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Décision n° 93-330 DC du 29 décembre 1993 - Saisine par 60 députés

Loi de finances pour 1994
Conformité

SAISINE DEPUTES Les députés soussignés à Monsieur le président, Madame et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, 2, rue de Montpensier, 75001 Paris Monsieur le président,
Madame et Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi de finances pour 1994 telle qu'elle a été adoptée par le Parlement.
I Sur l'article 13 de la loi déférée
Cet article prévoit que « les dispositions de l'article 59 de la loi n° 90-669 du 30 juillet 1990 relative à la révision générale des évaluations des immeubles retenus pour la détermination des bases des impôts directs locaux sont maintenues pour les impositions établies au titre de 1994 ».
La disposition ainsi visée a institué une taxe additionnelle (d'un montant de 0,4 p 100 des impôts locaux en cause) au prélèvement pour frais d'assiette des impôts directs locaux (d'un montant de 4 p 100 desdits impôts), taxe additionnelle affectée au financement des opérations de révision des valeurs locatives cadastrales.
Cette révision a été opérée au cours des années 1991 et 1992. Le Gouvernement a présenté, à la fin de l'année 1992, au Parlement un rapport exposant les résultats de l'opération qui venait de s'achever.
Le ministre du budget a reconnu explicitement devant l'Assemblée nationale (intervention au cours de la deuxième séance du 15 octobre 1993) que « le travail est terminé ». Il s'est toutefois opposé, avec succès, à l'adoption des trois amendements de suppression adoptés par la commission des finances de l'Assemblée au seul motif qu'il avait besoin de ce milliard de francs (sic), notamment pour honorer les engagements pris par le Gouvernement au cours de la discussion à l'égard des collectivités territoriales.
Il est donc incontestable et incontesté que la taxe additionnelle maintenue par l'article critiqué avait pour seul objet de financer une opération qui est achevée depuis au moins un an et que son maintien en 1994 est totalement privé d'objet.
Or, en vertu de l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, le législateur ne peut instituer aucune imposition qui ne soit nécessaire à « l'entretien de la force publique » ou aux « dépenses d'administration ». Même si l'évolution des missions de l'Etat et des autres collectivités publiques autorise une interprétation raisonnablement extensive de la notion de « dépenses d'administration », on ne saurait nier l'existence d'un principe de valeur constitutionnelle de nécessité de l'imposition.
Lorsque est en cause un impôt, le principe d'universalité budgétaire laisse au législateur un pouvoir d'appréciation quasi illimité ou du moins discrétionnaire en la matière, tout impôt concourant au financement de l'ensemble des dépenses de la collectivité concernée. En revanche, lorsque, comme en l'espèce, il s'agit d'une taxe, c'est-à-dire que l'institution de l'imposition est justifiée et conditionnée par une affectation à une dépense publique précise, la taxe ne saurait survivre à sa raison d'être sans devenir une imposition sans objet et donc contraire au principe constitutionnel de nécessité de l'imposition.
Toute autre interprétation de l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen reviendrait à reconnaître au législateur un pouvoir fiscal totalement arbitraire et de surcroît inintelligible par le citoyen.
L'inconstitutionnalité de la taxe finançant la révision des valeurs locatives cadastrales est certaine.
II. Sur l'article 23 bis de la loi déférée
Cet article prévoit que « le dégrèvement accordé à un contribuable, en application de l'article 1647B sexies du code général des impôts, ne peut excéder un milliard de francs pour les impositions établies au titre de 1994 et des années suivantes ».
Le dégrèvement en cause concernait la fraction de la cotisation à la taxe professionnelle excédant 3,5 p 100 de la valeur ajoutée ; il était jusqu'à présent intégral et illimité. L'article critiqué le plafonne à un montant d'un milliard de francs, la taxe étant à nouveau due « au-delà ».
Or le ministre du budget a expressément reconnu devant l'Assemblée nationale (au cours de la troisième séance du 15 octobre 1993) que l'amendement gouvernemental introduisant cet article additionnel, qui n'a d'ailleurs été ni soumis à, ni examiné par la commission des finances de l'Assemblée, « ne concerne qu'un très petit nombre d'entreprises publiques ». En réalité, seuls deux contribuables sont touchés : Electricité de France (à hauteur de 1,2 milliard de francs) et France Télécom (à hauteur de 0,5 milliard de francs).
Comme dans le cas de l'article précédemment critiqué, le Gouvernement a ainsi cherché in extremis à financer des engagements pris vis-à-vis des collectivités territoriales, en mettant cette fois à contribution deux entreprises publiques.
Or, si le législateur dispose sans aucun doute d'un pouvoir discrétionnaire d'appréciation de l'assiette des impositions de toute nature dont il fixe le régime, ce pouvoir trouve cependant sa limite dans le respect des règles et principes de valeur constitutionnelle au nombre desquels figure le principe d'égalité tant devant l'impôt que, plus généralement, devant les charges publiques.
En l'espèce, le procédé consistant à faire supporter l'intégralité de l'effort de financement de nouveaux concours aux collectivités territoriales par deux entreprises publiques qui ne se trouvent nullement placées à cet égard dans une situation particulière heurte incontestablement le principe d'égalité : si l'importance de la valeur ajoutée par telle entreprise constituait bien une différence de situation justificative du dégrèvement précédemment institué, le plafonnement à un milliard de francs dudit dégrèvement ne repose sur aucune différence de situation réelle et justificative d'une différence de traitement fiscal.
L'article critiqué peut au surplus s'analyser en un véritable détournement de procédure : il appartenait à l'Etat, si ce dernier souhaitait à la fois augmenter ses concours aux collectivités territoriales et ponctionner spécifiquement les deux entreprises publiques en cause, d'utiliser les excédents dégagés par celles-ci qui lui reviennent en tant que propriétaire de leur capital pour abonder les dotations auxdites collectivités. Au lieu de quoi c'est par une modification « sur mesure » et discriminatoire du régime fiscal qu'il pénalise deux contribuables au mépris du principe constitutionnel d'égalité (voir pour la censure d'une rupture aussi caractérisée de ce principe Conseil constitutionnel n° 85-200 DC du 16 janvier 1986, Rec. p 9).
L'inconstitutionnalité d'une telle manipulation est incontestable.
III. Sur l'article 52 de la loi déférée
Cet article réforme le régime d'attribution de l'allocation aux adultes handicapés instituée par la loi n° 75-534 du 30 juin 1975 (codifiée sur ce point aux articles L 821-1 et L 821-2 du code de la sécurité sociale).
Aux termes de l'article L 821-1 du code, l'allocation était jusqu'à présent due aux adultes dont le taux d'incapacité permanente était au moins égal à 80 p 100 (ce taux étant fixé par décret en Conseil d'Etat), les commissions techniques d'orientation et de reclassement professionnel (Cotorep) ayant compétence pour apprécier cas par cas ce taux d'incapacité.
L'article L 821-2 du code disposait par ailleurs que l'allocation était également versée aux personnes dont le taux d'incapacité permanente était inférieur à 80 p 100 lorsque la Cotorep reconnaissait que la personne en cause était dans l'impossibilité de se procurer un emploi. Il s'est en effet avéré, notamment à propos des personnes séropositives, que cette impossibilité n'est pas seulement conditionnée par l'ampleur de l'incapacité physique mesurée quantitativement.
L'article critiqué, afin de réaliser une économie de 300 millions de francs (à comparer aux 18,121 milliards de francs de crédits prévus pour le financement de l'allocation au titre de 1994), modifie l'article L 821-2 du code en limitant ce pouvoir d'appréciation des Cotorep au cas où l'incapacité permanente dépasse le taux fixé par décret en Conseil d'Etat (le Gouvernement ayant annoncé que ce dernier taux doit être abaissé à 50 p 100).
Cette limitation paraît à première vue absurde dans la mesure où dans ces conditions l'article L 821-2 semble privé de toute raison d'être : si l'incapacité permanente dépasse le taux fixé par voie réglementaire, le versement de l'allocation est de droit et dès lors il n'y a plus lieu à aucune appréciation par la Cotorep.
Mais en réalité le paragraphe II de l'article critiqué limite la portée de la réforme qu'institue son paragraphe I aux demandes « nouvelles » déposées à partir du 1er janvier 1994. Pour les demandes de renouvellement d'allocation déposées même après cette date, la Cotorep peut donc continuer à attribuer l'allocation même à des personnes dont l'incapacité permanente est inférieure au taux fixé par le décret.
Ainsi, de deux personnes dont le taux d'incapacité permanente est inférieur à 80 p 100 aujourd'hui (ou à 50 p 100 demain) et qui sont dans l'impossibilité de se procurer un emploi, l'une pourra se voir attribuer (à nouveau) l'allocation par la Cotorep parce qu'elle aura déposé sa première demande avant le 1er janvier 1994 et l'autre non parce que son handicap sera survenu après cette date.
Or la consistance des droits des personnes frappées d'un handicap ou d'une infirmité ne saurait sans porter atteinte au principe constitutionnel d'égalité dépendre uniquement de la date de la demande, laquelle ne constitue à l'évidence en rien une différence de situation « justificative » (Conseil constitutionnel n° 90-285 DC du 28 décembre 1990, Rec. page 95).
On ajoutera que la discrimination ainsi introduite par l'article critiqué concerne, selon les estimations de la commission des finances (qui avait voté trois amendements de suppression de l'article, certains de ses membres en ayant démontré l'inconstitutionnalité), au moins 13 000 personnes par an ; en outre, contrairement à ce qu'a soutenu le ministre du budget (le 11 décembre 1993 devant l'Assemblée nationale), les personnes séropositives ne sauraient être protégées des effets discriminatoires de cette réforme par une simple circulaire d'application, dès lors que leur incapacité permanente serait (ce qui est souvent le cas) inférieure au taux réglementaire.
Le caractère aussi inconstitutionnel que choquant de la mesure critiquée est incontestablement établi.
IV. Sur les articles 58 et 60 (alinéa 1er) de la loi déférée
L'article 58 modifie le régime d'indemnisation des commissaires enquêteurs et des membres des commissions d'enquête publique prévu par l'article 8 de la loi n° 83-630 du 12 juillet 1983 relative à la démocratisation des enquêtes publiques et à la protection de l'environnement.
Le premier alinéa de l'article 60 prévoit quant à lui que « à compter du 1er janvier 1994, l'établissement public Météo-France est subrogé dans les droits et les obligations détenus par l'Etat au titre de la Météorologie nationale ».
Ni l'une ni l'autre de ces dispositions qui ne déterminent ni la nature, ni le montant, ni l'affectation de ressources ou de charges de l'Etat, qui n'organisent pas davantage l'information et le contrôle du Parlement sur la gestion des finances publiques et qui n'ont pas non plus un caractère fiscal, n'ont dès lors un caractère financier au sens de l'article 1er de l'ordonnance organique n° 59-2 du 2 janvier 1959 et ne sont par conséquent au nombre des dispositions qui peuvent figurer dans une loi de finances.
Ces deux « cavaliers budgétaires » ne sauraient donc échapper à la censure.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci l'ensemble de la loi qui vous est déférée, et notamment ceux de ses articles qui ont fait l'objet des développements précédents.
Nous vous prions d'agréer, monsieur le président, madame et messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.
MEMOIRE ADDITIONNEL A LA SAISINE DES DEPUTES EN DATE DU 30 DECEMBRE 1993
Cet article a pour objet et pour effet de faire reprendre par l'Etat la dette accumulée du régime général de la sécurité sociale.
Pour aboutir à ce résultat, l'Etat doit donc rembourser à due concurrence les concours de la Caisse des dépôts tandis que lui-même se trouvera désormais créancier du Fonds de solidarité.
Cette reprise de dette, traitée en loi de finances comme une opération de trésorerie en charges communes, n'affecte pas le solde budgétaire.
Il s'agit donc bien, en réalité, de la consolidation d'une opération de trésorerie en un prêt à long terme au Fonds de solidarité.
C'est à ce titre que, conformément à l'article 28 de l'ordonnance organique n° 59-2 du 2 janvier 1959, elle devait figurer en loi de finances. Mais, dans le même temps, dès lors que l'avance n'est pas effectivement remboursée (le Fonds de solidarité restant, pour le même montant, débiteur de l'Etat), ce même article 28 imposait ou bien de comptabiliser le prêt dans le budget ou de constater la perte et d'en inscrire la charge.
En ne faisant ni l'un ni l'autre, malgré les termes exprès de l'ordonnance organique, l'article 55 altère gravement la sincérité du budget.
En effet, dès lors que l'Etat va au-delà du simple soutien de trésorerie, la sincérité budgétaire, soutenue ici par l'ordonnance du 2 janvier 1959, lui fait obligation absolue d'enregistrer ses concours en charges dans le budget.
Si l'intérêt politique est évident, qui consiste à débudgétiser les concours de l'Etat à la sécurité sociale, cet intérêt politique est proportionné à la dissimulation qu'il permet et que la Constitution interdit.
C'est d'autant plus critiquable qu'il s'agit là d'une pratique qui s'est déjà manifestée et pourrait aller en se répétant au point de faire perdre tout sens aux chiffres du déficit budgétaire.
Ainsi le Gouvernement a-t-il déjà omis de rembourser à la CNAF l'augmentation de l'allocation de rentrée scolaire qu'il avait décidée : cette charge figure dans la reprise de dette sans être jamais apparue dans le budget ! Et l'on pourrait parfaitement imaginer que l'Etat supprime à l'avenir ou diminue ses subventions à la sécurité sociale, puis augmente à due concurrence ses avances de trésorerie qu'il ferait, en fin d'année, consolider hors budget, moyennant quoi, en fin de compte, le déficit affiché en loi de finances diminuerait substantiellement alors que la dette de l'Etat serait, au mieux, inchangée.
L'opération retracée par l'article 55 est donc, à tous ces titres, manifestement contraire à l'ordonnance organique du 2 janvier 1959, et notamment à son article 28.