oscillent entre trente et cinquante ans au dire du rapporteur de la commission des lois du Sénat : la durée de démembrement de la domanialité publique prévue par le projet de loi était de soixante-dix ans et a même été portée au-delà par l'adoption d'un amendement sénatorial au troisième alinéa du nouvel article L 34-1 du code du domaine de l'Etat, aux termes duquel l'autorisation d'occupation constitutive de droits réels peut être indéfiniment renouvelée avec maintien desdits droits réels.
Ce succès d'un « lobby » particulièrement actif et tenace autorise la « stabilisation » d'une occupation du domaine public non seulement privée mais étrangère à toute mission de service public pour une période si longue (et même illimitée) que s'en trouve vidé de tout sens le principe d'affectation dominante au service public sur lequel repose tout le régime de la domanialité publique en droit français.
En résulte l'inconstitutionnalité du deuxième alinéa de l'article L 34-1 introduit dans le code du domaine de l'Etat par le premier alinéa de la loi déférée, qui confère au titulaire de droits réels sur le domaine public « les prérogatives et les obligations du propriétaire », ce qui est soit directement inconstitutionnel, la théorie de l'accessoire excluant toute appropriation privée, soit incompréhensible (mais alors font défaut les garanties légales de la protection du domaine public qu'il incombe au législateur de définir).
En résulte de même l'inconstitutionnalité des deux premiers alinéas du nouvel article L 34-2 du code du domaine de l'Etat, qui autorise cessions et hypothèques sur les droits, ouvrages, constructions et installations sur le domaine public qui font l'objet de la constitution des droits réels, et ce alors même que jouerait la théorie de l'accessoire, commerce et jeu des sûretés ne pouvant altérer l'intégrité du domaine public.
En résulte encore l'inconstitutionnalité du nouvel article L 34-4 du code du domaine de l'Etat, qui permet l'application des règles posées par les articles précités même aux ouvrages, constructions ou installations nécessaires à la continuité du service public, celle-ci se trouvant « hypothéquée » en tous les sens du terme.
II. Sur les autres normes de valeur constitutionnelle violées par la loi déférée
A Il s'agit d'abord de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, en ce que les très nombreuses dépendances du domaine public qui y sont entrées à la suite d'une expropriation seraient, par le jeu des dispositions de la loi déférée, remises à la disposition d'une personne privée dans l'intérêt particulier de celle-ci, ce qui donnerait a posteriori mais nécessairement à l'expropriation sinon un objet, du moins un effet et un caractère d' « utilité privée » et non plus d' « utilité publique ».
On ne saurait en vérité légitimement priver un particulier de sa propriété dans le seul intérêt d'entreprises privées vivant du domaine public, voire de banques vivant d'hypothèques sur les actifs desdites entreprises : c'est bien la « nécessité publique » constitutionnellement nécessaire à toute expropriation qu'anéantit la loi déférée.
B Il s'agit encore de l'article 34 de la Constitution, en ce que la loi déférée n'apporte aucune des garanties légales nécessaires en la matière à la défense de l'intérêt public, ne fixe pas avec une suffisante précision les règles dérogatoires au droit commun de la propriété que comporte nécessairement le régime de la domanialité publique et ne fixe pas non plus assez précisément les règles applicables au « transfert de propriété » (immobilière) du secteur public au secteur privé qu'elle organise.
Ainsi, par exemple, l'article L 34-8 introduit dans le code du domaine de l'Etat par le premier article de la loi déférée, qui autorise le recours au crédit-bail de la part du titulaire de droits réels sur le domaine public, ne précise-t-il pas les amendements déposés en ce sens par les députés socialistes ayant été repoussés que les contrats de crédit-bail ne sauraient porter atteinte à l'affectation domaniale au service public ni à la continuité de ce dernier, alors que l'une et l'autre sont évidemment susceptibles d'être gravement altérées par le jeu de telles conventions.
Plus généralement, l'article L 34-7 introduit dans le code du domaine public par le premier article de la loi déférée donne au pouvoir réglementaire une habilitation totalement discrétionnaire, notamment pour fixer le régime des conventions et autorisations déterminant l'étendue effective de ces mystérieux « droits réels ».
Or, il n'est pas jusqu'au rapporteur de la commission des lois de l'Assemblée nationale qui n'ait avoué se trouver dans l'incapacité de préciser la nature exacte de ces droits.
La loi déférée est d'ailleurs entachée sur ce point de graves contradictions : on ne saurait considérer que se voit réellement conférer les « prérogatives et obligations du propriétaire » celui qui non seulement ne peut vendre son bien qu'avec l'accord de l'administration, mais n'en a au surplus la jouissance et la disposition que pour une période limitée et prédéterminée. Le concept de « propriété à temps » est pour le moins obscur et insolite en droit français ; laisser au pouvoir réglementaire le soin de lui donner un sens intelligible constitue à l'évidence une délégation inconstitutionnelle du pouvoir législatif.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci l'ensemble de la loi qui vous est déférée.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.