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Décision n° 93-322 DC du 28 juillet 1993 - Saisine par 60 sénateurs

Loi relative aux établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel
Non conformité totale

SAISINE SENATEURS En application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, les sénateurs soussignés ont l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi relative aux établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel, définitivement adoptée le 6 juillet 1993.
Ils lui demandent de déclarer non conformes à la Constitution les dispositions résultant de la loi déférée :
: du second alinéa de l'article 21 de la loi n° 84-52 du 26 janvier 1984 sur l'enseignement supérieur ;
: des alinéas 2 à 5 nouveaux de l'article 22 de la même loi.
Ces dispositions sont en effet contraires à l'article 34 de la Constitution :
: en tant qu'elles délèguent à l'autorité réglementaire la compétence du législateur pour définir les conditions et le champ d'application des règles qu'il dicte et pour modifier ou abroger la loi ;
: en tant qu'elles contreviennent aux dispositions de cet article qui prévoit que « la loi fixe les règles concernant la création de catégories d'établissements publics » ;
: en tant qu'elles privent de garanties légales la libre expression des enseignants-chercheurs et le principe, reconnu par les lois fondamentales de la République, de l'indépendance des professeurs d'université.
I : Les dispositions de la loi déférée connaissent la compétence du législateur pour définir le champ d'application de la loi.
: tel qu'il a été modifié par l'article 4-I de la loi n° 92-578 du 20 juillet 1992, l'article 21 de la loi n° 84-52 du 26 janvier 1984 précitée dispose que les décrets portant création d'universités ou d'instituts et écoles extérieurs aux universités peuvent déroger aux règles d'organisation et de fonctionnement applicables à ces établissements (25 à 28, 30, 31 pour les universités, 34 à 36 pour les instituts et écoles extérieurs), ainsi qu'aux règles communes à l'ensemble des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel (EPSCP) relatives aux conditions de nomination des membres de leurs conseils (art 38 à 40 de la loi n° 84-52).
Ces dérogations qui, aux termes de l'article 4-II de la loi n° 92-578, peuvent s'appliquer aux seuls établissements « créés dans les dix-huit mois précédant la promulgation » de cette loi, doivent avoir pour objet la mise en place des nouveaux établissements ou l'expérimentation de formules nouvelles. Enfin, si leur étendue n'est limitée que par l'obligation d'« assurer la participation des personnels et des usagers », leur durée est impérativement limitée à trois ans.
Les dispositions des articles 1er et 2 de la loi étendent considérablement la compétence donnée à l'autorité réglementaire pour déroger aux dispositions législatives relatives au statut des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel :
: les dispositions du second alinéa modifié de l'article 21 de la loi n° 84-52 précitée incluent dans les dispositions pouvant faire l'objet de dérogations les articles 41 et 42 de la même loi relatifs au régime financier des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel ; elles permettent, par référence à l'article 32 de la loi n° 84-52, d'étendre les dérogations prévues aux composantes des universités que sont les unités de formation et de recherche ;
: les dispositions du second alinéa modifié de l'article 21 de la loi n° 84-52 et celles des deuxième et troisième alinéas nouveaux de l'article 22 de la même loi étendent également, selon une procédure extrêmement souple, le champ d'application des dérogations aux établissements existants : alors qu'un vote à la majorité des deux tiers des membres du conseil d'administration est requis pour l'adoption des statuts conformes à la loi (art 22, alinéa 1, de la loi n° 84-52), un vote à la majorité simple suffit pour l'adoption de statuts dérogatoires, sous réserve que ces statuts soient ensuite soumis à une procédure d'approbation tacite de l'autorité de tutelle ;
: les dispositions de la loi déférée n'enferment plus, dans aucun délai, la durée des dérogations prévues : si, aux termes du cinquième alinéa nouveau de l'article 22 de la loi n° 84-52 (alinéa 6 de l'article 2 de la loi déférée), l'autorité de tutelle est investie du pouvoir, à l'issue du délai de trois ans et après évaluation, de mettre fin à une dérogation, l'exercice de ce pouvoir est laissé à son entière appréciation.
Les dispositions de la loi déférée ne fixent aucune limite précise à l'étendue des dérogations qu'elles autorisent :
: s'il est indiqué que les « formules nouvelles expérimentées doivent être de nature à favoriser l'ouverture des formations dispensées sur le monde socio-économique ou le développement des activités de recherche », cette précision qui n'ajoute rien aux missions que la loi sur l'enseignement supérieur assigne déjà à l'enseignement supérieur et aux EPSCP (art 2 à 8 et 20 de la loi n° 84-52) ne permet pas de contrôler la nécessité des dérogations ;
: de même s'il est précisé que les « formules dérogatoires » devront assurer « avec voix délibérative » la participation des personnels et des usagers, cette disposition ne comporte aucune indication sur l'importance de cette participation ni sur l'importance relative de la participation des différentes catégories visées, tandis qu'elle pourrait, en revanche, permettre d'exclure toute participation à la gestion des EPSCP de personnalités n'appartenant pas à la communauté universitaire.
Enfin, si le quatrième alinéa nouveau de l'article 22 de la loi n° 84-52 impose au ministre chargé de l'enseignement supérieur de s'opposer aux dérogations qui « seraient contraires, notamment aux missions de l'université, à la cohérence du système d'enseignement et de recherche et au caractère national des diplômes », l'énoncé purement indicatif et formulé en termes très vagues des motifs justifiant cette opposition laisse en fait à l'autorité de tutelle un large pouvoir d'appréciation.
Il apparaît ainsi que les dispositions déférées confèrent au pouvoir réglementaire, ou à l'autorité de tutelle, une compétence illimitée pour décider de ne pas appliquer, ou de mettre fin à l'application des dispositions de la loi sur l'enseignement supérieur relative à l'organisation, et pour leur substituer des règles différentes définies en dehors de toute directive du législateur.
Elles s'analysent donc comme une délégation à l'autorité administrative des compétences du législateur pour définir les conditions et le champ d'application de la loi, et pour abroger ou modifier des dispositions de nature législative.
Pour ces motifs, les modifications qu'elles apportent aux articles 21 et 22 de la loi n° 84-52 du 26 janvier 1984 sur l'enseignement supérieur ne sauraient être regardées comme satisfaisant aux exigences de l'article 34 de la Constitution.
II. : Les dispositions de la loi déférée méconnaissent la compétence du législateur pour fixer les règles concernant la création de catégories d'établissements publics.
Selon l'interprétation du Conseil constitutionnel (cf notamment la décision n° 64-27 L du 19 mars 1964), les règles de création d'une catégorie d'établissements publics comprennent les règles constitutives de cette catégorie.
Or les possibilités de dérogation à la loi n° 84-52 définies à l'article 1er de la loi déférée portent sur un certain nombre de règles que l'on doit considérer comme des règles constitutives de la catégorie des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel, compte tenu, en particulier, de leur incidence possible sur le respect de principes à valeur constitutionnelle.
Il s'agit notamment :
: des règles relatives à l'organisation, au fonctionnement et au régime financier des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel et à la structure interne des établissements (art 25 et 26 de la loi n° 84-52 pour les universités, 32 [alinéas 1 et 2] pour les UFR, 34 pour les écoles et instituts extérieurs) ;
: des règles déterminant les catégories de personnel représentées dans les organes consultatifs et délibérants des établissements et la place relative faite à chacune de ces catégories (art 28, 30 et 31 pour les conseils des universités, 32 [alinéa 3] pour le conseil des UFR, 35 pour les conseils des instituts et écoles ;
: des règles déterminant les conditions de nomination et les compétences des présidents d'université (art 27), des directeurs d'UFR (art 32, alinéa 4), des écoles et des instituts extérieurs aux universités (art 35, alinéas 2 et 36) ;
: des règles relatives à l'élection des représentants aux conseils des composantes de la communauté universitaire (personnels enseignants et non-enseignants, étudiants) et aux modalités de désignation des personnalités extérieures siégeant à ces conseils (art 38, 39 et 40) ;
: des dispositions définissant les catégories de ressources des EPCSP (art 41).
La fixation et la modification de ces règles constitutives sont de la compétence du législateur. En prévoyant que des décisions administratives peuvent y déroger sans aucune limite, et en donnant, en fait, compétence à l'autorité administrative pour créer de nouvelles catégories d'établissements publics d'enseignement supérieur et de recherche, les dispositions déférées contreviennent aux dispositions des alinéas 7 et 9 (art 34 de la Constitution).
III. : Les dispositions déférées ont pour effet de priver de garantie légale des principes de valeur constitutionnelle.
Il ressort de la décision du Conseil constitutionnel n° 165 DC du 20 janvier 1984 que les conditions et les modalités de la représentation des enseignants-chercheurs et des professeurs dans les conseils universitaires doivent garantir la libre expression des enseignants-chercheurs et le respect du principe, reconnu par les lois fondamentales de la République, de l'indépendance des professeurs d'université.
Selon la même décision, les dispositions des articles 30 et 31 de la loi et telles qu'elles ont été rectifiées par le Conseil constitutionnel, celles de l'article 39 offrent à cet égard des garanties conformes à la Constitution.
Dès lors qu'elles ouvrent la possibilité de déroger à ces dispositions, sans imposer que les règles dérogatoires comportent des garanties au moins équivalentes de la liberté d'expression des enseignants-chercheurs et de l'indépendance des professeurs d'université, les dispositions du second alinéa de l'article 21 de la loi n° 84-52 modifié par l'article 1er de la loi déférée ne sont pas conformes à la Constitution.
Par ces moyens et tous autres à soulever d'office par le Conseil constitutionnel, les sénateurs soussignés demandent au conseil de déclarer la loi déférée non conforme à la Constitution.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.