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Décision n° 93-335 DC du 21 janvier 1994 - Saisine par 60 députés

Loi portant diverses dispositions en matière d'urbanisme et de construction
Non conformité partielle

SAISINE DEPUTES
Les députés soussignés à Monsieur le président, Madame et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, 2, rue de Montpensier, 75001 Paris.

Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel les articles 3, 6, 6 bis, 6 ter, 7, 8, 9, 15 et 16 de la loi portant diverses dispositions en matière d'urbanisme et de construction telle qu'elle a été adoptée par le Parlement.
1 Sur l'article 3 de la loi déférée
Cet article introduit dans le code de l'urbanisme un article L 600-1 qui enferme dans un délai de six mois la faculté de contester par voie d'exception, donc notamment à l'appui d'un recours dirigé contre un permis de construire, l'illégalité pour vice de forme ou de procédure d'un schéma directeur, d'un plan d'occupation des sols, d'un document d'urbanisme en tenant lieu ou d'un acte prescrivant l'élaboration ou la révision d'un document d'urbanisme ou créant une zone d'aménagement concerté.
A vrai dire, le projet de loi était à certains égards plus restrictif du droit au recours puisqu'il ne prévoyait qu'un délai analogue à celui du recours contentieux pour faire jouer l'exception d'illégalité, ce qui revenait à aligner le régime des documents d'urbanisme sur celui des actes administratifs non réglementaires. En revanche, le projet a été « durci » par des amendements quant à son champ d'application, qui ne touchait initialement que les vices de forme et concerne désormais également les vices de procédure, c'est-à-dire tente de « couvrir » des atteintes au caractère public et contradictoire des procédures d'élaboration des actes en cause. Il est vrai qu'in extremis de nouveaux amendements ont prévu deux exceptions dans lesquelles l'exception d'illégalité pourra être invoquée même au-delà du délai de six mois, mais il ne s'agit que de concessions partielles dont l'ampleur ne saurait être exagérée et qui laissent entier le problème de principe.
Ce dernier est d'une importance considérable. Le principe de légalité, dont la valeur constitutionnelle ne saurait être discutée (Conseil constitutionnel n° 82-137 du 25 février 1982 ; voir aussi, implicitement mais nécessairement, Conseil constitutionnel n° 80-119 DC du 22 juillet 1980 et n° 86-224 du 23 janvier 1987), implique nécessairement la reconnaissance à tout administré intéressé du droit de soumettre toute décision administrative au contrôle d'une juridiction qui, sauf exceptions, est la juridiction administrative ; ce droit est garanti par un principe fondamental reconnu par les lois de la République (Conseil constitutionnel n° 86-224 du 23 janvier 1987). Il suppose également, en vertu d'un autre principe de valeur constitutionnelle, que l'illégalité d'un règlement puisse être perpétuellement invoquée à l'appui d'un recours dirigé contre l'un de ses actes d'application, conformément à une tradition républicaine dont l'écho dans la jurisprudence administrative remonte à 1908 (voir aussi les conclusions du commissaire du Gouvernement sur la décision « Compagnie Aliatlia » rendue le 3 février 1989 par le Conseil d'Etat : l'exception perpétuelle d'illégalité des règlements repose sur un principe général du droit). A cet égard, la loi déférée est littéralement sans précédent.
S'il est incontestablement loisible au législateur d'aménager l'accès des administrés à la justice et notamment d'instaurer des délais limitant le droit au recours ou celui de contester par voie d'exception la légalité d'une décision administrative, ces aménagements ne peuvent être prévus constitutionnellement que dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice et ne sauraient avoir pour objet ni pour effet de faire obstacle au principe de légalité ni de porter atteinte à l'Etat de droit.
De plus, limiter la faculté d'exciper des vices de procédure, c'est affaiblir la sanction de l'intervention de l'Etat (ou du département), paralyser la défense d'intérêt nationaux (tels que la défense nationale, la santé publique, ) visés par l'article 72 de la Constitution.
En l'espèce, l'article 3 de la loi déférée, restreignant la faculté de contester la légalité d'un règlement d'urbanisme aux seuls éléments de légalité interne (à deux exceptions près) à partir de six mois à compter de l'édiction de ce règlement, porte une atteinte manifestement excessive (et au surplus discriminatoire, aucune différence justificative de situations ne distinguant les requérants invoquant par exemple l'incompétence de l'auteur d'un règlement de ceux qui invoquent un vice de procédure affectant ce règlement) au principe de légalité, sans qu'aucune considération d'intérêt général puisse justifier cette atteinte : le motif invoqué lors de la discussion parlementaire qui tiendrait à la volonté d'« éviter une insécurité juridique préjudiciable à la construction » signifie tout simplement que les bénéficiaires d'une irrégularité souhaitent pouvoir le plus tôt possible (deux mois dans la version initiale, six mois finalement, après l'édiction du règlement) profiter de celle-ci sans craindre d'annulation contentieuse et que le législateur s'empresse complaisamment de satisfaire ces intérêts particuliers au détriment des exigences de l'état de droit et d'une bonne administration de la justice.
L'article 3 de la loi déférée méconnaît de surcroît les stipulations de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales qui garantissent l'accès à la justice (art 6) et précisent que « toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente convention ont été violés a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles » (art 13) ; on ne saurait contester que le droit de propriété et le droit de construire ne sont pas exclus du champ d'application de cette convention. Or rien ne s'oppose au contrôle de la conformité de la loi déférée à ladite convention dès lors que son application ne saurait être regardée comme présentant un caractère relatif et contingent et que la condition de réciprocité ne peut affecter cette application.
En tout état de cause, l'application d'une loi contraire à la convention européenne des droits de l'homme doit être et sera paralysée devant l'ensemble des juridictions françaises.
On ajoutera que la Cour de justice des communautés européennes considère de même l'existence d'un contrôle juridictionnel comme un « principe général du droit qui se trouve à la base des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres » (décision « Marguerite Johnston » du 15 mai 1986).
De plus, l'article F (
2) du traité sur l'Union européenne stipule que cette union « respecte les droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres, en tant que principes généraux du droit communautaire ». Le contrôle de conformité de la loi déférée à ces stipulations est tout aussi praticable que dans le cas précédent.
Enfin et surtout, l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 fait obligation au législateur d'assurer à tous les citoyens « la garantie des droits ».
Celle-ci ne saurait être considérée comme assurée lorsque des règlements illégaux sont systématiquement pérennisés par la volonté expresse et de principe du législateur.
L'inconstitutionnalité de l'article 3 de la loi déférée est incontestable.
2 Sur l'article 6 de la loi déférée
Les dispositions des paragraphes I B et H B de cet article valident respectivement les permis de construire délivrés sur des demandes ne satisfaisant pas à certaines exigences légales (relatives au projet architectural) et les actes administratifs relatifs aux opérations d'aménagement mentionnés à l'article L 300-5 du code de l'urbanisme adoptés sans élaboration préalable du programme de référence prescrit par ledit article.
Dans un cas comme dans l'autre, ces validations législatives « amnistiantes », faute de précision expressément restrictive, s'appliqueront notamment à des actes administratifs qui ont d'ores et déjà été annulés par des décisions de justice passées en force de chose jugée. Or, la violation de l'autorité de chose jugée par le législateur méconnaît la séparation des pouvoirs et la « garantie des droits » visées par l'article 16 précité de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (Conseil constitutionnel n° 80-119 DC du 22 juillet 1980).
L'article 6 n'échappera pas à la censure.
3 Sur les articles 6 bis et 6 ter de la loi déférée
L'article 6 bis confère aux ministres chargés de l'urbanisme et de l'environnement le pouvoir d'autoriser à titre exceptionnel (et par dérogation à la « loi montagne ») l'implantation sur les rives de plans d'eau artificiels sis en zones de montagne d'une opération d'urbanisation dont la surface de plancher hors uvre nette pourra s'élever à 30 000 mètres carrés.
Il est de notoriété publique que cette disposition, introduite dans la loi déférée par un amendement sénatorial « sur mesure », est destinée à valider une opération entreprise en vallée d'Ossau qui répond exactement à cette description et a fait l'objet d'une décision d'annulation (« Sepanso ») rendue par le Conseil d'Etat le 9 octobre 1989.
Ainsi l'article 6 bis de la loi déférée constitue-t-il une véritable censure de la chose jugée qui méconnaît à l'évidence, comme dans le cas de l'article précédemment évoqué, la séparation des pouvoirs et la garantie des droits. Aucune considération d'intérêt général (la relance de la construction, s'agissant d'une opération ponctuelle, n'est pas sérieusement invoquable) n'a pu être avancée pour tenter de justifier une validation aussi manifestement irrespectueuse de l'autorité de chose jugée.
Dès lors cette disposition, dont on peut soutenir qu'elle constitue un « cavalier législatif » alors même qu'il s'agit d'une loi « portant diverses dispositions » car elle n'intéresse en rien une réforme du régime de l'urbanisme et de celui de la construction, a été prise pour des motifs manifestement étrangers à l'intérêt général. Elle est ainsi constitutive d'un véritable détournement de pouvoir, à tout le moins d'une erreur manifeste d'appréciation de l'intérêt public en la matière.
Le même raisonnement s'applique à l'évidence à l'article 6 ter de la loi déférée, lui aussi issu d'un amendement sénatorial dont l'auteur est en même temps maire de la commune « bénéficiaire », et qui donne aux ministres chargés de l'urbanisme et de l'environnement le pouvoir d'autoriser conjointement, à titre dérogatoire, l'établissement de stations d'épuration des eaux usées avec rejet en mer non liées à une opération d'urbanisation nouvelle.
Les griefs visant l'article 6 bis de la loi déférée et tenant au caractère de « cavalier législatif » de cette disposition, à la violation de la chose jugée et de la séparation des pouvoirs, au détournement de pouvoir ou à tout le moins à l'erreur manifeste d'appréciation de l'intérêt public s'adressent tout aussi pertinemment à l'article 6 ter de cette même loi.
Les articles 6 bis et 6 ter, qui ouvrent des brèches dans lesquelles peuvent s'engouffrer nombre d'autres « tentatives de régularisation » illicites, sont manifestement inconstitutionnels.
4 Sur les articles 7 et 8 de la loi déférée
L'article 7 de la loi déférée proroge d'un an la validité des autorisations de construire non utilisées par leur bénéficiaire. La commission des affaires économiques du Sénat elle-même avait voté un amendement de suppression au motif qu'en réalité cet article ouvrait la porte à des abus Il s'agit là encore d'un « cadeau » fait à quelques promoteurs, alors que rien n'empêche un promoteur de bonne foi de solliciter une prorogation ou de demander un nouveau permis de construire. On est ainsi à nouveau en présence d'une dérogation qui n'est justifiée par aucun intérêt général, ne vise qu'à satisfaire quelques intérêts privés et est dès lors constitutive pour le moins d'une erreur manifeste sur l'intérêt public.
L'article 8 de la loi déférée n'est qu'un complément indissociable du précédent en ce qu'il prévoit le fractionnement du paiement de certaines contributions d'urbanisme en cas de prorogation de la validité de l'autorisation de construire ; son sort est donc inséparablement lié à celui de l'article 7.
L'un et l'autre ne pourront qu'être déclarés non conformes à la Constitution.
5 Sur l'article 9 de la loi déférée
L'article 9 de la loi déférée abroge l'article 51 de la loi n° 93-122 du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques qui obligeait les collectivités locales, à peine de nullité d'ordre public, à rendre publics leurs projets de ventes de terrains constructibles ou de droits de construire. Il a été introduit par un amendement sénatorial déposé en séance en première lecture. Les parlementaires de l'actuelle majorité ont tenté de le justifier en soutenant que les obligations de publicité et d'information créées par la loi du 29 janvier 1993 « constituent potentiellement une importante source de contentieux et donc un facteur majeur d'insécurité juridique ».
Se confirme ainsi une étrange conception de l'Etat de droit selon laquelle le contentieux est un « facteur majeur d'insécurité », si bien qu'à suivre le raisonnement de ces parlementaires une loi qui soustrairait l'action des collectivités territoriales à tout contrôle juridictionnel assurerait une sécurité juridique parfaite à ses élus, mais malheureusement au détriment évident de la sécurité juridique des citoyens-administrés et de leur droit au recours contentieux.
Un tel recul de la transparence dont on doit considérer qu'elle constitue un principe de valeur constitutionnelle quand il s'agit de l'information des électeurs est si choquant que le ministre a dû promettre qu'une nouvelle loi serait votée au printemps 1994, avouant ainsi le caractère inacceptable du vide juridique qui subsiste pourtant dans l'intervalle.
La méconnaissance du principe de transparence et du droit des électeurs à l'information sur les activités publiques des élus locaux, principe dont les garanties légales sont gravement remises en cause par la loi déférée, est ici certaine.
L'article 9 de la loi déférée comporte en outre une validation législative qui, n'excluant pas les actes déclarés nuls par décision de justice passée en force de chose jugée, encourt les mêmes griefs que les précédentes.
6 Sur les articles 15 et 16 de la loi déférée
Ces articles, issus d'amendements déposés en séance à l'Assemblée nationale en première lecture, traitent respectivement de la procédure de fixation des loyers dans les habitations à loyer modéré et du statut des syndicats d'agglomération nouvelle. Ces sujets sont à l'évidence étrangers à la réforme du droit de l'urbanisme et de la construction et plus précisément à l'objet du projet de loi dont l'exposé des motifs précise qu'il vise « à mettre fin à certaines sources de blocage qui entravent l'acte de construire et dont la persistance irait à l'encontre des objectifs de reprise dans le secteur du bâtiment ».
Il s'agit dès lors incontestablement d'adjonctions apportées par voie d'amendement à un texte en discussion qui sont dépourvues de lien avec l'objet de ce dernier et qui méconnaissent en conséquence les dispositions de l'article 44, alinéa 1 de la Constitution (Conseil constitutionnel n° 90-287 DC du 16 janvier 1991, Rec.
page 24, considérant 4).
Les articles 15 et 16 de la loi déférée n'échapperont pas plus que les précédents à la censure.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conformes à celle-ci les articles 3, 6, 6 bis, 6 ter, 7, 8, 9, 15 et 16 de la loi déférée.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.