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Décision n° 91-290 DC du 9 mai 1991 - Saisine par 60 députés

Loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse
Non conformité partielle

Les députés soussignés défèrent au Conseil constitutionnel, conformément à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, la loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse, définitivement adoptée par l'Assemblée nationale le 12 avril 1991.
PREMIER MOYEN
L'article 1er de la loi dispose que : « la République française garantit à la communauté historique et culturelle vivante que constitue le peuple corse, composante du peuple français, les droits à la préservation de son identité culturelle et la défense de ses intérêts économiques et sociaux spécifiques ».
Il y a une contradiction évidente à considérer qu'un peuple est une composante d'un autre peuple. Un peuple peut être la composante d'une fédération ou d'une confédération, mais il ne peut pas davantage être une composante d'un autre peuple qu'un être humain ne pourrait être une composante d'un autre être humain.
La terminologie adoptée constitue, en fait, un artifice destiné à dissimuler une réalité : la reconnaissance juridique d'un peuple corse distinct du peuple français et l'affirmation d'une pluralité de peuples au sein de la République.
Or, la reconnaissance par la loi de l'existence d'un peuple corse n'est pas conforme au préambule ainsi qu'aux articles 2 et 3 de la Constitution.
Par le préambule de la Constitution : « le peuple français proclame solennellement sont attachement aux droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 ».
L'article 2 de la Constitution consacre « l'indivisibilité de la République, l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion » et établit le principe du « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».
L'article 3 de la Constitution désigne le peuple comme seul détenteur de la souveraineté nationale et précise qu'aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice.
De l'ensemble de ces dispositions, il résulte que la Constitution ne reconnaît qu'un seul peuple souverain dans la nation française : le peuple français.
Si un doute pouvait subsister à cet égard, les dispositions de l'article 53, alinéa 3, de la Constitution seraient de nature à l'écarter : « Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire n'est valable sans le consentement des populations intéressées. » Ledit article 53 se garde bien de se référer à des peuples qui seraient des « composantes du peuple français ». Il établit une distinction entre des sections du peuple désignées par lui sous le terme de « populations » et le peuple lui-même tel qu'il est défini par les articles 2 et 3 de la Constitution. La notion de territoire est liée à celle des populations. Or la Corse constitue une collectivité territoriale relevant de l'article 53, c'est une population, pas un peuple.
Il n'y a donc bien à l'évidence qu'un seul peuple dans la nation française.
La reconnaissance de jure d'un peuple corse ou de tout autre peuple distinct du peuple français dans la République serait une atteinte au principe de son unité et de son indivisibilité. En effet, le concept de peuple n'est pas neutre. Il a un sens juridique en droit interne, comme en droit international, ainsi qu'il résulte notamment du Pacte international des droits civils et politiques élaboré sous l'égide de l'ONU, établi le 19 décembre 1966 et ratifié par la France le 29 janvier 1981, dont l'article 1er stipule :
« Tous les peuples ont le droit de disposer d'eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique et social. »
Ainsi, la Constitution fait du peuple la source de la souveraineté et la loi internationale fait du droit à l'autodétermination le premier attribut de cette souveraineté.
Si l'existence d'un peuple corse était reconnue par la loi, il serait lui-même souverain, comme tous les peuples de la terre, sans que quiconque puisse imposer une limite à sa souveraineté et par voie de conséquence il disposerait du droit à l'autodétermination sans aucune restriction. Il n'est nul besoin de souligner le caractère inconciliable d'une telle conséquence avec le principe de l'indivisibilité de la République proclamé par l'article 2 de la Constitution.
Certes, on pourrait objecter que la reconnaissance de l'existence du « peuple corse, composante du peuple français » par l'article 1er de la présente loi est assortie d'un certain nombre de conditions, qui constituent autant de limites à sa souveraineté, puisque les droits qui lui sont reconnus et garantis sont « liés à l'insularité » et « s'exercent dans le respect de l'unité nationale, dans le cadre de la Constitution, des lois de la République et du présent statut ».
Cette objection ne peut cependant être retenue, car le principe de la souveraineté du peuple, sur lequel repose d'ailleurs la communauté internationale, a une valeur absolue.
L'essence même de la souveraineté s'oppose à ce qu'elle soit limitée et les seules limites à la souveraineté d'un peuple, ou plus exactement à l'exercice par un peuple de sa souveraineté, sont celles auxquelles il aurait lui-même librement consenti.
Le Gouvernement ayant déclaré à l'Assemblée nationale, par la voix du ministre de l'intérieur, que l'article 1er de la loi comportant la reconnaissance du peuple corse « fonde la spécificité du statut », la constatation de la non-conformité de l'article 1er à la Constitution devrait entraîner des conséquences identiques pour l'ensemble de la loi.
DEUXIÈME MOYEN
L'article 2 de la loi fait de la Corse une collectivité territoriale de la République au sens de l'article 72 de la Constitution.
La possibilité pour le législateur de créer de nouvelles collectivités territoriales en métropole aussi bien qu'outre-mer, fût-ce en un seul exemplaire, est incontestable et elle a d'ailleurs été expressément reconnue par le Conseil constitutionnel (décision n° 82-138 DC du 25 février 1982).
Cependant, en prévoyant que « les territoires d'outre-mer de la République ont une organisation particulière tenant compte de leurs intérêts propres dans l'ensemble des intérêts de la République », l'article 74 de la Constituion exclut manifestement les autres catégories de collectivités territoriales de la possibilité d'être dotées d'une « organisation particulière ».
C'est bien cette interprétation qui a été retenue par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 82-147 DC du 2 décembre 1982 par laquelle il estime que les adaptations de la loi n° 82-213 du 2 mars 1982 aux départements d'outre-mer « ne pourraient avoir pour effet de leur conférer une » organisation particulière « prévue par l'article 74 de la Constitution pour les seuls territoires d'outre-mer ». Ce sont d'ailleurs les mêmes termes que l'on retrouve dans la décision du Conseil constitutionnel statuant sur la loi relative aux compétences des régions de Guyane, de Guadeloupe, de Martinique et de la Réunion (décision n° 84-174 DC du 25 juillet 1984).
Or, en créant une collectivité territoriale de Corse dotée d'organes spécifiques : l'assemblée de Corse et son président, le conseil exécutif de Corse et son président responsables devant l'assemblée ; en instituant un régime électoral original, le législateur a méconnu les dispositions combinées des articles 72 et 74 de la Constitution, en ce qu'il a manifestement doté la collectivité territoriale de Corse d'une « organisation particulière » exclusivement réservée aux territoires d'outre-mer.
Cette organisation de la collectivité territoriale de Corse excède largement les adaptations qui pourraient être justifiées par les spécificités insulaires et s'éloigne considérablement du schéma commun à l'ensemble des collectivités territoriales de la République, qu'il s'agisse des régions ou des collectivités territoriales originales créées outre-mer à Mayotte et à Saint-Pierre-et-Miquelon, où l'exécutif est toujours le président de l'assemblée délibérante et n'est pas responsable devant elle.
Le projet de loi dotant en définitive la Corse d'une « organisation particulière », alors qu'elle n'est pas un territoire d'outre-mer, viole la Constitution d'après l'interprétation que le Conseil constitutionnel donne de l'article 74 de la Constitution.
TROISIÈME MOYEN
L'article 24, alinéa 3, de la Constitution dispose que : « Le Sénat assure la représentation des collectivités territoriales de la République ».
Cette disposition implique que toutes les collectivités territoriales de la République soient représentées au Sénat. C'est ainsi que la création de la collectivité territoriale de Mayotte en 1976 s'est traduite par l'institution d'un siège de sénateur.
De même la représentation de la collectivité territoriale de Corse implique nécessairement la modification de l'article 1er de l'ordonnance n° 58-1097 du 15 novembre 1958 modifiée portant loi organique, relatif au nombre de sièges de sénateurs et à leur assise territoriale.
A tout le moins, la présente loi aurait dû subordonner son entrée en vigueur à l'adoption d'une loi organique modifiant les dispositions précitées.
En outre, l'article 10 de la présente loi complète l'article L 280 du code électoral par l'alinéa suivant :
« Toutefois, dans les deux départements de Corse, des conseillers à l'assemblée de Corse désignés dans les conditions prévues au titre III du présent livre sont substitués aux conseillers régionaux. »
Cependant, ces dispositions ainsi que celles des articles 11, 12, 13 et 14 ne règlent pas le problème posé par le rattachement à un collège sénatorial départemental de conseillers à l'assemblée de Corse élus, eux, dans le cadre d'une circonscription plus vaste, celle de la nouvelle collectivité territoriale. Il en résulte, en effet, que des conseillers à l'assemblée de Corse pourraient être appelés à faire partie d'un collège sénatorial départemental sans être électeurs dans une commune du département concerné et sans même y être éligibles.
En fait, les sénateurs élus en Corse au terme de cette procédure le seraient dans une circonscription de caractère mixte : à la fois départemental et pluridépartemental : et représenteraient donc non pas une collectivité territoriale mais deux : le département et la collectivité territoriale nouvellement créée.
De telles dispositions auraient pour effet d'introduire au Sénat une discrimination entre ses membres manifestement contraire à la tradition républicaine et qui, de surcroît, ne pourrait être acquise que par l'adoption d'une loi organique votée dans les mêmes termes par les deux assemblées, conformément à l'article 46, alinéa 4, de la Constitution, loi organique modifiant notamment l'article 1er de l'ordonnance du 15 novembre 1958 précitée, en ce que ladite ordonnance est relative non seulement au nombre mais également à l'assise territoriale des sièges de sénateurs.
QUATRIÈME MOYEN
L'article 80 de la loi dispose qu'il sera procédé dans chaque commune de Corse à la refonte complète de la liste électorale avant la première élection de l'assemblée de Corse. Pour être inscrits sur cette liste, les électeurs remplissant les conditions prévues aux articles L 11 à L 14 du code électoral devront présenter leur demande entre la date de publication de la présente loi et le 31 décembre 1991.
Une telle disposition ne serait pas contestable si elle devait s'appliquer dans toutes les communes de France. Prévue pour les seules communes de Corse, elle présente un caractère de suspicion indéniable et intolérable pour la communauté insulaire et surtout pour l'ensemble de ses élus. Cet aspect ne suffirait pas à la rendre inconstitutionnelle si, par ailleurs, l'article 16 du code électoral ne disposait : « Les listes électorales sont permanentes. Elles sont l'objet d'une révision annuelle. Un décret détermine les règles et les formes de cette opération ».
Ainsi a été établi par la loi de principe de la permanence des listes électorales qui crée, pour les citoyens qui y sont inscrits, une présomption en faveur de leur droit à y être maintenus, qui ne peut être détruite que par la preuve contraire. (Civ. 2 °, 4 mai 1966, Bull. civ. II, p 370 ; 16 mars 1977, Gaz. Pal. 1977 ; Somm. 156, 19 avril 1984 ; Bull. civ. II, p 46).
Cette présomption, quelle que soit la situation ouvrant droit à figurer sur la liste prise en considération lors de l'inscription de l'électeur contesté, ne peut être détruite que par la preuve qu'il n'entre dans aucun des cas lui permettant d'y demeurer inscrit (Civ. 2 °, 28 mai 1984, Bull. civ. II, p 70).
C'est à la personne qui conteste une inscription sur la liste électorale de prouver le changement qu'elle allègue (Civ. 2 °, 10 mars 1971, Bull. civ. II, p 73 ; 16 mars 1977, ibid, p 55).
En édictant la refonte des listes électorales des communes de Corse, la présente loi prive donc les seuls électeurs qui y sont actuellement inscrits du bénéfice du droit qu'ils tiennent du fait de la permanence des listes. Alors que dans toutes les communes de France, la radiation d'un électeur ne peut être obtenue qu'en apportant la preuve qu'il ne remplit pas les conditions fixées par les articles L 10 à L 15 du code électoral, dans les communes de Corse, la charge de la preuve est inversée et mise au compte des électeurs inscrits sur les listes de ces communes.
Il convient d'observer que de telles dispositions peuvent aller jusqu'à priver momentanément un citoyen du droit de vote. En effet, tel électeur inscrit sur la liste électorale d'une commune de Corse au titre de la résidence et appelé, avant la fin de l'année 1991, à résider dans une autre commune : corse ou continentale : ne remplirait plus les conditions pour être inscrit sur la liste électorale ni de la commune qu'il quitte ni de celle où il s'installe. Il serait donc privé de la possibilité d'exercer son droit de voter aux élections cantonales et régionales de 1992 et de toute autre consultation électorale qui pourrait avoir lieu au cours de cette année.
Cet exemple précis montre à quelles conséquences peut conduire une opération de refonte des listes électorales qui prive le citoyen du bénéfice du principe légal de la permanence des listes, c'est-à-dire du droit à être maintenu sur la liste où il est inscrit, et la situation discriminatoire où seraient placés de ce fait les citoyens inscrits sur les listes électorales des communes de Corse, par rapport à ceux qui sont inscrits sur les listes de toutes les autres communes de France.
Si l'Etat considère que figurent sur les listes électorales des communes de Corse des citoyens ne remplissant aucune des conditions requises pour cela, il lui appartient d'en apporter la preuve, cas par cas.
La réforme des listes électorales ordonnée par la loi remet en cause le principe légal de la permanence des listes. Dès lors que cette remise en cause touche au droit des citoyens, elle ne peut être envisagée qu'en ayant une portée générale, c'est-à-dire en s'appliquant à toutes les listes électorales des communes de France.
Il apparaît donc que la situation résultant de l'article 80 de la présente loi crée une discrimination manifeste entre les citoyens, restrictive du point de vue des libertés publiques, et d'autant plus intolérable qu'elle touche à un sujet essentiel pour la démocratie : les conditions d'expression du suffrage universel.
Elle s'analyse comme une atteinte grave au principe d'égalité des citoyens devant la loi consacré par l'article 2 de la Constitution et ne peut donc qu'être déclarée non conforme à la loi suprême.
CINQUIÈME MOYEN
La loi, dans plusieurs de ses dispositions, aboutit à enlever un nombre substantiel de compétences aux deux départements au profit de la collectivité territoriale ou région de Corse. Or le Conseil constitutionnel a bien marqué qu'il convenait de ne pas porter atteinte de manière substantielle aux compétences des départements.
On ne peut manquer de relever qu'en matière d'enseignement, de transport, d'habitat notamment, les départements sont pratiquement dépouillés de leurs prérogatives. Ces atteintes sont inconstitutionnelles, comme l'a souligné le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 84-174 DC du 25 juillet 1984, décision dans laquelle, à propos des départements d'outre-mer, il est dit que si peuvent intervenir des « mesures d'adaptation nécessitées par la situation particulière visée à l'article 73 de la Constitution », celles-ci ne peuvent conduire à « priver le département représentatif de ses composantes territoriales d'une partie importante de ses attributions en matière d'habitat ».
Cette même motivation s'applique évidemment à la question des transports, comme il est dit dans la même décision : « la loi ne peut aller, en une matière comme celle des transports qui concerne les diverses composantes territoriales dont le département est représentatif, jusqu'à dessaisir celui-ci de la plus grande partie de ses attributions ». De manière générale, les compétences des deux départements n'apparaissent plus que très résiduelles contrairement aux exigences de la Constitution selon lesquelles toute collectivité territoriale doit exercer des compétences effectives.
Par ces motifs et tous autres à soulever d'office par le Conseil constitutionnel, les soussignés demandent au conseil de déclarer la loi susvisée non conforme à la Constitution.