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Décision n° 89-261 DC du 28 juillet 1989 - Saisine par 60 sénateurs

Loi relative aux conditions de séjour et d'entrée des étrangers en France
Non conformité partielle

SAISINE SENATEURS Les sénateurs soussignés défèrent au Conseil constitutionnel les articles 3, 6 et 10 de la loi relative aux conditions de séjour et d'entrée des étrangers en France, adoptée par l'Assemblée nationale le 4 juillet 1989.
En vertu de l'article 61 de la Constitution, les sénateurs soussignés demandent au Conseil constitutionnel de déclarer ladite loi non conforme à la Constitution.
Sur les articles 3 et 6 de la loi :
1. Dans son titre même « Déclaration des droits de l'homme et du citoyen », la déclaration de 1789 distingue les droits de l'homme de ceux du citoyen, distinction que l'on retrouve par la suite dans les différents articles de la déclaration. Les uns et les autres ne sont pas placés sur un pied d'égalité : il y a des droits inhérents à la personne humaine, communs à tous les hommes : ce sont ceux que le préambule de la Déclaration de 1789 désigne sous les termes de « droits naturels, inaliénables et sacrés ».
Et il y a les droits spécifiques et supplémentaires, qui sont propres aux citoyens et font l'objet des articles 6, 11 et 14 de la déclaration.
En particulier, le droit à résider sur le territoire national n'est un droit garanti qu'aux citoyens. Toute législation qui permettrait un accès illimité des étrangers à celui-ci porterait atteinte à ce droit, car elle placerait sur un plan d'égalité les citoyens et les étrangers qui constituent deux catégories juridiques distinctes et inégales.
Une telle législation porterait également atteinte à la notion même d'Etat puisqu'elle constituerait, de la part de celui-ci, un abandon de ce qui est sa première fonction et raison d'être, le contrôle du territoire national et donc des flux de population se présentant à ses frontières.
2. Il résulte de ce qui précède que, sauf à interdire complètement l'accès du territoire national aux étrangers, l'Etat est tenu de légiférer pour en réglementer les conditions d'accès.
L'intervention d'une telle législation aboutit à distinguer deux catégories juridiques d'étrangers : ceux qui ont le droit d'entrer sur le territoire national et ceux qui, ne l'ayant pas, se trouvent en situation irrégulière dès qu'ils y entrent.
3. Dès lors qu'il existe nécessairement deux catégories d'étrangers, les intéressés bénéficient de droits différents selon qu'ils appartiennent à l'une ou à l'autre de ces catégories : seuls les étrangers remplissant les conditions posées par la loi pour être en situation régulière ont un droit d'accès au territoire national, dans les limites fixées par la loi.
Permettre à des étrangers n'ayant pas le droit de résider sur le territoire national de bénéficier des mêmes avantages que les étrangers en situation régulière porte atteinte aux droits de ces derniers en plaçant dans la même situation juridique des personnes appartenant à des catégories différentes et inégales.
En traitant de manière égale des catégories différentes, une telle loi a pour effet de privilégier des n'ayants pas droit par rapport à la catégorie des ayants droit.
4. Sont à cet égard particulièrement critiquables les articles 1er et 4 de la loi déférée permettant que la carte de résident ne puisse plus être refusée ni pour un motif d'ordre public, ni au motif que l'étranger est en situation irrégulière :
4. a) L'absence de possibilité de refus « pour motif d'ordre public » est particulièrement contestable. Il existe toute une série de droits dont l'exercice peut être refusé ou restreint pour des motifs d'ordre public. L'Etat étant tenu de faire respecter l'ordre public, on ne voit pas comment faire à des étrangers une situation plus favorable qu'à ses propres nationaux en s'interdisant par avance d'invoquer une réserve d'ordre public à l'encontre des étrangers.
La suppression des mots : « sauf si la présence de l'étranger constitue une menace pour l'ordre public » au début de l'article 15 de l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 est donc inconstitutionnelle car :
: elle prive l'Etat d'une réserve qui est inhérente à son existence même et à laquelle il ne peut renoncer ;
: elle place les étrangers dans une situation de droit plus favorable que celle des nationaux qui, en d'autres occasions, peuvent se voir opposer une telle réserve : c'est notamment le cas du droit de manifester ses opinions qui est garanti par l'article 10 de la Déclaration de 1789, sous réserve que l'exercice de ce droit ne trouble pas l'ordre public.
4. b) L'absence de possibilité de refus au motif que l'étranger est en situation irrégulière aboutit à faire perdre à l'étranger en situation régulière l'avantage qu'il a souhaité trouver en se conformant aux lois. Alors que l'adage veut que nul ne puisse se prévaloir de sa propre turpitude, les dispositions de la présente loi inciteront l'étranger à se prévaloir de sa situation irrégulière pour en demander la régularisation.
Une telle disposition, outre qu'elle fait perdre à l'étranger en situation régulière tout le bénéfice de sa spécificité, est la négation même de l'Etat de droit, puisqu'elle aboutit à transformer une situation illégale en occasion d'ouverture de droits.
Ce même raisonnement peut être conduit à propos de la suppression de la condition de matérialisation effective de la vie commune, posée par l'article 1er de la loi déférée. La suppression de cette condition est une officialisation, par la loi, des mariages de complaisance. Alors que la loi a entendu donner des droits aux époux et ne point en donner aux parties contractant un mariage de complaisance, la suppression de la condition de vie commune aura pour effet de donner des droits identiques aux époux de bonne foi et à ceux qui auront, par le mariage, cherché à contourner la loi.
Sur l'article 10 de la loi :
1. La procédure de recours contre l'arrêté de reconduite à la frontière viole la séparation des pouvoirs entre la juridiction administrative et la juridiction judiciaire qui est un principe fondamental reconnu par les lois de la République qu'a réaffirmé le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 86-224 DC du 23 janvier 1987. Cette décision a en effet déclaré que si les lois posant le principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires n'ont pas en elles-mêmes valeur constitutionnelle, le principe de cette séparation figure néanmoins au nombre des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République », c'est-à-dire celui selon lequel l'annulation ou la réformation des décisions prises, dans l'exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative.
Une stricte application de la décision précitée du Conseil constitutionnel permet de présumer de la non-conformité avec la Constitution de l'article 9 de la loi déférée qui prévoit que le tribunal de grande instance est compétent pour connaître des contestations des arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière.
2. Il sera objecté que dans la décision n° 86-224 DC précitée le Conseil constitutionnel, après avoir rappelé le principe de la séparation des pouvoirs judiciaire et administratif, avait avalisé une exception au motif que le législateur peut, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, unifier les règles de compétence juridictionnelle au sein de l'ordre juridictionnel principalement intéressé.
Ayant constaté que dans le domaine du droit de la concurrence le contentieux est jugé, pour l'essentiel, par les tribunaux de l'ordre judiciaire, le Conseil constitutionnel avait alors admis que, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, il était préférable que la totalité de ce contentieux relève des tribunaux de l'ordre judiciaire et qu'en conséquence la contestation des décisions du Conseil de la concurrence soit retirée aux tribunaux administratifs pour être affectée aux tribunaux de l'ordre judiciaire.
Par sa décision n° 86-224 DC, le Conseil constitutionnel avait entendu unifier le bloc de compétence du contentieux du droit de la concurrence en rattachant la partie accessoire administrative à la partie principale commerciale.
3. Mais les dispositions de l'article 9 de la loi déférée ne sont en rien comparables aux circonstances de l'espèce jugée par la décision n° 86-224 DC et rien dans la loi déférée ne saurait justifier la violation d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République, consistant à soumettre au tribunal de grande instance la contestation des décisions préfectorales de reconduite à la frontière.
En outre, l'argument de fait avancé par le ministre de l'intérieur à l'Assemblée nationale (Journal officiel des débats de l'Assemblée nationale n° 33, page 1327), selon lequel il existe 181 tribunaux de grande instance contre seulement 26 tribunaux administratifs, ne peut emporter, à cet égard, aucune conséquence de droit et ne saurait porter atteinte à l'un des principes fondamentaux de l'organisation judiciaire de notre pays.
4. Il est d'ailleurs paradoxal, et contraire au principe de l'égalité devant la loi, de se prévaloir des inconvénients que présente pour le requérant la procédure du recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif pour créer, pour l'étranger frappé d'une mesure de reconduite à la frontière, une procédure sui generis devant le juge judiciaire alors que de tels inconvénients peuvent également avoir lieu lorsque le requérant est, dans d'autres hypothèses, un national et que celui-ci ne bénéficie pas de la même sollicitude : ou la procédure de recours pour excès de pouvoir est trop lente pour tous, nationaux et étrangers, et il appartient au législateur d'y pourvoir de manière générale, ou elle est acceptable pour les nationaux, et on ne voit pas en quoi les étrangers devraient bénéficier, par rapport à ces derniers, d'un statut plus favorable.
Dans les raisons exposées ci-dessus, les signataires de ce recours demandent au Conseil constitutionnel de bien vouloir déclarer non conformes à la Constitution les articles 1er, 4 et 9 de la loi relative aux conditions de séjour et d'entrée des étrangers en France.