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Décision n° 89-254 DC du 4 juillet 1989 - Saisine par 60 sénateurs

Loi modifiant la loi n° 86-912 du 6 août 1986 relative aux modalités d'application des privatisations
Conformité

SAISINE SENATEURS
Les sénateurs soussignés défèrent au Conseil constitutionnel l'article unique de la loi modifiant la loi n° 86-912 du 6 août 1986 relative aux modalités d'application des privatisations, adoptée le 13 juin 1989 par l'Assemblée nationale appelée à statuer définitivement en application du quatrième alinéa de l'article 45 de la Constitution.
Conformément à l'article 61 de la Constitution, les sénateurs soussignés demandent au Conseil constitutionnel de déclarer non conforme à la Constitution l'article unique susmentionné.
Cet article complète les dispositions de l'article 10 de la loi n° 86-912 du 6 août 1986 relative aux modalités d'application des privatisations afin d'y introduire, jusqu'au 31 décembre 1992, d'une part une obligation de déclaration au ministre chargé de l'économie, de toute acquisition d'actions des sociétés figurant à l'annexe de la loi n° 86-793 du 2 juillet 1986 ayant pour effet de porter la participation du déclarant, agissant seul ou de concert avec d'autres, à 10 p 100 ou plus de leur capital : ce pourcentage étant calculé en droits de vote -, et d'autre part pour ledit ministre, un droit de veto à exercer par « arrêté motivé » et « dans un délai de dix jours », « si la protection des intérêts nationaux l'exige ».
L'article unique précise enfin que « dans tous les autres cas les cessions sont libres nonobstant toute convention contraire antérieure ».
Cette disposition a pour conséquence d'identifier, au sein des sociétés privées, une catégorie particulière de sociétés dont la spécificité résulterait du processus de privatisation dont elles ont fait l'objet.
Or, cette disposition est contraire au principe d'égalité devant la loi, principe contenu dans la Déclaration des droits de l'homme de 1789 et solennellement réaffirmé par le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958, que le Conseil constitutionnel a rappelé à maintes reprises depuis sa décision DC 73-51 du 27 décembre 1973 sur la loi de finances pour 1974.
Certes, le principe d'égalité devant la loi : dont le Conseil a reconnu l'applicabilité aux personnes morales dans sa décision DC 81-132 du 16 janvier 1982 sur la loi de nationalisation -, ne fait pas obstacle à ce qu'une loi établisse des règles non identiques à l'égard de catégories de personnes se trouvant dans des situations différentes dès lors que la non-identité est justifiée par la différence de situations et n'est pas incompatible avec la finalité de la loi.
Mais en l'espèce, la prétendue catégorie des sociétés dites privatisées est composée des vingt-neuf sociétés qui ont effectivement été privatisées parmi les soixante-cinq qui figurent à l'annexe de la loi n° 86-793 du 2 juillet 1986 autorisant le Gouvernement à prendre diverses mesures d'ordre économique et social.
Ces vingt-neuf sociétés sont les suivantes : la Compagnie de Saint-Gobain, la Compagnie financière de Paribas (Banque Paribas, Crédit du Nord, Banque Tarneaud), la Banque du bâtiment et des travaux publics, la Banque industrielle et mobilière privée, le Crédit commercial de France et la Compagnie financière de crédit commercial de France (Banque Odier Bungener Courvoisier, Européenne de banque, Union de banques à Paris, Banque Chaix), la Compagnie générale d'électricité, la Compagnie générale de constructions téléphoniques, l'Agence Havas, la Société générale (Société centrale de banque, Société générale alsacienne de Banque), la Mutuelle générale Française-Accidents, la Mutuelle générale Française-Vie, la Compagnie financière de Suez (Banque Indosuez, Banque Sofinco, Banque La Hénin, Banque Vernes et commerciale de Paris, Banque parisienne de crédit, Banque Monod), la société Matra.
Or, cette prétendue catégorie : qui, d'emblée, apparaît particulièrement hétérogène -, ne présente aucune spécificité de nature à fonder l'existence d'une catégorie particulière de sociétés parmi les sociétés privées. Toutes les sociétés visées par la loi en cause présentent en effet, à tous égards, une très grande diversité.
Une très grande diversité d'objet social puisque l'on y trouve des établissements de crédit comme la Société générale, une agence de communication comme Havas, des sociétés industrielles comme Matra et comme la CGE.
Une très grande diversité de statuts puisque certaines comme la Compagnie de Saint-Gobain ont institué, par leurs statuts, des seuils déclaratifs supplémentaires de capital.
Une très grande diversité de régimes juridiques, les Mutuelles françaises Accidents et Vie étant des sociétés mutualistes tandis que le Crédit commercial de France et la Société générale sont des établissements de crédit, mais que Matra et la CGE sont des sociétés industrielles.
Encore faut-il noter que toutes les sociétés mentionnées aux trois alinéas qui précèdent ne sont citées qu'à titre d'exemple et ne sauraient donc constituer une liste limitative.
Le simple fait que ces sociétés aient été nationalisées, puis privatisées, ne saurait par ailleurs les placer dans une situation spécifique de nature à justifier l'identification d'une catégorie particulière de sociétés privées.
En effet, les modalités particulières qui ont accompagné leur privatisation ont cessé de produire leur effet avec l'achèvement du processus de privatisation qui, de surcroît, n'a pas été le même pour chacune d'entre elles.
Qu'il s'agisse du plafond maximum d'achats étrangers prévu au premier alinéa de l'article 10 de la loi susmentionnée du 6 août 1986 ; qu'il s'agisse des modalités particulières de la cession de gré à gré d'une partie des titres retenue, d'ailleurs à des hauteurs différentes pour Paribas, pour la Banque du bâtiment et des travaux publics, pour la Banque industrielle et mobilière privée, pour le Crédit commercial de France, pour la Compagnie générale de constructions téléphoniques, pour Havas, pour la Société générale, pour Suez et pour Matra : dont il faut d'ailleurs noter qu'elles ne concernent que neuf sur les treize groupes privatisés en application de la loi susmentionnée du 6 août 1986 : ; qu'il s'agisse du « surprix » imposé à certains des acquéreurs, savoir 10 p 100 pour la Banque du bâtiment et des travaux publics, 45 p 100 pour la Banque industrielle et mobilière privée, 8 p 100 pour Havas, 5 p 100 pour Suez, 10 p 100 pour Matra ou 5 p 100 pour la Société générale ; toutes ces modalités particulières, différentes les unes des autres, ont effectivement cessé de produire leur effet à l'instant même où le processus de privatisation de la société à laquelle elles s'appliquaient est parvenue à son terme et où ladite société est devenue une société privée.
Les seules dispositions qui sont encore susceptibles de produire des effets sont l'action spécifique, prévue au deuxième alinéa de l'article 10 de la loi du 6 août 1986 et le contrôle prévu au sixième alinéa du même article 10 pour les sociétés visées aux articles 55, 56 et 223 du Traité de Rome, c'est-à-dire les sociétés qui participent, même occasionnellement, à l'exercice de l'autorité publique, qui ont un lien avec l'ordre public, la sécurité publique et la santé publique ou qui participent à la production ou au commerce d'armes, de munitions et de matériel de guerre.
En ce qui concerne l'action spécifique, il faut rappeler qu'elle n'existe que dans deux des sociétés visées par la loi, Matra et Havas, et qu'elle a également été instituée dans deux sociétés nationales, Elf et la Compagnie des machines Bull, qui ne sont pas visées par la loi.
En ce qui concerne le contrôle susmentionné, s'il est possible de ranger Matra, visé par la loi, au nombre des sociétés qui en relèvent, il est en revanche difficile d'y faire figurer des établissements de crédit, la Compagnie de Saint-Gobain, l'Agence Havas, etc.
Qu'il s'agisse de l'action spécifique ou de ce contrôle, c'est-à-dire des seules dispositions qui sont encore susceptibles de produire un effet, il est donc impossible de soutenir qu'il y a là matière à identifier parmi les sociétés privées une prétendue catégorie de sociétés dites privatisées.
Certes, dans certaines des sociétés visées par la loi : la CGE et Havas, par exemple -, des pactes ont été conclus entre des actionnaires, pactes qui comportent des conditions préférentielles de cession ou d'acquisition d'actions, mais de tels pactes sont fréquents dans les sociétés cotées où ils peuvent être librement conclus. Ils ne sauraient en conséquence caractériser la prétendue catégorie de sociétés visée par la loi.
Certes, certaines des sociétés visées par la loi, telles Paribas, la Banque du bâtiment et des travaux publics, la Banque industrielle et mobilière privée, la Compagnie générale de constructions téléphoniques, Havas, la Société générale, Suez et Matra, ont vu une partie de leur capital cédée dans des conditions particulières, assorties d'une obligation pour le souscripteur de conserver une certaine proportion des titres ainsi acquis pendant deux ans, puis, pendant trois ans, de recueillir l'accord préalable du conseil d'administration avant de les céder, mais il faut d'abord noter que le pourcentage des titres à conserver pendant deux ans varie puisqu'il a été fixé à 80 p 100 pour la plupart d'entre elles, mais à 90 p 100 pour Matra et pour le Crédit commercial de France et il faut aussi noter que l'obligation d'obtenir l'accord préalable du conseil d'administration avant de céder ses titres n'existe ni pour la Banque industrielle et mobilière privée, ni pour la Banque du bâtiment et des travaux publics.
Quoi qu'il en soit, il s'agit de conventions librement consenties par les souscripteurs sans qu'aucune disposition législative ou réglementaire ne les y contraigne. Outre les différences de traitement susmentionnées intervenues entre les sociétés visées par la loi en ce qui concerne le pourcentage d'actions à conserver pendant deux ans ou en ce qui concerne l'autorisation de cession à obtenir du conseil d'administration, ces conventions n'ont pas affecté l'ensemble des sociétés visées par la loi, aucune partie du capital de la Compagnie générale d'électricité ou de la Compagnie de Saint-Gobain n'ayant fait l'objet d'un tel processus de dévolution.
Ce n'est donc pas parce que ces sociétés ont été nationalisées, d'ailleurs à des dates et par des textes différents, puis privatisées et donc identifiées à un moment donné comme constituant la catégorie des sociétés publiques destinées à être privatisées, que cette spécificité conjoncturelle justifie aujourd'hui qu'elles puissent faire l'objet de traitements discriminatoires.
Pas plus que la prétendue spécificité de la prétendue catégorie identifiée par la loi, l'objet même de la loi ne justifie un traitement discriminatoire.
L'objet de la loi est en effet de conférer au ministre chargé de l'économie la faculté de s'opposer à toute prise de participation supérieure à 10 p 100 des droits de vote à l'assemblée générale de ces sociétés dès lors que la protection des intérêts nationaux l'exige.
Si ce souci d'assurer la protection des intérêts nationaux présente incontestablement un caractère d'intérêt général, il ne justifie en rien que les sociétés visées par la loi : Saint-Gobain et la CGE, par exemple : fassent seules l'objet d'une telle protection, alors que d'autres sociétés d'importance équivalente, ayant des activités comparables et des statuts semblables : BSN et l'Air liquide, par exemple -, sont exclues du bénéfice de ce dispositif de protection sans pourtant que leur vulnérabilité apparaisse moindre.
Quant à l'argument selon lequel les restrictions apportées à la liberté de cession de certains des titres présentaient un caractère dangereux pour l'économie nationale et justifieraient que la liberté de cession de leurs titres soit rendue à tous les actionnaires, de telles limitations, d'origine également contractuelle, existent dans d'autres sociétés que celles qui sont visées par la loi sans qu'il puisse être soutenu que cette situation ne soit, au même titre, dangereuse pour l'économie nationale.
C'est pour l'ensemble des motifs ci-dessus exposés que les sénateurs soussignés ont l'honneur, conformément à l'article 61 de la Constitution, de demander au Conseil constitutionnel que l'article unique de la loi qui lui a été déférée soit déclaré non conforme à la Constitution.