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Décision n° 93-334 DC du 20 janvier 1994 - Saisine par 60 sénateurs

Loi instituant une peine incompressible et relative au nouveau code pénal et à certaines dispositions de procédure pénale
Conformité

SAISINE SENATEURS
Les sénateurs soussignés ont l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi instituant une peine incompressible relative au code pénal et à certaines dispositions de procédure pénale adoptée définitivement le 23 décembre 1993.
Ils lui demandent de déclarer cette loi non conforme à la Constitution.
I Sur la procédure
Il apparaît que la loi déférée n'a pas été adoptée dans le respect des règles de valeur constitutionnelle relative à la procédure législative.
Certes, le Conseil constitutionnel a depuis longtemps jugé que les règlements des assemblées parlementaires n'ont « pas en eux-mêmes valeur constitutionnelle » et que leur « seule méconnaissance » ne saurait avoir pour effet de rendre la procédure législative contraire à la Constitution ". (Décision n° 78-97 DC du 27 juillet 1978 et décision n° 84-181 DC des 10 et 11 octobre 1984)
Aussi les auteurs de la saisine ne se fondent pas sur la méconnaissance du règlement du Sénat, mais sur la violation du droit d'amendement reconnu par la Constitution aux membres du Parlement et au Gouvernement. Or ce droit, respecté par le règlement de la Haute Assemblée, a été en pratique bafoué lors de l'examen en première lecture de cette loi : cela, alors même que la pratique ici dénoncée est fondée sur une « déclaration » du bureau du Sénat du 4 février 1986 prétendant interpréter, sur ce point, son règlement.
A Les textes concernés
L'article 44, paragraphe 1, de la Constitution dispose : « les membres du Parlement et le Gouvernement ont le droit d'amendement ».
L'article 48, paragraphe 3, du règlement du Sénat, indique n'être recevables que les amendements qui « s'appliquent effectivement au texte qu'ils visent ou, s'agissant d'articles additionnels, s'ils ne sont pas dépourvus de tout lien avec l'objet du texte en discussion ».
L'article 48, paragraphe 4, du règlement du Sénat, ajoute que « dans les cas litigieux » « la question de la recevabilité des amendements » « est soumise, avant leur discussion, à la décision du Sénat ; seul l'auteur de l'amendement, un orateur » contre la commission chacun d'eux disposant de cinq minutes et le Gouvernement peuvent intervenir. Aucune explication de vote n'est admise ".
Ainsi pour chaque amendement dont l'irrecevabilité est demandée, son auteur a la possibilité de s'efforcer de démontrer au Sénat, éclairé par ce court débat restreint, que l'amendement dont il s'agit, et dont chaque sénateur peut ainsi mesurer la portée, est recevable en vertu de l'article 48, paragraphe 3, du règlement du Sénat.
Il en est de même en vertu de l'article 44, paragraphe 8, du règlement du Sénat lorsque l'irrecevabilité est soulevée en vertu du paragraphe 2 du même article, c'est-à-dire lorsqu'il est argué que le texte serait contraire à une disposition constitutionnelle : là aussi est organisé un débat restreint limité dans le temps et contradictoire sur chaque texte.
Ainsi se trouve respecté le droit d'amendement constitutionnel.
Une déclaration du bureau du Sénat du 4 février 1986 est souvent évoquée par la Haute Assemblée. Elle n'a jamais été publiée ni évidemment soumise à la censure du Conseil constitutionnel à la différence des règlements des assemblées et de leurs modifications.
Elle a cependant été lue par le président du Sénat le 4 février 1986 et figure au Journal officiel du même jour à la page 228. On y lit : « le bureau a confirmé la régularité, au regard du règlement, des décisions prises en ce qui concerne : la possibilité de déposer une exception globale d'irrecevabilité pour inconstitutionnalité portant sur une série d'amendements en arguant du même motif d'inconstitutionnalité ».
Un débat restreint sur la recevabilité de plus d'un amendement, et a fortiori de plusieurs amendements, ne permet ni d'entendre l'auteur de chaque amendement ni d'étudier aussi peu que ce soit et en tout cas sérieusement le caractère recevable ou non de chaque amendement puisqu'il n'est donné la parole qu'à un seul orateur hostile à l'exception globale d'irrecevabilité.
Le droit d'amendement se trouve de ce fait bafoué et la Constitution violée.
B L'application de ces textes à la loi déférée
A été opposée à quarante-six amendements (neuf émanant du groupe socialiste, trente-six émanant du groupe communiste et un émanant de la commission) une seule motion d'irrecevabilité, émanant du Gouvernement, fondée sur l'article 48, alinéa 3, du règlement qui, comme il est susmentionné, déclare seuls recevables les amendements qui « s'appliquent effectivement au texte qu'ils visent ou, s'agissant d'articles additionnels, ne sont pas dépourvus de tout lien avec l'objet du texte en discussion ».
Cette absence de lien n'est pas soutenable. Ces amendements étaient, à l'instar du dispositif du projet de loi, relatifs « au nouveau code pénal et à certaines dispositions de procédure pénale ».
L'Assemblée nationale a d'ailleurs cru opportun de modifier, afin de souligner la diversité des dispositions qu'il contenait et contient, l'intitulé du projet en substituant au mot « certaines » le mot « diverses ».
II. Sur le fond A Peine perpétuelle incompressible
La loi déférée prévoit une peine perpétuelle incompressible qui n'est, c'est le moins que l'on puisse dire, pas « strictement nécessaire ».
Il est au surplus contraire aux droits de l'homme et donc à la Constitution d'empêcher perpétuellement un condamné donné auquel un sort particulier est ainsi fait d'obtenir que sa situation soit examinée au regard de l'exécution de sa peine.
Or la loi prévoit seulement la possibilité, au bout de trente ans, pour le juge d'application des peines de saisir les experts de haut niveau, sans qu'aucun recours ne soit prévu contre l'éventuel refus du juge et sans que l'avis positif des experts déférés à cinq magistrats de la Cour de cassation n'ait d'autre conséquence que le retour au droit commun, c'est-à-dire le droit pour le garde des sceaux de mettre ou non un terme à l'enfermement, totalement ou partiellement.
B Présence de l'avocat dans les cas où la garde à vue est soumise à des règles particulières de prolongation
Dans son article 15 la loi prétendant tirer les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel du 11 août 1993 porte à soixante-douze heures le délai à l'issue duquel les personnes soupçonnées de trafic de stupéfiants ou de terrorisme pourront s'entretenir avec un avocat.
Or, si le Conseil constitutionnel a admis que le délai pouvant s'écouler avant l'entretien avec l'avocat lors d'une garde à vue peut être de vingt heures dans les cas ordinaires et de trente-six heures dans les cas d'association de malfaiteurs, de proxénétisme aggravé, d'extorsion de fonds ou de bandes organisées, c'est parce que « cette différence de traitement correspond à des différences de situations liées à la nature de ces infractions ».
En revanche, le Conseil constitutionnel a constaté que méconnaît l'égalité entre les justiciables « le fait de dénier à une personne tout droit à s'entretenir avec un avocat pendant une garde à vue à raison de certaines infractions, alors que ce droit est reconnu à d'autres personnes dans le cadre d'enquêtes sur des infractions différentes punies de peines aussi graves et dont les éléments de fait peuvent se révéler aussi complexes », c'est-à-dire celles qui ne peuvent s'entretenir avec un avocat avant la trente-sixième heure.
Il y aurait inégalité de traitement en portant à plus de trente-six heures, et notamment à soixante-douze heures, le délai maximum s'écoulant avant qu'un gardé à vue ne puisse s'entretenir avec un avocat.
Au demeurant, il n'y a pas de relation mathématique à établir entre la durée d'une garde à vue et le délai s'écoulant avant l'entretien avec un avocat, la nature des deux mesures étant quelque peu différente.
C Retenue des mineurs de dix à treize ans
L'article 16 de la loi permet, pour les nécessités de l'enquête et à titre exceptionnel, la retenue d'un mineur de dix à treize ans contre lequel il existe des indices laissant présumer qu'il a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d'au moins sept ans d'emprisonnement. Cette rétention est subordonnée à l'accord préalable d'un magistrat du ministère public ou d'un juge d'instruction spécialisé dans la protection de l'enfance ou d'un juge des enfants. La retenue pourra être de dix heures renouvelables une fois.
Or, dans sa décision du 11 août 1993, le Conseil constitutionnel a considéré que « si le législateur peut prévoir une procédure appropriée permettant de retenir au-dessus d'un âge minimum les enfants de moins de treize ans pour les nécessités d'une enquête, il ne peut être recouru à une telle mesure que dans des cas exceptionnels et s'agissant d'infractions graves : que la mise en uvre de cette procédure, qui doit être subordonnée à la décision et soumise au contrôle d'un magistrat spécialisé dans la protection de l'enfance, nécessite des garanties particulières ».
La nouvelle loi n'en tient en vérité guère compte, car elle qualifie de « retenue » (sic) une véritable garde à vue faisant application au mineur des dispositions des paragraphes II, III et IV de l'article 4 de l'ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945 relatives à la garde à vue !
La « barre » de « sept ans » de la peine encourue ne correspond pas à une « gravité » suffisante pour qu'un enfant de dix ans soit « retenu » par des policiers.
Les « cas exceptionnels » ne sont en rien définis : à l'évidence l'adverbe « exceptionnellement » ne suffit pas à le faire.
La durée de dix heures, qui peut de surcroît être prolongée, dépasse de beaucoup celle nécessaire à recueillir la déposition d'un enfant.
On ne connaît pas de définition d'un magistrat du ministère public qui serait « spécialisé dans la protection de l'enfance ».
Les exigences de l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme ne sont pas respectées.
Par ces moyens et tous autres à soulever d'office par le Conseil constitutionnel, les sénateurs soussignés demandent au Conseil de déclarer la loi déférée non conforme à la Constitution.