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Décision n° 89-261 DC du 28 juillet 1989 - Saisine par 60 députés

Loi relative aux conditions de séjour et d'entrée des étrangers en France
Non conformité partielle

SAISINE DEPUTES
Les députés soussignés saisissent le Conseil constitutionnel de la loi relative aux conditions de séjour et d'entrée des étrangers en France adoptée en dernière lecture par l'Assemblée nationale le 4 juillet 1989 afin qu'il plaise au conseil de reconnaître l'inconstitutionnalité de la procédure législative qui a permis l'adoption de ce texte ainsi que celle de l'article 10 de la présente loi.
Sur la procédure législative :
Lors de la première lecture du texte à l'Assemblée, les députés de l'opposition ont déposé des amendements avant la discussion article par article, conformément à l'article 99 du règlement de l'Assemblée.
En application de l'article 88 de ce règlement, la commission des lois s'est réunie le mardi 30 mai afin d'étudier des amendements, mais le président de la commission des lois, au lieu de faire délibérer « au fond » la commission, ainsi que le prévoit l'alinéa 2 de l'article 88 du règlement, a demandé à la commission de se prononcer par un seul vote global sur l'ensemble de ces amendements.
L'usage de ce véritable vote bloqué n'existe pas dans le règlement de l'Assemblée, ce pouvoir est strictement réservé, en vertu de l'article 44, alinéa 3, de la Constitution, au seul Gouvernement et uniquement lors de la discussion en séance.
Le président de la commission des lois a donc commis en l'occurrence un véritable abus de pouvoir empêchant l'examen normal de ces amendements devant la commission. Cette attitude doit être sanctionnée.
Il est vrai que dans sa décision n° 84-181 DC des 10 et 11 octobre 1984 le Conseil constitutionnel a considéré que le fait que des amendements n'avaient pu être examinés par la commission ne constituait pas une inconstitutionnalité dans la mesure où ils avaient été examinés en séance et où les dispositions de l'article 44, alinéa 2, de la Constitution n'avaient pas été opposées par le Gouvernement afin d'empêcher leur examen.
Il est aussi vrai qu'en ce qui concerne la présente loi le Gouvernement n'a pas non plus opposé l'article 44, alinéa 2, pour empêcher l'examen de ces amendements.
Il n'en reste pas moins une différence fondamentale par rapport au précédent de 1984. En effet, en 1984, le rapporteur n'avait pu inclure certains amendements dans son rapport faute d'un délai suffisant entre l'examen de la commission et la lecture en séance.
Cette absence d'examen ne résultait donc pas de la volonté délibérée d'un président de commission de ne pas faire examiner ces amendements comme c'est le cas ici.
Pour l'examen de la loi qui est ici définie, la commission disposait d'un délai de deux heures entre la fin de la séance de l'après-midi et la reprise de la séance du soir. Or le président de la commission des lois a immédiatement fait usage de ce vote bloqué sans chercher à utiliser ces deux heures pour examiner autant d'amendements qu'il lui était possible dans ce délai.
Ce qui est remis en cause dans ce recours, ce n'est pas le fait que ces amendements n'aient pas été examinés par la commission, c'est l'abus de pouvoir exercé volontairement par le président de la commission des lois pour interdire à la commission d'accomplir normalement son travail et, notamment, interdire aux différents auteurs d'amendements de défendre et de débattre dans un environnement, en principe plus propice au dialogue, du bien-fondé et de l'opportunité de leurs suggestions.
Si le conseil ne devait pas suivre jusqu'au bout cette argumentation et refusait de prononcer l'inconstitutionnalité de ce texte pour vice de procédure, il serait hautement souhaitable qu'il se prononce clairement contre de telles pratiques afin de ne pas entériner un précédent qui représente un grave danger pour le sérieux et la sérénité du travail parlementaire.
Sur l'article 10 :
La loi relative aux conditions de séjour et d'entrée des étrangers en France comporte des dispositions énoncées à l'article 10, qui a été présenté comme une innovation majeure et qui constitue, en fait, une atteinte grave à nos principes constitutionnels. La présente loi dans son article 10 institue un article 22 bis à l'ordonnance qui prévoit que désormais l'arrêté de reconduite à la frontière prononcée par le préfet peut être contesté devant le tribunal de grande instance et, en appel, devant le premier président de la cour d'appel.
L'article 10 abroge, de facto, les dispositions de l'article 22 de l'ordonnance de 1945 qui prévoyait que l'étranger faisant l'objet d'une mesure de reconduite à la frontière prononcée par le préfet pouvait saisir le tribunal administratif de cette décision.
Cette disposition ne faisait que rappeler un principe de notre droit constamment rappelé par la jurisprudence du Conseil d'Etat : du droit reconnu à toute personne de saisir la juridiction administrative d'une décision administrative lui faisant grief.
Cet article opère donc un transfert de compétence de la juridiction administrative au profit du juge judiciaire.
Ce transfert est totalement contraire à notre tradition juridique à laquelle le Conseil constitutionnel a reconnu valeur constitutionnelle dans sa décision n° 86-224 DC du 23 janvier 1987 concernant le Conseil de la concurrence.
Dans cette décision, le Conseil constitutionnel a affirmé : « Conformément à la conception française de la séparation des pouvoirs figure au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République celui selon lequel, à l'exception des matières réservées par nature à l'autorité judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l'annulation ou la réformation des décisions prises dans l'exercice des prérogatives de puissance publique par les autorités exerçant le pouvoir exécutif (ou) leurs agents »
On peut clairement appliquer cette définition à la situation présente.
La décision de reconduite à la frontière est incontestablement une mesure prise « dans l'exercice d'une prérogative de puissance publique » et cette décision est prise par un agent de l'autorité exerçant le pouvoir exécutif ; nul autre que le préfet représentant le Gouvernement dans le département ne correspond mieux à cette définition.
Reste à préciser si le domaine concerné ne relèverait pas « par nature » de l'autorité judiciaire. La reconduite à la frontière est une mesure qui concerne la police des étrangers qui participe plus globalement de la police administrative.
Or, sur ce point, les jurisprudences concordantes du Conseil d'Etat et du tribunal des conflits sont constantes : la police des étrangers relève exclusivement de l'autorité administrative et son contentieux de la juridiction administrative. On peut donc retourner le critère évoqué par le Conseil constitutionnel en soulignant que le domaine de la reconduite à la frontière relève « par nature » du juge administratif.
La présente loi est donc clairement contraire au principe constitutionnel de répartition des compétences énoncé dans la décision sus-citée.
Il est vrai que dans cette même décision le Conseil constitutionnel a admis certaines limitations à ce principe mais ce sous deux conditions cumulatives. Il faut, d'une part, que la décision incriminée concerne une matière mixte, c'est-à-dire qui met en jeu des problèmes de droit public et de droit privé ou de droit pénal, d'autre part, que ce transfert de compétence soit justifié par l'intérêt d'une bonne administration de la justice.
Le domaine de la police des étrangers est un domaine, nous l'avons dit, qui ressort de la police administrative et qui relève de la seule compétence de l'exécutif. Il n'est donc aucunement question de mixité en l'espèce, le juge administratif est le seul compétent pour juger de la légalité de cette décision.
Donc, la première condition déjà n'est pas remplie. Quant à la seconde, à savoir l'intérêt d'une bonne administration de la justice, elle mérite que l'on s'arrête sur l'imbroglio juridique que risque d'entraîner ce transfert de compétence.
En donnant compétence au juge judiciaire, l'article 10 n'enlève nullement à la juridiction administrative sa propre compétence sur les décisions administratives antérieures qui ont pu fonder la décision de reconduite à la frontière.
Pour prendre un exemple concret, si un étranger fait l'objet d'une mesure de reconduite à la frontière parce qu'il s'est maintenu dans le territoire plus d'un mois après que le préfet a refusé de lui renouveler son titre de séjour temporaire, il peut, si l'on suit la logique de la loi, contester la décision de reconduite devant le juge judiciaire, mais aussi contester la décision de refus de renouvellement de son titre de séjour devant le tribunal administratif.
Qu'arrivera-t-il si le juge administratif annule la décision de refus de renouvellement après que le juge judiciaire aura accepté la reconduite avec exécution immédiate ? Nous serons là dans une situation de déni de justice sans moyen de saisir le tribunal des conflits.
Dans ce domaine, la « bonne administration de la justice » impose donc de laisser pleine compétence au juge administratif.
Ce transfert de compétence opéré par ce projet est donc totalement injustifié au regard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il est clairement contraire au principe de séparation des pouvoirs tel qu'il a été précisé par cette institution.
C'est pourquoi il convient de déclarer ces dispositions non conformes à la Constitution.