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Décision n° 92-312 DC du 2 septembre 1992 - Saisine par 60 sénateurs

Traité sur l'Union européenne
Conformité

SAISINE SENATEURS
Les soussignés ont estimé nécessaire de saisir le Conseil constitutionnel car trop d'incertitudes subsistent quant à la régularité juridique du processus de ratification du traité de Maastricht : dans la mesure où le nouvel article 54 permet désormais à soixante députés ou soixante sénateurs de saisir le juge constitutionnel, il a paru justifié d'utiliser cette procédure afin de faire vérifier si ledit traité ne comporte pas de clause contraire à la Constitution, dans l'état où celle-ci se trouve après la révision constitutionnelle du 26 juin 1992.
Ceci a semblé d'autant plus nécessaire que l'article 11 de la Constitution, que le Président de la République a choisi d'appliquer pour obtenir l'autorisation de ratifier le traité, précise que la procédure qu'il prévoit ne peut jouer qu'à la condition que le traité à ratifier ne soit pas « contraire à la Constitution ».
En outre, l'engagement international dont il s'agit est, en réalité, un ensemble comportant le traité proprement dit, dix-sept « protocoles » et enfin trente-trois « déclarations ». Cette masse considérable de dispositions a été examinée par le conseil à la demande du Président de la République et a conduit à une révision de la Constitution. Il paraît d'autant plus utile de reprendre cet examen que des débats parlementaires très riches ont eu lieu au cours de cette procédure de révision, et que le « contrôle à double détente » qui lui est ainsi proposé lui permettra de tenir compte des enseignements de ces travaux préparatoires afin de mieux apprécier si le traité est ou n'est pas en adéquation avec la Constitution révisée.
Enfin, on notera que, si la saisine intervient plus d'un mois après la révision constitutionnelle, c'est qu'il a fallu le temps d'apprécier la teneur et la portée de cette révision et d'attendre la parution des commentaires quasi officiels de la décision du conseil du 9 avril 1992 qui, faute de conclusions du commissaire du Gouvernement, sont les seuls moyens d'avoir des éclaircissements sur la manière dont le Conseil constitutionnel a procédé à l'examen des clauses du traité et à l'interprétation de la Constitution. Ces commentaires émanant d'éminents spécialistes ayant participé à l'élaboration de la décision (le secrétaire général du Conseil constitutionnel et le conseiller du président du Conseil constitutionnel) ne sont parus que fin juillet (B Genevois, Le Traité sur l'Union européenne et la Constitution. A propos de la décision du Conseil constitutionnel n° 92-308 DC du 9 avril 1992, RFDA, 1992, p 373-403 ; F Luchaire, L'Union européenne et la Constitution, RDP, 1992, p 589-607).
Sur la procédure :
I : L'article 54 nouveau de la Constitution autorise désormais soixante députés ou soixante sénateurs à saisir le Conseil constitutionnel aux fins de faire vérifier si un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, avant que ne soit donnée l'autorisation de ratifier ou d'approuver l'engagement international.
Comme l'affirme une doctrine particulièrement autorisée, « ni la Constitution, ni l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel n'enferment la saisine dans des délais précis. Le conseil peut donc être saisi à tout moment entre le jour de la signature de l'engagement et celui du vote définitif de la loi » (F Luchaire, Le Conseil constitutionnel, p 228 ; cf dans le même sens, P Gaia, Le Conseil constitutionnel et l'insertion des engagements internationaux dans l'ordre juridique interne, p 104). On notera d'ailleurs qu'en 1970 le Conseil constitutionnel a été saisi alors que le projet de loi autorisant la ratification avait été déposé devant le Parlement et même renvoyé en commission (CC, 19 juin 1970).
Les sénateurs requérants sont, par ailleurs, habilités à saisir le Conseil constitutionnel même si celui-ci a déjà statué par décision du 9 avril 1992 à la demande du Président de la République sur la conformité des accords de Maastricht à la Constitution : en effet, il s'agit, dans le présent recours, de confronter ces engagements internationaux à la Constitution révisée. Il ne saurait donc y avoir ici chose jugée, puisque le texte de référence auquel les normes internationales seront confrontées n'est pas le même. Ceci est d'ailleurs explicitement admis par le secrétaire général du Conseil constitutionnel (cf RFDA, 1992, p 374). Quant à M Luchaire, il va plus loin en soulignant que la déclaration de non-contrariété à la Constitution des clauses du traité, non expressément examinées, n'est pas incluse dans le dispositif de la décision (RDP, 1992, p 594).
II. : Le Conseil constitutionnel n'a pas de délai pour statuer : il n'est pas tenu de rendre sa décision dans le délai d'un mois et encore moins de respecter le délai d'urgence de huit jours à la demande du Gouvernement. Ceci résulte de ce que la fixation des délais d'un mois et de huit jours n'est faite que par l'article 61, alinéa 3, de la Constitution, et ce à propos du contrôle des seules lois ; ce qui est d'ailleurs confirmé par le renvoi fait par l'ordonnance organique du 7 novembre 1958 au seul article 61, alinéa 3.
Le respect de ces délais ne s'impose donc pas au Conseil constitutionnel (cf en ce sens : F Luchaire, Le Conseil constitutionnel, p 229 ; RTDE, 1979, p 395 ; Favoreu et Philip, RDP, 1977, p 147 ; Gaia, op. cit, p 119). Comme le souligne M Luchaire (RDP, 1992, p 590), « le délai d'un mois se comprend quand le conseil est saisi d'une loi car la saisine suspend le délai de promulgation et la loi ne peut rester trop longtemps en attente ; cette même raison ne se retrouve pas quand le conseil est saisi d'un traité ».
Et ceci alors, surtout, que la plupart des pays de la Communauté n'envisagent de ratifier le traité de Maastricht qu'à l'automne prochain. Il n'y a pas véritablement urgence.
Sur le fond :
III. : La première question qui se pose est celle de l'existence même de l'engagement international : en effet, le Conseil constitutionnel se reconnaît compétent pour vérifier la régularité externe de l'engagement international et s'il existe bien en tant que tel (cf B Genevois, La Jurisprudence du Conseil constitutionnel, principes directeurs).
A : Le traité n'est pas, en l'état, ratifiable
ou susceptible d'entrer en vigueur
IV. : Est-il conforme à la Constitution de soumettre à ratification un engagement international qui n'est pas en état d'être ratifié tel qu'il est aujourd'hui rédigé ?
V : La « non-ratifiabilité » du traité signé le 7 février 1992 à Maastricht découle du refus opposé par le peuple danois à sa ratification par le référendum du 2 juin 1992.
Chacun s'accorde à reconnaître que, conformément à l'article R du traité, celui-ci ne peut entrer en vigueur que si tous les cocontractants l'ont ratifié. Et cela d'autant plus que, dans la mesure où il a pour objet essentiel de modifier et compléter le traité de Rome et l'Acte unique, ces modifications ne peuvent être opérées qu'à l'unanimité des douze membres (y compris donc le Danemark). Il n'existe aucune possibilité, comme dans d'autres traités, d'entrée en vigueur de l'engagement international dès lors qu'un certain nombre d'Etats l'ont ratifié : c'est tout ou rien.
Il ne peut être question d'exclure le Danemark de la Communauté européenne, comme semblaient l'envisager certains, car il n'y a pas de procédure prévue à cet effet, et le retrait du Danemark ne peut se faire que sur décision de ce pays. En toute hypothèse, le retrait conduirait à modifer le traité, qui ne serait plus le même que celui qui a été soumis au Conseil constitutionnel une première fois et en considération duquel a été opérée la révision constitutionnelle du 26 juin 1992.
Il en irait de même, évidemment, si le traité était modifié pour créer une union européenne à onze à côté d'une communauté à douze ou s'il était renégocié pour entraîner l'accord des électeurs danois lors d'un nouveau référendum.
En d'autres termes, l'engagement international que ratifiera le Président de la République, si le peuple lui en donne l'autorisation, ne sera pas le même que celui qui sera appliqué : sauf si le Danemark revient sur son refus : mais outre que cela semble politiquement très aléatoire, on peut se demander si c'est juridiquement possible car est-il concevable qu'un oui soit irrévocable tandis qu'un non serait toujours susceptible d'être remis en question ? En toute hypothèse, il serait peu conforme aux principes constitutionnels de subordonner la décision française à l'attitude des dirigeants ou des électeurs danois.
VI. : Il est demandé au Conseil constitutionnel, au cas où il s'estimerait insuffisamment informé sur les conséquences juridiques du refus danois, de provoquer une consultation d'experts internationaux et de recueillir l'avis des instances communautaires dans le cadre de la procédure d'instruction de l'affaire.
VII. : A supposer que le Conseil constitutionnel considère : par impossible : qu'il ne peut se prononcer sur la ratifiabilité du traité de Maastricht au regard du refus danois, il pourrait en toute hypothèse indiquer à quelles conditions le traité ratifié pourrait entrer en vigueur.
On ne peut concevoir, en effet, qu'il soit procédé à des transferts de compétences sans que soit vérifiée la réunion des deux conditions requises par les normes constitutionnelles et internationales :
: le traité ne peut entrer en vigueur que si les douze Etats signataires l'ont ratifié et sans qu'aucune obligation des cocontractants partenaires de la France soit modifiée ;
: le traité mis en application doit être le même que celui pour lequel les transferts de compétences ont été expressément consacrés par la révision constitutionnelle du 26 juin 1992 faute de quoi il y aurait violation de la Constitution.
B : Le traité n'est pas conforme à l'article 3 de la Constitution et à l'article 3 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
VIII. : Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 9 avril 1992, a déclaré non conformes à la Constitution (et notamment à l'article 3), diverses stipulations du traité relatives au droit de vote et d'éligibilité des ressortissants communautaires, mais sans indiquer précisément la marche à suivre pour procéder aux modifications constitutionnelles nécessaires. On a pu se féliciter de cette attitude libérale laissant une assez grande marge d'initiative au constituant (V RDP, 1992, p 592) ; mais la contrepartie de ce libéralisme est que le constituant a mal interprété la décision du Conseil constitutionnel et n'a pas opéré toutes les modifications nécessaires à une mise en adéquation du traité et de la Constitution.
En effet, l'attribution du droit de vote et d'éligibilité aux ressortissants communautaires n'est pas conforme aux articles 3 de la Constitution et de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (non modifiés à ce jour) qui affirment le principe de la souveraineté nationale et l'exercice exclusif du droit précité par les nationaux français. Il aurait donc fallu les modifier avant de ratifier le traité.
IX. : Le pouvoir exécutif n'a pas compris : ou n'a pas voulu comprendre : la signification et la portée de la décision du 9 avril 1992 et des décisions du 18 novembre 1982 et du 9 mai 1991 avec lesquelles elle forme un tout, lorsqu'il a élaboré et fait voter le projet de réforme constitutionnelle ayant abouti à la révision du 26 juin 1992.
X : La décision du 18 novembre 1982 établit l'homogénéité du corps électoral à travers la notion de citoyen ainsi que le lien entre souveraineté nationale et toute élection à laquelle participent les individus en tant que citoyens :
« Considérant que du rapprochement de ces textes (art 3 de la Constitution et article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen) il résulte que la qualité de citoyen ouvre le droit de vote et l'éligibilité dans des conditions identiques à tous ceux qui n'en sont pas exclus pour une raison d'âge, d'incapacité ou de nationalité ; que ces principes de valeur constitutionnelle s'opposent à toute division par catégories des électeurs ou des éligibles ; qu'il en est ainsi pour tout suffrage politique, notamment pour l'élection des conseillers municipaux ».
La signification et la portée de cette décision ont été soulignées de manière indubitable par un commentaire dont l'autorité n'a été contestée par personne, à l'époque ni d'ailleurs aujourd'hui (J Boulouis, Ajda, 1983, p 80).
« La décision du Conseil constitutionnel se présente comme la consécration renouvelée de l'un des fondements du droit constitutionnel. Concept abstrait lié à l'existence du corps politique, le citoyen en est la composante élémentaire dont l'interchangeabilité garantit, avec la parfaite homogénéité de corps, l'indivisibilité de la souveraineté dont il est titulaire A la représentation politique dont Siéyès rappelait qu'elle se fonde non pas sur ce qui différencie mais sur ce qui est commun - l'appartenance au corps politique : s'oppose ainsi la » représentation des intérêts « qui, à l'inverse, se doit de traduire la diversité de ceux-ci à partir des catégories qu'elle engendre. De ce point de vue, il est tout à fait caractéristique que le Conseil constitutionnel ait pris le soin de déclarer les principes ainsi rappelés applicables à » tout suffrage politique ". "
Dès lors, la prise de position du Conseil constitutionnel a une portée considérable :
« Les implications d'une telle décision sont alors sans commune mesure avec la disposition qui l'a provoquée. On y trouve d'abord une définition du suffrage politique qui est celui auquel le citoyen est appelé à participer en cette qualité, de sorte que les élections municipales, comme le précise le conseil, sont bien des élections politiques au même titre que toutes celles qui répondent à cette définition. De là, en second lieu, une distinction entre le suffrage politique et toutes les autres applications du système électif auxquelles l'électeur participe en une autre qualité que celle de citoyen. »
De cette explication, en tout point convaincante quant au rappel des fondements de notre droit constitutionnel, il résulte clairement que le corps des citoyens ne peut comporter qu'une seule catégorie : celle des « nationaux français ».
XI. : Ceci est confirmé de manière éclatante par la décision du 9 mai 1991 relative au statut de la Corse, aux termes de laquelle (pour ne reprendre que le considérant essentiel) la Constitution « ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français sans distinction d'origine, de race ou de religion ».
Ce peuple français est celui auquel appartient la souveraineté et qui l'exerce par ses représentants, lesquels ne peuvent être élus que par « les nationaux français ».
XII. : On remarquera que la Cour constitutionnelle allemande, qui pourtant n'avait pas à sa disposition des textes constitutionnels aussi explicites, est arrivée à la même conclusion dans un arrêt du 30 octobre 1990. Ayant à statuer sur la conformité à la loi fondamentale de lois de Länder accordant le droit de vote aux étrangers pour les élections municipales, la cour constitutionnelle a, à l'unanimité, déclaré l'inconstitutionnalité de ces lois pour des motifs qui ne peuvent que retenir l'attention, dans la mesure où il est affirmé dans l'arrêt que :
" Le peuple, duquel la souveraineté émane en RFA, est, d'après la loi fondamentale, constitué des nationaux allemands.
L'appartenance au peuple politique est aussi fondamentalement conférée par la nationalité. La nationalité est la condition juridique du statut de l'égale citoyenneté qui fonde d'un côté des devoirs égaux et, d'un autre côté et en particulier, aussi des droits par lesquels l'exercice de la souveraineté dans la démocratie acquiert sa légitimation Si donc la qualité d'allemand, d'après la conception de la loi fondamentale, est le point d'ancrage de l'appartenance au peuple conçu comme titulaire de la souveraineté, alors, cette qualification est aussi une condition pour le droit de vote par lequel le peuple est chargé d'exercer la souveraineté qui lui incombe " (RFDA, 1992, p 415).
XIII. : Le Conseil constitutionnel a consacré cette conception selon laquelle toute élection à laquelle participent les « citoyens » est une élection politique, c'est-à-dire exprimant la souveraineté nationale. Certes, il a également fait mention de ce que les élections locales ont un lien avec la représentation au Sénat. Mais ceci n'était pas nécessaire, comme il vient d'être démontré, et cela ne vient que conforter une situation déjà acquise.
La meilleure preuve en est d'ailleurs que pour admettre le droit de vote et d'éligibilité aux élections au Parlement européen le Conseil constitutionnel (dans sa décision du 9 avril 1992, cons. 31) ne se réfère qu'à l'article 3 de la Constitution :
« Considérant qu'il ressort des dispositions combinées du quatrième alinéa de l'article 3 de la Constitution et des autres alinéas du même article que la règle constitutionnelle qui limite le droit de vote aux »nationaux français« ne s'impose que pour l'exercice du droit de suffrage »dans les conditions prévues par la Constitution".
« Considérant qu'il sort de là que la reconnaissance au profit de tout citoyen de l'union européenne ne contrevient pas à l'article 3 de la Constitution. »
Et l'on voit mal d'ailleurs comment il aurait pu en être autrement, car considérer que l'article 3 de la Constitution ne s'applique aux élections locales que parce que celles-ci ont un lien avec les élections sénatoriales, c'est opérer une dissociation totalement injustifiable entre les alinéas 3 et 4 de l'article 3. En effet, comme il a pu être très justement souligné (L Favoreu in Les Cahiers du CNFPT, 1991, n° 34, p 60, cité et approuvé par J Rideau, in Revue des affaires européennes, 1992, p 22), si l'article 3, alinéa 3, ne s'applique qu'aux élections nationales « il doit en aller ainsi également de l'alinéa 4 de ce même article, aux termes duquel »le suffrage est toujours universel, égal et secret".
Or ceux qui affirment que les élections locales ne sont pas des élections politiques n'ont jamais été jusqu'à soutenir que l'alinéa 3 ne s'appliquait pas de ce fait aux élections locales au même titre que l'alinéa 4 : ils ont toujours eu une attitude sélective, considérant que l'alinéa 4 n'était pas applicable mais que l'alinéa 3 l'était bien entendu (un tel raisonnement n'est pas défendable et montre bien le caractère non juridique de cette argumentation). "
XIV. : La conséquence de ce qui précède est que le Conseil constitutionnel ayant constaté qu'« en l'état, l'engagement international soumis au Conseil constitutionnel est contraire à la Constitution » et plus précisément à l'article 3, les modifications suivantes auraient dû être apportées, selon ce que préconisait le conseiller d'Etat Jean Massot (in Pouvoirs locaux, 1992, note p 105) :
« L'article 3 de la Constitution deviendrait :
 » La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par l'élection du Président de la République et des membres du Parlement et par la voie du référendum.
« Pour les scrutins visés au premier alinéa, sont électeurs, dans les conditions déterminées par la loi, tous les nationaux français des deux sexes jouissant de leurs droits civils et politiques. »
Et M Jean Massot ajoute que cela devrait évidemment s'accompagner d'une réforme de l'article 24 de la Constitution pour supprimer la représentation des collectivités territoriales par le Sénat. « Il deviendrait alors possible, ajoute-t-il, de faire participer les citoyens aux élections municipales et de remplacer dans le collège électoral désignant les sénateurs les conseillers municipaux par des délégués élus en même temps que les conseillers municipaux, mais par les seuls électeurs français ».
On sait que telle n'a pas été la démarche du pouvoir exécutif qui a estimé n'avoir à modifier ni l'article 3 ni l'article 24 de la Constitution.
En conséquence, le traité est contraire à ces dispositions constitutionnelles et n'est pas ratifiable en l'état.
C : Le traité reste contraire à l'article 24 de la Constitution
XV. : Le pouvoir exécutif a également mal interprété la décision du Conseil constitutionnel quant à la représentation des collectivités territoriales au Sénat prévue par l'article 24 de la Constitution.
En effet, dans le 26e considérant, le Conseil constitutionnel a estimé de manière générale que « la désignation des conseillers municipaux a une incidence sur l'élection des sénateurs. »
Cela signifie, de manière évidente, que :
: le vote des électeurs qui désignent les conseillers municipaux a une incidence sur l'élection des sénateurs ;
: le vote des conseillers municipaux désignant les délégués sénatoriaux a une incidence sur l'élection des sénateurs.
En conséquence, les non-nationaux ne peuvent participer à l'élection des conseillers municipaux et ne peuvent être élus conseillers municipaux.
Les dispositions prévues dans l'article 88-III sont donc insuffisantes (pour rendre le traité compatible avec la Constitution) dans la mesure où les ressortissants communautaires « ne peuvent exercer les fonctions de maire ou d'adjoint, ni participer à la désignation des électeurs sénatoriaux et à l'élection des sénateurs », mais peuvent élire les conseillers municipaux et être élus conseillers municipaux.
XVI. : La seule manière de résoudre le problème de la double contrariété du traité aux articles 3 et 24 de la Constitution est de faire bénéficier la France des mesures dérogatoires « prévues par le traité à l'article 83 lorsque des problèmes spécifiques à un Etat membre le justifient ».
Ces dispositions dérogatoires sont expressément visées par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 9 avril : au 23e considérant, il indique très clairement que ces « dispositions dérogatoires » pourraient rendre inutile son contrôle ; au 27e considérant, il confirme qu'il statue « en l'état » et par là même souligne qu'il ne peut que déclarer l'engagement international contraire à la Constitution faute de la précision des mesures dérogatoires.
D : Le traité est contraire aux articles 3 et 4 de la Constitution
XVII. : Le traité prive les représentants du peuple français d'un certain nombre d'attributions dont plusieurs touchant : selon le Conseil constitutionnel lui-même : aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté ".
Selon l'article 3 de la Constitution, la « souveraineté appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants » ; et, selon l'article 34, « la loi est votée par le Parlement » composé, bien évidemment, des représentants du peuple.
Or, de nombreuses stipulations du traité en matière monétaire, et en matière de sécurité notamment, ont pour objet de priver le Parlement d'un certain nombre de ses compétences au profit des organes communautaires. Il y a donc incontestablement atteinte aux prérogatives des représentants du peuple et, en conséquence, les articles 3 et 34 de la Constitution auraient dû être modifiés, préalablement à la ratification du traité, afin qu'il y ait adéquation entre les stipulations du traité et les dispositions constitutionnelles.
XVIII. : Le Conseil constitutionnel a constaté (43e considérant) qu'à partir de la troisième phase « la réalisation de l'union économique et monétaire se traduira par la mise en place d'une politique monétaire et de change unique suivant des modalités telles qu'un Etat membre se trouvera privé de compétences propres dans un domaine où sont en cause les conditions essentielles d'exercice de la souveraineté ». Et, selon le commentaire autorisé du secrétaire général du Conseil constitutionnel, « l'énumération des articles jugés inconstitutionnels n'est pas limitative » (RFDA, 1992, p 397).
On y ajoutera en effet quelques autres dispositions : ainsi l'article 104 C qui impose, en cas de déficit budgétaire des Etats membres, des mesures coercitives incompatibles avec le respect de leur souveraineté ; l'article 171 nouveau qui prévoit des sanctions infligées par la cour de justice en cas de manquement d'un Etat aux obligations qui lui incombent en vertu des traités relatifs aux communautés.
Ceci aurait dû conduire à des modifications des articles 3 et 34 de la Constitution. Comment, par exemple, considérer qu'est compatible avec le traité l'affirmation selon laquelle « la loi fixe les règles concernant le régime d'émission de la monnaie », alors que, selon le Conseil constitutionnel lui-même, « est posé par l'article 107 le principe de l'indépendance de la Banque centrale européenne », et que l'article 105 A dispose que « la Banque centrale européenne est seule habilitée à autoriser l'émission de billets de banque dans la Communauté » (J Rideau, La Constitution et l'Europe, p 80).
C'est pourquoi d'ailleurs le Conseil constitutionnel avait conclu son analyse en constatant « que, dans leur état, les dispositions de la Constitution font obstacle à ce que la France s'intègre à l'Union économique et monétaire instituée par le traité » (44e considérant).
Ce qui supposait évidemment que « les dispositions de la Constitution » (c'est-à-dire au moins les articles 3 et 34) fussent révisées. Or il n'en a rien été.
XIX. : S'agissant des mesures relatives à l'entrée et à la circulation des personnes, les mêmes remarques peuvent être formulées quant à leur compatibilité avec la Constitution révisée.
S'y ajoute un élément que ne semble pas avoir perçu le Conseil constitutionnel au cours de son premier examen. Il s'agit de l'impact réel des dispositions de l'article 100 C : en effet, le juge constitutionnel a considéré comme contraire à la Constitution le paragraphe 3 de cet article mais les paragraphes 1, 4 et 5 le sont tout autant (voir la démonstration incontestable faite par le professeur J Rideau, in Revue des affaires européennes, n° 3, 1992, p 28).
XX. : Il apparaît donc de manière indubitable qu'en l'état le traité reste incompatible dans beaucoup de ses stipulations avec les articles 3 et 34 de la Constitution.
Et si l'on récapitule ce qui a été exposé précédemment à propos du droit de vote et d'éligibilité des ressortissants communautaires, on s'étonne que le pouvoir exécutif n'ait pas proposé et fait voter la révision de l'article 3 alors surtout que le Président de la République lui-même avait estimé, dans son allocution télévisée du 15 décembre 1991, qu'une réforme de l'article 3 serait nécessaire.
E : Le traité est incompatible avec l'article 20
de la Constitution
XXI. : Selon l'article 20 de la Constitution, « le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation ».
Au vu de ce qui est prévu en matière de politique économique et monétaire, de politique étrangère et de sécurité commune (titre V), de coopération dans le domaine de la police et des affaires intérieures (titre VI), on se demande comment l'affirmation susvisée peut subsister en tant que telle. L'article 20 aurait dû être modifié pour tenir compte de tout ce qui précède.
F : Sur l'incompatibilité entre l'article 8 B du traité
et le nouvel article 88-III de la Constitution
XXII. : Pour s'opposer à l'amendement sénatorial qui est finalement devenu l'article 88-III, le Gouvernement fait valoir que les dispositions prévues étaient contraires à l'article 8 B du traité, dans la mesure où le droit de vote et d'éligibilité des ressortissants communautaires n'était prévu qu'à titre facultatif et non obligatoire.
Si, comme l'affirme M Genevois (RFDA, 1992, p 378), le Conseil constitutionnel a l'obligation, lorsqu'il est saisi en vertu de l'article 54 de la Constitution, d'examiner d'office toute irrégularité ou non-conformité éventuelle, il va sans doute se prononcer sur la question susévoquée.
Mais, dans ce cas, une seule alternative s'ouvre au juge constitutionnel : soit il déclare l'article 8 B du traité non conforme à l'article 88-III de la Constitution, auquel cas le traité ne peut être ratifié sans une nouvelle révision préalable de la Constitution, soit il rejette l'objection d'incompatibilité sans ajouter ni au texte du traité ni à celui de la Constitution.
En effet, comme le souligne M Genevois (RFDA, 1992, p 378) le contrôle de constitutionnalité d'un traité ne peut donner lieu à une interprétation neutralisante « ou à une décision de conformité sous réserve ».
Cette technique ne peut être utilisée pour le traité lui-même « car par nature un engagement international se prête mal à une interprétation unilatérale émanant de l'une des parties » (RFDA, 1992, p 378).
Elle ne peut l'être non plus pour la Constitution car, si le Conseil constitutionnel en use fréquemment pour les lois ou les règlements parlementaires, il est inconcevable qu'il le fasse pour une loi constitutionnelle. Cela signifierait sinon qu'il s'engage dans le contrôle de régularité des lois constitutionnelles, ce qu'il n'aurait pu faire, en toute hypothèse : et à supposer qu'il se reconnaisse compétent à cet effet -, que s'il avait été saisi de la régularité de la loi constitutionnelle par la voie de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution entre le vote de celle-ci et la promulgation.
G : Les limites d'une adéquation de la Constitution
à la construction européenne
XXIII. : Parmi les douze pays de la Communauté, la France est celui qui est le plus attaché à l'identité et à l'unité nationales : sa Constitution, avec ses composantes de 1789, 1946 et 1958, affirme cet attachement, et nul ne peut contester que l'ordre juridique constitutionnel soit construit autour de l'idée centrale de souveraineté nationale.
La question essentielle qui est alors posée au Conseil constitutionnel est celle de savoir jusqu'où peuvent aller des révisions constitutionnelles entérinant des atteintes successives aux « conditions essentielles d'exercice de la souveraineté ». Quel est le seuil au-delà duquel les transferts dits de « compétence » touchant ou ne touchant pas à ces conditions essentielles et consentis pour favoriser la construction européenne conduiront à changer la nature de l'Etat ?
En d'autres termes, si la souveraineté n'est plus qu'une « addition de compétences » (selon un auteur qui dit cependant par ailleurs que la souveraineté est un « bloc » inaltérable, F Luchaire, RDP, 1992, p 606) et si on peut lui ôter successivement des compétences comme des feuilles à un artichaut, à partir de quel moment ou de quel degré la « souveraineté-artichaut » verra-t-elle son c ur atteint ?
Le Conseil constitutionnel devrait fixer un seuil au-delà duquel la révision constitutionnelle serait toujours possible, mais devrait avoir pour objet la réforme d'ensemble de l'Etat et le changement de nature de celui-ci. Il est impossible d'admettre que l'on puisse procéder, pour réviser la Constitution, comme l'a fait l'exécutif, c'est-à-dire en surchargeant l'édifice national sans se préoccuper de l'équilibre et de la cohérence de l'ensemble. Il ne peut y avoir deux constitutions : l'une correspondant à la conception traditionnelle de la souveraineté nationale et de son exercice indivisible par les représentants du peuple français et l'autre introduisant l'idée d'une souveraineté partagée et d'un Etat membre d'un ensemble plus vaste de type quasi fédéral (voir en ce sens les articles de L Favoreu, in Le Figaro du 21 avril 1992).
Le titulaire de la souveraineté, c'est-à-dire le peuple, agissant par ses représentants ou par la voie du référendum, doit être mis à même, lorsqu'il statue comme constituant, de choisir la forme d'Etat qu'il veut se donner : soit le maintien d'un Etat souverain au sens classique, soit l'évolution vers un Etat à la souveraineté amoindrie dans le cadre d'un ensemble plus vaste.
Cela aurait aussi pour avantage d'éviter que le traité soit conforme, dans une certaine mesure, aux articles 88-I à III nouveaux de la Constitution et contraire aux articles 3, 27 et 34 de la Constitution, comme aux dispositions de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
XXIV. : Et ce n'est pas le fait que ces articles nouveaux aient été rattachés de façon tout à fait étonnante (l'article 88 est dans un titre et les articles 88-I, II et III dans un autre !) à un article déjà existant qui peut de quelque manière justifier cette démarche.
En effet, quoi qu'on ait pu en dire, l'article 88 relatif aux accords d'association qu'auraient pu passer les Etats de la défunte Communauté (instituée entre la République et les peuples d'outre-mer) n'a rien à voir avec « l'association » entre les Etats européens au sein de la Communauté (européenne). Ne serait-ce que parce que le préambule de la Constitution, et toute la discussion, au cours de l'élaboration de la Constitution, ne vise ou n'a visé que le problème de l'ancienne Union française. C'est jouer sur les mots que de prétendre rapprocher les deux situations (voir cependant F Luchaire, RDP, 1991, p 1512), alors surtout que l'article 88 dispose que « la République (peut) conclure des accords avec les Etats qui désirent s'associer à elle pour développer leurs civilisations » !
La tentative qui a été faite d'assurer ainsi la cohérence de l'ensemble constitutionnel n'a donc aucun sens et laisse entier le problème de la coexistence de deux constitutions.
De ce fait, le traité n'est toujours pas en conformité avec la Constitution, même révisée, et c'est ce qu'il est demandé au Conseil constitutionnel de constater.