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Décision n° 93-323 DC du 5 août 1993 - Saisine par 60 députés

Loi relative aux contrôles et vérifications d'identité

Non conformité partielle

SAISINE DEPUTES Les députés soussignés à Monsieur le président, Madame et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, 2, rue Montpensier, 75001 Paris.

Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi relative aux contrôles et vérifications d'identité telle qu'elle a été adoptée par le Parlement, et tout particulièrement son article 1er.
L'article 1er de la loi déférée, qui modifie l'article 78-2 du code de procédure pénale, méconnaît les articles 2, alinéa 1, 34 et 66 de la Constitution, les articles 4 et 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ainsi que les principes essentiels sur lesquels reposent la liberté individuelle et les principes constitutionnels d'égalité devant la loi et d'indivisibilité territoriale de la République.
I : Sur les contrôles d'identité effectués au titre de la police judiciaire
Il s'agit du nouvel alinéa 6 de l'article 78-2 du code de procédure pénale qui, tel qu'il résulte de l'alinéa 2 de l'article 1er de la loi déférée, légalise les opérations « coups de poing ».
La seconde phrase de ce nouvel alinéa précise, à la suite de l'adoption d'amendements au projet de loi déposé par le Gouvernement, que « le fait que le contrôle d'identité révèle des infractions autres que celles visées dans les réquisitions du procureur de la République ne constitue pas une cause de nullité des procédures incidentes ».
En d'autres termes (et comme l'établissent les débats à l'Assemblée), les policiers ne seront pas liés quant à l'objet de l'opération « coup de poing » par les réquisitions écrites du procureur, ce qui signifie que ces réquisitions perdent toute portée utile.
Or, le Conseil constitutionnel n'avait admis la constitutionnalité de la loi de 1986 qu'en raison des « conditions de forme et de fond énoncées » par ladite loi et par les dispositions législatives antérieures qu'elle laissait subsister en matière de garanties entourant les contrôles d'identité « et compte tenu en particulier du rôle confié à l'autorité judiciaire » (Conseil constitutionnel, n° 86-211 DC du 26 août 1986, Rec. p 120).
En l'espèce, l'autorité judiciaire est privée de toute maîtrise effective de l'opération : la police judiciaire n'agit plus réellement sous l'autorité du parquet. C'est une garantie fondamentale qui disparaît et qui rend l'ensemble de la disposition de la loi déférée relative aux opérations « coups de poing » contraire à l'article 66 de la Constitution, lequel dispose que la loi doit prévoir les conditions dans lesquelles « l'autorité judiciaire » est « gardienne de la liberté individuelle », ainsi qu'aux « principes essentiels sur lesquels repose la liberté individuelle » en tant que principe fondamental garanti par les lois de la République, proclamé par le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et confirmé par le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 (Conseil constitutionnel, n° 76-75 DC du 12 janvier 1977, Rec. p 33, sur l'affaire dite de la « fouille des véhicules »).
II. : Sur les contrôles d'identité effectués au titre de la police administrative
L'article 1er de la loi déférée a, d'une part, supprimé toute condition de légalité des contrôles de police administrative liée au comportement de la personne visée (alinéa 3), d'autre part, institué à proximité des frontières des zones dans lesquelles les contrôles de police administrative seront entièrement discrétionnaires (alinéa 4).
A : Le législateur ne peut édicter des règles concernant l'exercice d'une liberté publique : ici, la liberté d'aller et de venir : « qu'en vue de le rendre plus effectif ou de le concilier avec celui d'autres règles ou principes de valeur constitutionnelle » - c'est-à-dire ici avec la protection de l'ordre public (Conseil constitutionnel, n° 84-181 DC des 10 et 11 octobre 1984, Rec. p.
78). Le Conseil constitutionnel a fait application expresse de cette jurisprudence aux contrôles d'identité (Conseil constitutionnel, n° 80-127 DC des 19 et 20 janvier 1981, Rec. p 15) en énumérant les garanties précises et multiples, faute desquelles la protection de l'ordre public ne suffirait pas à justifier l'atteinte portée à la liberté d'aller et de venir.
Les contraintes imposées aux personnes contrôlées doivent donc être « limitées à ce qui est nécessaire pour la sauvegarde des fins d'intérêt général ayant valeur constitutionnelle et dont la poursuite motive la vérification d'identité » (décision des 19 et 20 janvier 1981 précitée ; jurisprudence confirmée par la décision n° 86-211 DC du 26 août 1986, Rec. p 120), c'est-à-dire absolument nécessaires au maintien de l'ordre public. Tel n'est pas le cas de l'institution d'une zone spéciale, proche des frontières, dans laquelle les contrôles d'identité pourront intervenir non pas en cas de menace pour l'ordre public, mais seulement pour « vérifier le respect des obligations de détention, de port et de présentation des titres et documents prévus par la loi » alors qu'aucune loi ne met de telles obligations à la charge des Français et qu'en ce qui concerne les étrangers le respect des textes prévoyant une telle obligation était déjà assuré par la législation existante sur les contrôles d'identité.
En d'autres termes, le nouveau huitième alinéa de l'article 78-2 du code de procédure pénale (alinéa 4 de l'article 1er de la loi déférée) impose à la liberté d'aller et de venir de nouvelles restrictions qui ne sont nullement nécessaires à la mise en uvre de l'objectif constitutionnel de maintien de l'ordre public. Il méconnaît, ce faisant, l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et le principe constitutionnel limitant les restrictions des libertés aux mesures indispensables à la protection de l'ordre public.
B : De plus, lorsque le législateur organise l'exercice d'une liberté publique, il ne peut remettre en cause des « situations existantes intéressant une liberté publique » que si ces situations étaient illégales ou si leur remise en cause est « réellement nécessaire pour assurer la réalisation de l'objectif constitutionnel poursuivi »(Conseil constitutionnel n° 84-181 DC des 10 et 11 octobre 1984, Rec. p 78). Comme on vient de le voir, l'institution d'une zone de contrôles entièrement discrétionnaires à proximité des frontières, qui remet en cause le régime antérieurement applicable dans ces zones, n'est nullement nécessaire au maintien de l'ordre public ; il en est de même de la remise en cause (par l'alinéa 3 de l'article 1er de la loi déférée) de la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation (Crim, 10 novembre 1992, « Bassilika ») subordonnant la légalité d'un contrôle de police administrative à l'existence d'un comportement de la personne visée permettant de présumer une menace pour l'ordre public.
L'inconstitutionnalité de ces deux dispositions se confirme.
Ces deux mêmes dispositions tombent également sous le coup de la jurisprudence qui interdit au législateur de priver de garantie légale des exigences de caractère constitutionnel (Conseil constitutionnel n° 83-165 DC du 20 janvier 1984, Rec. p 30 ; n° 86-219 DC du 29 juillet 1986, Rec. p 110 ; n° 86-217 DC du 18 septembre 1986, Rec. p 141) : la suppression de toute condition légale précise limitant le recours aux contrôles systématiques de police administrative prive de toute garantie effective l'exigence constitutionnelle de respect de la liberté d'aller et de venir.
C : L'ensemble de l'article 1er de la loi déférée, et tout particulièrement son alinéa 3, sont en outre entachés d'« incompétence négative », c'est-à-dire d'abandon inconstitutionnel par le législateur d'une partie de ses compétences à l'autorité gouvernementale ou administrative. Ledit alinéa prévoit en effet que l'« identité de toute personne, quel que soit son comportement », peut être contrôlée « pour prévenir une atteinte à l'ordre public, notamment à la sécurité des personnes et des biens ». Quant à l'alinéa 4 de ce même article, il autorise les ministres de l'intérieur et de la justice à définir par arrêté conjoint l'étendue de la zone (proche des frontières) dans laquelle les contrôles d'identité seront totalement discrétionnaires, les ministres pouvant retenir toute distance de la frontière la plus proche comprise entre 20 et 40 kilomètres ; en d'autres termes, ce sont les ministres qui définissent le champ d'application (territorial) de la loi, et cela suffit à rendre cet alinéa inconstitutionnel (Conseil constitutionnel n° 84-173 DC du 26 juillet 1984, Rec. p 63).
Or cette habilitation est excessivement générale et imprécise : le législateur ne peut conférer au Gouvernement ou à une autorité administrative « un pouvoir qui n'est assorti d'aucune limite » (Conseil constitutionnel n° 86-223 DC du 29 décembre 1986, Rec. p 184 ; voir aussi Conseil constitutionnel n° 87-223 DC du 5 janvier 1988, Rec. p 9). Et il en est tout particulièrement ainsi en matière de libertés publiques (Conseil constitutionnel n° 81-129 DC des 30 et 31 octobre 1981, Rec. p 35, a contrario ; n° 83-162 DC des 19 et 20 juillet 1983, Rec. p 49 ; n° 85-189 DC du 17 juillet 1985, Rec. p 49, a contrario ; n° 85-198 DC du 13 décembre 1985, Rec. p 78) : c'est au législateur qu'il appartient, en vertu de l'article 34 de la Constitution, d'assurer la sauvegarde des droits et libertés constitutionnellement garantis et, s'il peut déléguer au pouvoir réglementaire la mise en uvre de cette sauvegarde, il doit déterminer lui-même la nature des garanties nécessaires (décision du 13 décembre 1985 précitée).
En l'espèce, la loi devait préciser (comme le faisait d'ailleurs la jurisprudence précitée de la chambre criminelle de la Cour de cassation) les hypothèses dans lesquelles une personne, en raison de son comportement, peut être légalement soumise à un contrôle d'identité au nom de la protection de l'ordre public. Au contraire, la loi déférée n'énonce que le but de la mesure (la protection de l'ordre public) mais non les motifs qui peuvent la justifier légalement. Cette imprécision l'entache d'inconstitutionnalité (voir, a contrario, la décision du 26 août 1986 précitée, qui n'admet la constitutionnalité de la loi alors déférée que parce que, « comme le texte l'exige, les conditions relatives à la légalité, à la réalité et à la pertinence des raisons motivant l'opération » devaient être effectivement réunies pour que cette opération puisse intervenir, si bien que la « gêne » apportée à la liberté d'aller et de venir n'était pas « excessive »).
D : Enfin, l'institution (par l'alinéa 4 de l'article 1er de la loi déférée) de la zone périfrontalière de contrôle entièrement discrétionnaire méconnaît les principes constitutionnels d'égalité devant la loi (article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen) et d'indivisibilité territoriale de la République (article 2 de la Constitution). Cette mesure n'est en effet nullement justifiée par la mise en uvre des accords de Schengen, car les effets de cette mise en uvre se feront sentir sur tout le territoire de la République, la rapidité des moyens actuels de communication rendant dérisoire la définition d'une prétendue « zone sensible » à quelques dizaines de kilomètres des frontières. Ainsi, la différence de situation (proximité relative d'une frontière) n'est nullement justificative de la différence de traitement prévue par la loi (faculté d'organiser des contrôles de police administrative systématiques indépendamment même de toute menace pour l'ordre public) au regard de l'objet prétendu de cette dernière (tenir compte de la prochaine entrée en vigueur des accords de Schengen). La discrimination territoriale est manifeste. A tout le moins, l'extraordinaire disproportion entre la gêne, dès lors « excessive », causée aux habitants des régions concernées et la situation géographique invoquée par le législateur ne saurait-elle être contestée et suffit à entacher d'inconstitutionnalité la disposition en cause.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conformes à celle-ci l'ensemble de la loi qui vous est déférée et tout particulièrement son article 1er.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.