Décision n° 91-290 DC du 9 mai 1991 - Saisine par 60 sénateurs
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, les sénateurs soussignés ont l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel l'ensemble de la loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse aux motifs suivants :
I : L'article 1er, en tant qu'il reconnaît et consacre juridiquement l'existence au sein du peuple français d'une composante, le « peuple corse », n'est conforme ni à la Constitution ni, d'ailleurs, à toutes les constitutions républicaines qui l'ont précédée.
La reconnaissance juridique d'une composante particulière au sein du peuple français n'est pas conforme à la Constitution.
Certes, la Constitution ne fournit pas de définition précise de la notion de peuple, mais le caractère unitaire, c'est-à-dire indivisible, du peuple y est indissociable de l'unicité de l'Etat et de la souveraineté nationale. Il se déduit du texte même de ses différents articles.
Les sénateurs soussignés font observer que, par son caractère unitaire, le peuple diffère d'autres éléments de base de l'organisation constitutionnelle française dont la Constitution de la Ve République consacre au contraire le caractère plural.
C'est le cas, par exemple, des « établissements publics » ou des « ordres de juridictions » visés à l'article 34 ou encore des collectivités territoriales de la République visées à l'article 72.
L'emploi du pluriel implique par nature, au sein de chacune de ces catégories juridiques, une diversification dont la détermination, l'étendue et, s'il y a lieu, l'extension sont laissées à la compétence du législateur.
Il en résulte, au contraire, que le « peuple », entendu comme le corps collectif des citoyens, constitue, conformément aux principes fondateurs de la République française, une entité constitutionnelle homogène et doit être considéré, dans la Constitution de 1958, comme une catégorie unitaire insusceptible de toute subdivision et de toute distinction internes par la loi. Du fait de son indivisibilité, le peuple français est exclusif de toute « composante » dotée d'une existence juridique propre.
Pour les sénateurs soussignés, ce caractère indivisible du peuple procède :
: de l'utilisation systématique, dans les préambules et dans les articles des normes du bloc de constitutionnalité, du singulier chaque fois que le terme « peuple » s'applique aux citoyens français ;
: de l'absence dans le texte de la Constitution de toute subdivision au sein du concept de « peuple français » et de toute attribution au législateur d'une compétence quelconque pour y reconnaître ou y consacrer quelque composante que ce soit dotée d'une existence juridique propre.
Il y a lieu d'observer en effet que dans la Constitution, comme dans l'ensemble des normes de valeur constitutionnelle auxquelles celle-ci renvoie, chaque fois que le Constituant emploie le terme « peuple », il vise le peuple français, alors que, chaque fois qu'il emploie le terme « peuples », il désigne les peuples d'autres Etats que la France. Il en est ainsi :
: dans la déclaration introductive à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 (« les représentants du peuple français ») ;
: dans plusieurs alinéas du préambule de la Constitution de 1946 auquel renvoie le préambule de la Constitution de 1958, dont notamment sa déclaration introductive (« le peuple français », dénombré parmi « les peuples libres ») et ses dispositions applicables à l'ancienne Union française où « les peuples » étaient toujours conçus comme des entités politiques distinctes du peuple français lui-même (alinéa 16 : la France forme une union avec « les peuples d'outre-mer » ; alinéa 17 : l'union française est composée « de nations et de peuples » ; alinéa 18 : la France entend conduire à la liberté de s'administrer eux-mêmes « les peuples dont elle a pris la charge ») ;
: dans l'article unique de la loi constitutionnelle du 3 juin 1958, dont le 5 ° prescrivait à la nouvelle Constitution d'organiser les rapports de la République avec « les peuples qui lui sont associés » :
: dans le préambule de notre Constitution elle-même : « le peuple français » proclame solennellement son attachement aux droits de l'homme ; la République adhère au principe de « libre détermination des peuples » ; la République et « les peuples d'outre-mer » instituent une communauté ;
: dans les articles de notre Constitution, savoir :
Article 2, dernier alinéa : le principe de la République est le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » ;
Article 3 : la souveraineté nationale appartient « au peuple » ; aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice ;
Article 90 (Dispositions transitoires) : « les peuples des Etats membres de la Communauté » continuent à être représentés au Parlement (durant la période transitoire).
Les sénateurs soussignés rappellent en outre que le constituant n'a pas accepté d'opérer au sein du peuple français de distinctions sur la base desquelles, par exemple, les populations de certaines fractions de son territoire eussent été admises à s'associer ultérieurement au reste du peuple français au sein d'une structure juridique distincte de la République elle-même.
Cette perspective fut en particulier expressément écartée par le comité consultatif constitutionnel et son commissaire du Gouvernement lorsque, s'interrogeant sur les règles constitutives de la future communauté créée par le titre XII de la Constitution, ils ont considéré que les départements bretons ne pouvaient ès qualités adhérer à une fédération, dès lors qu'ils étaient déjà partie intégrante de la République (séance du comité consultatif constitutionnel du 12 août 1958).
Pour les sénateurs soussignés, il résulte de cet ensemble de références que :
: l'expression « le peuple », lorsqu'elle s'applique au peuple français, demeure dans la Constitution de la Ve République, : comme d'ailleurs dans toutes les constitutions républicaines qui l'ont précédée : une notion exclusive de toute pluralité et, partant, insusceptible de toute subdivision légale quelle que soit la qualification attribuée à cette subdivision : section, composante, fraction, etc. ;
: la notion de « souveraineté » est indissociable de la notion de « peuple » (article 2, dernier alinéa, et article 3 de la Constitution) et que, dès lors, soutenir que la notion de « peuple français » pourrait être l'objet de subdivisions légales reviendrait à admettre un partage de la souveraineté entre le peuple français et la composante ainsi créée, alors que, à l'évidence, la souveraineté ne se partage pas ;
: la notion de « peuple français » est un concept aussi unitaire que l'Etat et aussi indivisible que la République, ces trois éléments constitutifs, « peuple », « Etat » et « République », formant globalement le cadre sociologique et institutionnel de base de l'organisation du pouvoir politique à l'intérieur des limites géographiques du territoire français.
Les sénateurs soussignés considèrent donc que en dépit de l'absence de définition expresse de l'indivisibilité du peuple, il ressort incontestablement des normes du bloc de constitutionnalité que cette indivisibilité demeure un des fondements essentiels de la République dont la Constitution du 4 octobre 1958 n'a nullement entendu remettre en cause ni le principe ni les implications juridiques, tels que Carré de Malberg en a apporté la définition :
« L'Etat est une unité de personnes. S'il existe une relation étroite entre l'Etat et les hommes dont il se compose si par suite il est indéniable qu'en un certain sens l'Etat consiste en une pluralité d'individus, d'autre part cependant il est essentiel d'observer que cette pluralité se trouve constituée et organisée de façon à se résumer en une unité indivisible. »
Dans l'Etat, « les individus compris dans le groupe se trouvent unis de façon à constituer à eux tous une communauté indivisible ».
Pour toutes ces raisons, les sénateurs soussignés considèrent que l'article 1er de la loi déférée n'est pas conforme à la Constitution.
II. : Le chapitre II du titre Ier, donc les articles 26 à 39 inclus, ne sont pas conformes à la Constitution.
Les sénateurs soussignés constatent qu'aux termes des articles 2 et 28 de la loi déférée à l'examen du Conseil constitutionnel, les membres du Conseil exécutif et son président cesseraient, dès leur élection par l'Assemblée de Corse, d'appartenir à celle-ci et seraient immédiatement remplacés dans leur mandat par leur supppléant respectif.
Investis de très larges pouvoirs d'administration de la collectivité territoriale, les conseillers exécutifs : et notamment leur président à travers l'exercice du pouvoir réglementaire que lui confèrent les articles 34 et 39 de la loi : seraient ainsi appelés à participer directement à l'administration de la collectivité territoriale, bien que n'étant plus membres de l'Assemblée de Corse.
Les sénateurs soussignés constatent que, parce qu'elle est fondée sur la séparation organique entre les fonctions délibératives et les fonctions exécutives au sein de l'administration de la collectivité territoriale et sur la responsabilité de caractère politique de l'exécutif devant le délibératif, l'organisation institutionnelle prévue par la loi déférée confère à la Corse un statut qui n'a plus rien de commun avec celui des collectivités territoriales métropolitaines de la République tel qu'il résulte du deuxième alinéa de l'article 72 de la Constitution.
Ce statut, qui ressemble d'ailleurs, à s'y méprendre, à celui de la Polynésie française, constitue sans doute une des « organisations particulières » dont peuvent bénéficier les territoires d'outre-mer.
Mais l'article 74 de la Constitution en limite précisément l'application à ces seuls territoires.
Pour toutes ces raisons, les sénateurs soussignés considèrent que les articles 26 à 39 de la loi déférée ne sont pas conformes à la Constitution.
III. : En tant qu'il institue une incompatibilité spécifique aux élus de Corse entre un mandat de conseiller général et le mandat de conseiller à l'Assemblée de Corse, l'article L 369 bis, que l'article 7 de la loi déférée insère dans le code électoral, n'est pas conforme à la Constitution.
Dès lors que l'incompatibilité en cause crée un cas d'interdiction de cumul sans équivalent dans aucune autre collectivité territoriale de la République, la disposition contestée est contraire au principe d'égalité des citoyens devant la loi électorale.
Il apparaît en particulier que les membres de l'Assemblée de Corse, s'ils ne constituent pas des conseillers régionaux proprement dits, se voient placés par la loi dans un régime général d'incompatibilités analogue à celui des conseillers régionaux élus dans les autres régions de France puisque son article 7 leur rend applicables, au bénéfice d'adaptations terminologiques, les dispositions des articles L 342 à L 344 du code électoral.
L'identité de nature entre le mandat de conseiller à l'Assemblée de Corse et celui de conseiller régional est d'ailleurs confirmée par l'article L 369 introduit dans le code électoral par ledit article 7 de la loi, dès lors que cet article interdit l'appartenance simultanée à l'Assemblée de Corse et à un conseil régional et qu'il règle ce cas d'incompatibilité dans des conditions strictement identiques à celles prévues par l'article L 345 du code électoral pour régler le cas d'incompatibilité où se situerait un conseiller régional élu dans plusieurs régions proprement dites.
Les sénateurs soussignés estiment qu'en traitant ainsi différemment des élus investis d'un mandat de même nature, l'article L 369 bis, que l'article 7 de la loi déférée introduit dans le code électoral, établit à l'encontre des élus de Corse un régime discriminatoire, donc contraire au principe constitutionnel d'égalité, et cela qu'il s'agisse des conseillers à l'Assemblée de Corse, insusceptibles d'appartenir à aucune assemblée départementale en métropole (Corse comprise) ou en outre-mer, qu'il s'agisse des conseillers généraux des départements corses, qui pourraient ainsi siéger dans l'assemblée de n'importe quelle collectivité territoriale de niveau régional, sauf de la Corse dont le territoire recouvre pourtant leur propre département.
Pour toutes ces raisons, les sénateurs soussignés considèrent que l'article L 369 bis, que l'article 7 de la loi déférée insère dans le code électoral, n'est pas conforme à la Constitution.
IV. : En tant qu'il prévoit l'insertion de l'enseignement de la langue et de la culture corses dans le temps scolaire des établissements situés dans la collectivité territoriale de Corse, l'article 52 de la loi déférée est également contraire au principe constitutionnel d'égalité devant la loi.
Les dispositions de l'article 52, alinéa 2, de la loi attribuent à l'Assemblée de Corse la compétence d'adopter un plan de développement de la langue et de la culture corses, prévoyant notamment l'insertion de cet enseignement dans le temps scolaire, mesure sans équivalence dans l'ensemble des autres collectivités territoriales de la République.
Si la loi tient de l'article 34 de la Constitution le pouvoir de déterminer les principes fondamentaux de l'enseignement, en revanche il convient que les principes ainsi déterminés, lorsqu'ils s'appliquent à une seule collectivité territoriale de la République, ne placent pas les élèves qui y sont scolarisés dans une situation dérogatoire telle qu'elle constituerait une rupture de l'égalité entre ces élèves et les élèves scolarisés dans le reste du territoire de la République.
Les sénateurs soussignés estiment que, s'il peut effectivement présenter un réel intérêt culturel pour certains élèves scolarisés en Corse, l'enseignement de la langue corse ne doit revêtir qu'un caractère facultatif dans la mesure où l'intérêt de cette discipline n'est pas tel que le législateur en ait lui-même imposé l'enseignement dans tous les établissements situés sur le reste du territoire français, ni donné aux autres collectivités territoriales de la République la possibilité d'imposer cette obligation.
Les sénateurs soussignés soulignent que l'obligation d'enseignement de la langue corse ne saurait constituer la reconnaissance d'un statut légal d'officialité de cette langue sur le territoire de la collectivité territoriale. En l'espèce, et contrairement à la langue française commune à l'ensemble du peuple français, la langue corse ne constitue qu'un élément parmi d'autres de l'identité culturelle de l'île, dont il est loisible aux élèves de Corse ou d'autres régions françaises d'acquérir la connaissance dans un enseignement complémentaire facultatif, au même titre que d'autres enseignements également facultatifs.
Quoi qu'il en soit, les sénateurs pensent que faire figurer sans motif justifié par l'intérêt général l'enseignement d'une langue régionale, quelle qu'elle soit, dans le temps scolaire des établissements situés sur le territoire de la collectivité territoriale concernée et d'elle seule est contraire au principe d'égalité.
Pour toutes ces raisons, les sénateurs soussignés considèrent que l'article 52 de la loi déférée n'est pas conforme à la Constitution.
V : En tant qu'il a pour effet d'abroger intégralement les listes électorales des seules communes de Corse, l'article 80 de la loi déférée est contraire au principe d'égalité des citoyens devant la loi électorale.
En abrogeant les listes électorales des seules communes de Corse, alors que lesdites listes constituent le support d'exercice des droits civiques des électeurs qui y sont inscrits, et en astreignant ceux-ci à se réinscrire sur de nouvelles listes en justifiant satisfaire aux critères d'inscription fixés par les articles L 11 à L 14 du code électoral, les sénateurs soussignés estiment que l'article 80 de la loi déférée impose à ces électeurs des modalités discriminatoires d'exercice de leurs droits civiques, puisqu'elles ne sont pas imposées aux autres citoyens de la République.
Les sénateurs soussignés rappellent que, si en particulier le principe de permanence des listes électorales, tel qu'il résulte de l'article 16 du code électoral, ne peut être considéré comme un principe de valeur constitutionnelle, en revanche est contraire au principe constitutionnel d'égalité devant la loi une disposition qui, à l'égard d'une seule catégorie d'électeurs, tend à déroger à cette permanence ou à en modifier la mise en uvre.
Les sénateurs soussignés font observer que la sujétion qu'impose l'article 80 aux électeurs inscrits sur les listes électorales de Corse ne résulte pas d'une différence objective de situation de ces électeurs au regard du code électoral, qu'il s'agisse des règles afférentes à leur inscription initiale ou à leur maintien sur lesdites listes.
Les sénateurs soussignés considèrent qu'en cela l'article 80 de la loi déférée n'est pas conforme à la Constitution.