Contenu associé

Décision n° 89-254 DC du 4 juillet 1989 - Saisine par 60 députés

Loi modifiant la loi n° 86-912 du 6 août 1986 relative aux modalités d'application des privatisations
Conformité

SAISINE DEPUTES
La loi modifiant la loi du 6 août 1986 relative aux modalités d'application des privatisations prévoit une autorisation préalable à toute cession d'actions de sociétés privatisées et dispose que les cessions d'actions de sociétés privatisées « sont libres nonobstant toute convention contraire antérieure ».
Cette loi est contraire à la Constitution car elle porte atteinte au principe de la liberté d'entreprendre et au droit de propriété (I), au principe de non-rétroactivité des lois (II) et au principe d'égalité devant la loi (III).
I : La contrariété du projet de loi aux principes de la liberté d'entreprendre et au respect du droit de propriété 11 La loi restreint la liberté d'entreprendre et le droit de propriété
La loi soumet à déclaration les cessions d'actions des sociétés privatisées lorsqu'elles ont pour effet de porter la participation d'une ou plusieurs personnes agissant de concert à 10 p 100 ou plus du capital de la société. Elle permet au ministre de s'opposer à ces cessions si la protection des intérêts nationaux l'exige.
Ainsi est entravée la liberté de prendre une participation dans une entreprise et donc, a fortiori, la liberté d'en prendre le contrôle, dont on ne peut contester qu'elle est de l'essence même de la liberté d'entreprendre.
De même est porté atteinte au droit de propriété en ce que les détenteurs d'actions ne peuvent en disposer librement.
La loi porte encore atteinte au droit de propriété, lorsqu'elle rend caducs les pactes conclus par des actionnaires qui avaient entendu limiter contractuellement leur droit de disposer librement de leurs titres. La possibilité de s'empêcher de disposer suppose le droit de disposer, caractère fondamental du droit de propriété. Il faut, en effet, regarder parmi les principes fondamentaux du régime de la propriété « celui de la libre disposition de son bien par tout propriétaire » (décision du 27 novembre 1959). L'annulation des pactes d'actionnaires porte donc atteinte au droit de propriété dans l'une de ses caractéristiques essentielles.
12 Le droit de propriété et la liberté d'entreprendre sont des principes constitutionnels
La liberté d'entreprendre et le droit de propriété sont expressément reconnus par le Conseil constitutionnel comme ayant une valeur constitutionnelle (décision n° 81-132 du 16 janvier 1982, rec. p 18).
Le Conseil constitutionnel reconnaît que, si la liberté d'entreprendre ne peut s'exercer que dans le cadre d'une réglementation instituée par la loi, des limitations ne peuvent être apportées au droit de propriété que si elles sont exigées par l'intérêt général (décision n° 82-141 du 27 juillet 1982, rec. p 48).
Le droit de propriété ne peut donc souffrir que des atteintes strictement nécessaires. En particulier, une loi ne peut conférer à l'administration un pouvoir discrétionnaire de faire obstacle au droit de disposer sans dénaturer le sens et la portée du droit de propriété (décision n° 85-189 du 17 juillet 1985, rec. p 49, a contrario).
Dans sa décision du 17 juillet 1985, le Conseil constitutionnel avait à connaître du nouvel article L 111-5-2 du code de l'urbanisme, permettant aux autorités locales, dans certaines zones nécessitant une protection particulière, de soumettre toute division de la propriété foncière à déclaration préalable, et de s'opposer à cette division dans un délai de deux mois.
Les auteurs de la saisine ont exposé que :
« Le pouvoir de décider si un bien doit être ou non vendu est, par la disposition critiquée, conféré à l'administration au lieu et place du propriétaire ; qu'ainsi, par la perte de la libre disposition du bien, la propriété est démembrée, et, par voie de conséquence, dénaturée, alors qu'aux termes de l'article 2 de la Déclaration des droits elle est un droit naturel et imprescriptible de l'homme ; qu'un régime d'autorisation préalable est institué par la loi en méconnaissance du principe de liberté posé par l'article 5 de la Déclaration de 1789 ».
Le conseil a considéré :
« que l'article L 11152 du code de l'urbanisme précise le pouvoir donné à l'autorité administrative de soumettre à déclaration certaines divisions en limitant l'institution de ce régime aux seules parties de communes nécessitant une protection particulière en raison de la qualité des sites, des milieux naturels et des paysages ; que, par ailleurs, l'autorité administrative ne peut s'opposer à la division que si, par son importance, le nombre de lots ou les travaux qu'elle entraîne, celle-ci est susceptible de compromettre gravement le caractère naturel des espaces, la qualité des paysages ou le maintien des équilibres biologiques ; qu'ainsi, loin de disposer d'un pouvoir discrétionnaire pour instituer des zones protégées ou s'opposer aux divisions des fonds situés à l'intérieur de ces zones, l'administration doit fonder ses décisions, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, sur des motifs se référant à des fins d'intérêt général définies avec une précision suffisante par la loi ;
 » En outre, que la loi n'empêche nullement l'aliénation ou la location d'une propriété foncière dans sa totalité et ne limite, éventuellement, sa division que lorsqu'elle est opérée par un acte volontaire à titre onéreux ; qu'ainsi, sans remettre en cause le droit de propriété par un régime d'autorisation préalable discrétionnaire, la loi définit une limitation à certaines modalités de son exercice qui n'a pas un caractère de gravité tel que l'atteinte au droit de propriété en dénature le sens et la portée et soit, par suite, contraire à la Constitution ".
Dès lors, une loi qui ne définit pas avec précision les motifs d'intérêt général pour lesquels il peut être porté atteinte au droit de propriété par une décision administrative est inconstitutionnelle.
13 Les dispositions de la loi sont trop vagues quant au motif permettant de s'opposer à une acquisition
La loi déférée au Conseil constitutionnel confère au ministre de l'économie un pouvoir de s'opposer à certaines cessions d'actions de sociétés privatisées. Cela peut conduire à empêcher certaines cessions et porte ainsi une atteinte grave au droit de disposer.
Le pouvoir est conféré par la loi au ministre de s'opposer à une cession d'actions, « si la protection des intérêts nationaux l'exige », en des termes vagues et généraux qui ne permettent pas de garantir que l'atteinte ainsi portée au droit de disposer soit exigée par l'intérêt général.
La loi ne précise pas les motifs qui peuvent conduire le ministre à s'opposer à une cession d'actions de société privatisée et donne ainsi à ce dernier un pouvoir quasi discrétionnaire.
La loi porte donc au droit de propriété des actionnaires sur leurs actions une atteinte qui a un caractère de gravité tel qu'elle en dénature le sens et la portée et est, par suite, contraire à la Constitution.
II. : La contrariété de la loi au principe de non-rétroactivité des lois 21 Les dispositions de la loi sont rétroactives
La loi dispose que les cessions d'actions de sociétés privatisées sont libres nonobstant toute convention contraire antérieure à la loi.
Ainsi, la loi remet en cause des situations antérieures, en ce qu'elle implique la caducité des conventions intervenues dans le passé et restreignant la libre cessibilité des actions.
En particulier, lors de la privatisation de certaines entreprises du secteur public, des actions ont été attribuées de gré à gré à des acquéreurs dans des conditions garantissant leur stabilité et ce en application des dispositions de l'article 4, alinéa 2, de la loi du 6 août 1986 et des articles 1er et 2 du décret du 24 octobre 1986 ; les cahiers des charges de ces ventes de gré à gré ont prévu l'engagement des acquéreurs de conserver les actions acquises pendant une certaine durée et, dans certains cas, l'obtention de l'agrément du conseil d'administration de la société pour des cessions réalisées au cours d'une période ultérieure.
Certains acquéreurs de gré à gré ont, pour ceux qui n'ont pas signé de cahier des charges, conclu des pactes de préférence ou de préemption interdisant ou limitant la possibilité de céder leurs actions à des tiers à ce pacte. Cela a été notamment le cas pour certains actionnaires de la CGE.
La loi délie ainsi les acquéreurs de gré à gré de leurs engagements initiaux ; elle délie des cocontractants de stipulations qu'ils avaient valablement conclues dans le cadre du droit applicable au moment du contrat.
Elle est donc rétroactive en ce qu'elle remet en cause des situations contractuelles antérieures.
22 Le principe de non-rétroactivité est, en matière contractuelle, un principe constitutionnel
Or le principe de non-rétroactivité des lois est, en matière contractuelle, un principe fondamental reconnu par les lois de la République solennellement réaffirmé par le préambule de la Constitution de 1946.
Le principe de non-rétroactivité est fixé par l'article 2 du code civil selon lequel « la loi ne dispose que pour l'avenir ; elle n'a point d'effet rétroactif ».
Le principe de non-rétroactivité a pour corollaire en matière contractuelle le principe posé par l'article 1134 du code civil, selon lequel « les conventions légalement formées tiennent lieu de lois à ceux qui les ont faites ». Le principe d'autonomie de la volonté implique la liberté de contracter qui est une liberté publique.
Le principe de l'autonomie de la volonté peut certes connaître des limitations de portée générale pour permettre certaines interventions jugées nécessaires de la puissance publique dans les relations contractuelles entre particuliers (décision du 27 novembre 1959).
Cependant, le législateur ne peut remettre en cause une situation contractuelle sans violer des droits acquis et porter atteinte au principe de la liberté contractuelle.
La rétroactivité en matière contractuelle se heurte à la fois au principe d'autonomie de la volonté et au principe de sûreté posé par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme.
Une loi peut certes s'appliquer immédiatement à des situations contractuelles antérieures, mais dont les effets se poursuivent. Les modalités du rapport contractuel peuvent être modifiées pour l'avenir comme l'a reconnu le Conseil constitutionnel dans sa décision du 27 novembre 1959 précitée.
Une loi ne saurait cependant sans porter atteinte, tant au principe de sécurité qu'au principe de non-rétroactivité, annuler ou supprimer l'objet d'une obligation contractuelle préexistante et en annuler les effets.
Le Conseil constitutionnel a déjà jugé que s'il est loisible au législateur, lorsqu'il organise l'exercice d'une liberté publique en usant des pouvoirs que lui confère l'article 34 de la Constitution, d'adopter, pour l'avenir, des règles plus rigoureuses que celles qui étaient auparavant en vigueur, il ne peut, s'agissant de situations existantes intéressant une liberté publique, les remettre en cause que dans deux hypothèses : celle où la situation aurait été illégalement acquise, celle où leur remise en cause serait réellement nécessaire pour assurer la réalisation de l'objectif constitutionnel poursuivi (décision n° 84-181 du 11 octobre 1984).
23 L'annulation rétroactive des pactes limitant la libre cessibilité des actions est contraire à la Constitution
En l'espèce, la loi remet en cause une situation établie en matière contractuelle, qui est une matière relevant de l'article 34 de la Constitution, sans que cette remise en cause soit justifiée par la poursuite d'un objectif constitutionnel et alors que les pactes d'actionnaires antérieurement conclus sont parfaitement licites.
Selon l'exposé des motifs du projet de loi, la situation résultant des conditions dans lesquelles le précédent gouvernement avait constitué les « noyaux durs » pouvait se révéler dangereuse pour l'économie nationale à l'aube du grand marché européen ; elle présentait un triple danger :
: elle pouvait figer les structures financières issues de décisions politiques ;
: elle risquait, en sens inverse, de faciliter des agressions externes ;
: et n'offrait pas à la puissance publique de possibilité d'intervention pour empêcher des opérations agressives contraires aux intérêts nationaux.
Le premier objectif proclamé : éviter que la situation résultant des conditions dans lesquelles le précédent gouvernement a constitué les noyaux durs ne fige des structures financières : ne constitue pas un objectif constitutionnel.
La loi remet ici en cause une situation antérieurement établie au seul motif qu'« une partie des principaux actionnaires de sociétés privatisées n'éprouve en réalité aucune affinité véritable, ni intérêt stratégique pour l'avenir de ces entreprises, en raison des conditions et des motivations qui les ont conduits à acquérir les actions ».
L'objectif ainsi poursuivi par le législateur peut difficilement être considéré comme un objectif constitutionnel. De surcroît, les dispositions de la loi ne permettent pas d'atteindre l'objectif exprimé, bien au contraire, il est paradoxal pour le moins d'affirmer que la prohibition des pactes d'actionnaires puisse faciliter la lutte contre les agressions externes pouvant toucher les sociétés dites privatisées, alors que les pactes d'actionnaires constituent un des seuls moyens de défense anti-OPA licites.
L'objectif poursuivi, selon le rapporteur à l'Assemblée nationale, M Le Garrec, est « de mettre un terme à une contradiction inhérente à l'inégale combinaison de deux dispositions essentielles de la loi n° 86-912 du 6 août 1986 relative aux modalités d'application des privatisations ».
Selon M Le Garrec :
« Ainsi, il existait deux procédures permettant d'aboutir à un résultat similaire, c'est-à-dire au choix des acquéreurs par le ministre. Il est donc paradoxal d'avoir systématisé la procédure garantissant l'existence durable d'un socle d'actionnariat ainsi placé, a priori, en option priviligiée, plutôt que l'action spécifique directement inspirée de la » golden share britannique et seule capable de protéger l'entreprise, mais aussi la totalité de ses actionnaires, contre des prises de participation jugées déstabilisatrices ou dépourvues de toute autre potentialité que la seule spéculation temporaire.
« En effet, l'article 4 de cette loi permet au ministre de choisir l'acquéreur » hors marché Les conditions de ces ventes de gré à gré ont été précisées par le décret en Conseil d'Etat n° 86-1140 du 24 octobre 1986 dont l'article 2 dispose : « Le ministre choisit l'acquéreur en fonction des offres et des garanties apportées. Sa décision est rendue publique. C'est sur cette base juridique assez floue que se sont constitués les » noyaux durs , après avis de la commission de la privatisation.
« Pour sa part, l'article 10 de cette loi ouvre au ministre, lorsque la » protection des intérêts nationaux l'exige, la possibilité de décider de transformer une action ordinaire détenue par l'Etat en « action spécifique Cette action spécifique permettait au ministre d'agréer les participations excédant 10 p 100 du capital détenu par une personne ou plusieurs personnes agissant de concert. »
Cet objectif de « clarification » ne justifie pas non plus l'atteinte portée au droit de propriété.
En premier lieu, on voit mal quelle est la contradiction visée par le rapporteur dès lors que la procédure de vente de gré à gré s'appliquait au moment de la privatisation et que l'action spécifique était susceptible d'être mise en uvre a posteriori.
En second lieu, si tant est qu'il existe une contradiction dans la loi, l'annulation des pactes d'actionnaires ne semble pas de nature à l'éliminer.
L'inanité de tels propos montre en définitive qu'aucun objectif constitutionnel ne justifie une quelconque atteinte au droit de propriété.
En conséquence, la loi remet en cause une situation établie, sans que cette remise en cause soit justifiée par la poursuite d'un objectif constitutionnel. La loi est, de ce fait, contraire à la constitution.
III. : La contrariété de la loi au principe constitutionnel d'égalité devant la loi 31 L'absence de spécificité des sociétés privatisées
Le champ d'application de la loi est limité aux « sociétés privatisées ». La loi vise plus particulièrement les entreprises du secteur public transférées au secteur privé par voie d'offre publique de vente en application du programme de privatisation défini par la loi du 2 juillet 1986. Ces sociétés sont dites privatisées par commodité de langage, comme le souligne M Roger Chinaud dans son rapport au Sénat (document n° 265), et il n'y a aucune différence de statut entre ces sociétés et les autres sociétés du secteur privé.
Leur seul caractère propre est d'avoir été nationalisées puis privatisées et la privatisation a apporté un retour complet au droit commun.
Les activités et le mode d'organisation des sociétés dites privatisées sont les mêmes que celles des autres sociétés de droit privé.
L'existence, au sein de certaines sociétés privatisées, de noyaux stables d'actionnaires liés entre eux par des pactes de préférence ou de préemption limitant la libre cessibilité de leurs actions ne différencie pas ces sociétés de bon nombre de sociétés cotées en bourse qui poursuivent également l'objectif de la stabilisation de leur actionnariat.
Les sociétés qui ont été privatisées n'ont par ailleurs aucune spécificité quant à leur caractère stratégique ou leur vulnérabilité par rapport aux autres sociétés d'importance nationale.
En définitive, les sociétés dites privatisées ne se distinguent que dans la mesure où elles ont été considérées comme d'importance essentielle pour l'économie nationale, tant au moment des nationalisations qu'au moment des privatisations.
32 Le principe d'égalité devant la loi
Le principe d'égalité devant la loi a été maintes fois réaffirmé par le Conseil constitutionnel qui a censuré des dispositions législatives comme contraires au principe d'égalité, notamment à propos de la taxation d'office de certains contribuables (décision n° 73-51 du 27 décembre 1973, rec. p 25), à propos de la désignation des membres des conseils de prud'hommes (décision n° 78-101 du 17 janvier 1979, rec. p 23), à propos de la soustraction des banques du secteur coopératif ou mutualiste du champ d'application des nationalisations (décision du 16 janvier 1982 précitée) et, enfin, à propos de l'attribution aux agriculteurs d'une majorité au sein des conseils d'administration des caisses régionales de crédit agricole (décision n° 87-232 du 7 janvier 1988).
Ce principe est issu de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 selon lequel « la loi devrait être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse » et est rappelé par l'article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 qui dispose que « la République assure l'égalité devant la loi ».
Selon la formule retenue par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 7 janvier 1988, « le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que dans l'un et l'autre cas la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit ».
Ainsi, le principe d'égalité exige :
: qu'une différence de traitement soit justifiée par une différence de situation et que cette différence de traitement soit directement liée à la différence de situation ;
: que la différence de traitement soit compatible avec les objectifs de la loi.
A titre liminaire, il convient de relever que le principe d'égalité devant la loi est applicable aux personnes morales comme l'a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 81-132 du 16 janvier 1982 sur la loi de nationalisation :
« Le principe d'égalité n'est pas moins applicable entre les personnes morales qu'entre les personnes physiques, car les personnes morales étant des groupements de personnes physiques, la méconnaissance du principe d'égalité entre celles-là équivaudrait nécessairement à une méconnaissance de l'égalité entre celles-ci. »
Le Conseil constitutionnel a ainsi été amené à examiner, au regard du principe d'égalité, la constitutionnalité de dispositions d'une loi d'habilitation qui prévoyait que la législation sur les sociétés anonymes pourrait être modifiée en vue de permettre éventuellement à des représentants des salariés de siéger avec voix délibérative au sein du conseil d'administration ou au sein du conseil de surveillance.
Le Conseil constitutionnel a jugé que si des dispositions analogues ne sont pas prévues pour les sociétés d'une autre forme ou pour les entreprises individuelles, cette différence de traitement, qui se justifie par les différences de régime juridique des entreprises, n'est pas contraire au principe d'égalité (décision n° 86-207 des 25 et 26 juin 1988).
Ainsi, à l'inverse, une différence de traitement, qui n'est pas justifiée par une différence de régime juridique des entreprises faisant l'objet de ce traitement différencié, peut être considérée comme contraire aux principes d'égalité.
321 La différence de traitement doit être justifiée par une différence de situation et être directement liée à cette différence
La différence de traitement imposée par la loi aux sociétés privatisées n'est pas justifiée par une différence de situation, contrairement aux exigences du principe d'égalité.
Le principe d'égalité a été formulé de manière générale dans une décision n° 79-101 du 17 janvier 1979 du Conseil constitutionnel :
« Si le principe d'égalité devant la loi ne fait pas obstacle à ce qu'une loi établisse des règles non identiques à l'égard de catégories de personnes se trouvant devant des situations différentes, il n'en est ainsi que lorsque cette non-identité est justifiée par la différence de situation. »
Dans cette espèce, le Conseil constitutionnel avait considéré que :
« S'agissant de la désignation de membres d'une juridiction, la circonstance que des électeurs emploient un nombre de salariés plus important que d'autres ne justifie pas que leur soit attribué un droit de vote plural ; en effet, cette différenciation n'est pas compatible avec la finalité d'une opération électorale qui a pour seul objet la désignation des membres d'une juridiction, et est dépourvue de tous liens avec les considérations qui doivent présider à cette désignation ;
 » Dès lors, l'attribution de voix supplémentaires à des électeurs employeurs en fonction du nombre de salariés qu'ils occupent est contraire au principe d'égalité devant la loi, ainsi qu'à la règle de l'égalité du suffrage ; par suite, les décisions dont il s'agit ne sont pas conformes à la Constitution. "
Dans sa décision du 16 janvier 1982 relative aux nationalisations, le Conseil constitutionnel a réaffirmé le principe posé en 1979 et a déclaré inconstitutionnelle une exclusion du champ d'application des nationalisations, qui concernait les banques ou établissements financiers contrôlés par des sociétés à caractère mutualiste ou coopératif, en considérant que :
« La dérogation portée au profit des banques dont la majorité du capital social appartient directement ou indirectement à des sociétés de caractère mutualiste ou coopératif méconnaît le principe d'égalité ; qu'en effet, elle ne se justifie ni par des caractères spécifiques de leurs statuts ni par la nature de leur activité, ni par des difficultés éventuelles dans l'application de la loi propres à contrarier le but d'intérêt général que le législateur a entendu poursuivre. »
Une différence de traitement doit donc être justifiée par une différence de situation.
Le Conseil constitutionnel contrôle la proportionnalité de la différence de traitement au regard de la différence de situation (décision n° 87-232 du 7 janvier 1988).
Le Conseil constitutionnel, dans cette espèce, a en effet considéré que :
« La situation en présence ne saurait justifier que la représentation des sociétaires autres que les membres des groupements visés au 1 à 7 de l'article 617 du code rural soit en tout état de cause minoritaire, quelle que soit la proportion de ces sociétaires ;
 » Que, par le caractère général et absolu de ces dispositions, l'article 15 de la loi, en l'état, apporte au principe d'égalité une atteinte qui dépasse manifestement ce qui serait nécessaire pour faire droit à la situation particulière de certaines catégories de sociétaires, au maintien d'avantages spécifiques au profit des activités agricoles et à la préservation de la vocation du Crédit agricole. "
En l'espèce, il est imposé aux sociétés privatisées et à leurs actionnaires un régime particulier d'autorisation préalable à toute cession du capital supérieur à 10 p 100 et sauf opposition du ministre, toutes les autres cessions sont libres, nonobstant les accords antérieurs contraires.
Ce régime spécifique constitue une différence de traitement qui n'est justifiée :
: ni par une différence de statut ;
: ni par une différence d'activité ;
: ni par une différence d'origine ;
: ni par une différence d'importance stratégique.
Aucune différence d'organisation ne permet d'individualiser les sociétés visées par le projet de loi.
Les entreprises privatisées sont des sociétés de droit privé, sociétés anonymes cotées en bourse dont les statuts ou les règles de fonctionnement ne contiennent aucune disposition dérogatoire au droit commun à la différence des sociétés du secteur public soumises à un ensemble de règles spécifiques différentes de celles applicables aux sociétés du secteur privé.
L'existence entre les actionnaires de certaines de ces sociétés de pactes de préférence ou de préemption n'est pas non plus une particularité propre à justifier une différence de traitement. En premier lieu, tous les actionnaires de sociétés privatisées n'ont pas souscrit de tels pactes et, en second lieu, de nombreuses sociétés cotées n'ayant pas fait l'objet de la procédure de privatisation ont recours à de tels pactes en vue de stabiliser leur actionnariat.
Les cahiers des charges auxquels sont soumis certains des actionnaires, acquéreurs de gré à gré des sociétés privatisées, n'entraînent pas non plus de spécificité quant au statut de ces sociétés, ces cahiers des charges étant de simples conventions entre les actionnaires et l'Etat.
Les sociétés privatisées ne sont aucunement engagées de manière spécifique vis-à-vis de l'Etat et les cahiers des charges ne contiennent pas au profit de l'Etat de prérogatives de puissance politique.
La différence de traitement n'est pas non plus justifiée par une différence d'activité.
Il n'y a aucun dénominateur commun entre les activités des sociétés visées par la loi.
Certaines sociétés privatisées parce qu'elles exercent leurs activités dans le secteur bancaire sont soumises à un contrôle du comité des établissements de crédit. En particulier, l'acquisition de toute participation supérieure à 10 p 100 dans le capital d'un établissement de crédit doit être autorisée préalablement.
D'autres sociétés parce qu'elles exercent leurs activités principales dans des domaines mettant en cause l'ordre public, la sécurité ou la santé publique, la production ou le commerce d'armes, de munitions ou de matériel de guerre, relèvent des dispositions du sixième alinéa de l'article 10 de la loi du 6 août 1986 qui soumettent à agrément toutes prises de participation étrangère supérieure à 5 p 100 du capital.
Enfin, les autres sociétés privatisées suivent en matière de prise de participation par des étrangers le droit commun applicable aux investissements étrangers en France, c'est-à-dire que toute prise de participation non communautaire est soumise à agrément lorsqu'elle dépasse 20 p 100 du capital d'une société.
On ne peut en définitive relever aucun trait commun entre les activités des différentes sociétés privatisées susceptibles de justifier une différence de traitement par rapport aux autres sociétés du secteur privé.
La différence d'origine des sociétés privatisées saurait d'autant moins justifier une différence de traitement que certaines sociétés privatisées figurant sur la liste annexée à la loi du 2 juillet 1986 ont connu depuis leur privatisation des bouleversements qui ne permettent plus de les distinguer en tant que sociétés issues de la procédure de privatisation.
Ainsi en est-il par exemple de la Banque du bâtiment et des travaux publics qui a vu ses structures profondément modifiées en novembre 1988 par la réalisation de deux opérations :
: fusion de la Banque de bâtiment et des travaux publics avec la compagnie BTP Finance par absorption de la seconde par la première. A la suite de cette opération, la BTP a pris la dénomination « La Compagnie du BTP » ;
: apport-scission des activités bancaires et financières de la Banque du bâtiment et travaux publics à sa filiale Boetie Inter SA détenue à 100 p 100, qui a repris la dénomination Banque du Bâtiment et des travaux publics.
La Compagnie du BTP quant à la composition de ses actifs est très éloignée de la BTP au moment de sa privatisation.
Ainsi en est-il également de la Banque Vernes, privatisée en même temps que sa maison mère la Compagnie financière de Suez, qui a été cédée à l'Istituto Bancario San Paolo di Torino. La rupture du principe d'égalité apparaît particulièrement grave eu égard aux nouveaux actionnaires de la Banque Vernes qui devront, aux termes de la loi, s'ils souhaitent céder 10 p 100 du capital de la Banque Vernes, demander l'autorisation préalable du ministère chargé de l'économie, alors que la situation de la Banque Vernes ne se distingue aucunement de la situation d'autres banques privées françaises.
Les conséquences de la loi seraient particulièrement choquantes à l'égard de l'Istituto Bancario di Torino.
Enfin, la Compagnie générale de construction téléphonique qui figure également dans l'annexe visée par la loi du 2 juillet 1986 n'a plus d'existence juridique : ses activités de commutaion privée ont été cédées à Matra Communication et ses activités de téléphonie publique à Matra-Ericsson Télécommunication.
L'atteinte au principe d'égalité entre ces sociétés et les autres sociétés du secteur privé est d'autant plus grave que la catégorie de sociétés que la loi vise ne peut être distinguée ou qu'elle est susceptible, sous réserve de l'interprétation des tribunaux, de s'appliquer à des sociétés dont la particularité d'origine n'existe plus.
Enfin, aucune des sociétés visées ne revêt une importance stratégique particulière justifiant un régime dérogatoire. Les sociétés privatisées comportent certes d'importants groupes industriels, telles la Compagnie générale d'électricité ou la Compagnie de Saint-Gobain, ainsi que des établissements financiers importants tels le Crédit commercial de France, la Société générale ou la Compagnie financière de Suez, mais elles comportent également un certain nombre de petites banques comme par exemple la Banque industrielle et mobilière privée.
En outre, nombreuses sont les sociétés privées d'importance équivalente aux sociétés privatisées qui échappent à ce statut dérogatoire des sociétés privatisées prévu par la loi.
Il n'existe donc aucune différence, au plan de l'importance des activités, susceptible de justifier, pour les sociétés privatisées, un traitement particulier.
Le régime spécifique auquel seraient soumises les sociétés privatisées n'est en définitive aucunement justifié par une différence de situation. Les dispositions de la loi sont contraires au principe d'égalité et doivent être déclarées contraires à la Constitution.
322 Les différences de traitement doivent être compatibles avec les objectifs de la loi (i) Le principe
Dans sa décision sur les nationalisations, le Conseil constitutionnel a jugé qu'il appartenait au législateur, en fonction de la nécessité publique constatée par lui, d'exclure de la nationalisation les banques les moins importantes ; et que le critère retenu pour déterminer le seuil au-dessous duquel les banques échappent à la nationalisation n'est pas sans rapport avec son objet.
La finalité de la loi qui essaie de donner aux pouvoirs publics les moyens de faire face à la crise économique et de promouvoir la croissance justifiait en effet que ne soient visés par les nationalisations que les établissements de crédit les plus importants (plus d'un milliard de francs de dépôt à vue).
Le Conseil a encore jugé dans sa décision n° 87-232 du 7 janvier 1988 relative à la loi de mutualisation du Crédit agricole que « le principe d'égalité ne n'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que dans l'un et l'autre cas la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit ».
(ii) Les objectifs poursuivis par le législateur
La loi déférée au Conseil consitutionnel a été élaborée par la majorité actuelle en raison de sa conviction que « les dispositions de l'article 4 de la loi de privatisation du 6 août 1986 laissaient, en fait, au Gouvernement choisir de façon discrétionnaire » les groupes amis pour la composition des groupes d'actionnaires stables " (rapport n° 294 de M Alain Richard à l'Assemblée nationale sur le projet de loi de finances pour 1989).
La nouvelle majorité a voulu « rééquilibrer les pôles de contrôle » (cf. Alain Richard, rapport précité) et, pour ce faire, a décidé de « rendre à chaque actionnaire privé ou public une entière liberté sur les actions qu'il a acquises » (exposé des motifs du projet de loi n° 542).
L'objectif poursuivi est également « d'assurer aux entreprises publiques qui participent à leur capital (celui des sociétés privatisées) d'exercer pleinement les responsabilités que leur confère le statut d'actionnaires » (déclaration du ministre des finances lors des débats à l'Assemblée nationale, 1re séance du 13 avril 1989, p 177).
Cet objectif constitue même, selon le ministre des finances, « le premier objectif du projet de loi » (ibid).
La justification des dispositions de la loi officiellement affirmée dans l'exposé des motifs du projet de loi est de permettre une défense efficace des sociétés privatisées face aux agressions externes et d'éviter que des structures financières « issues de décisions politiques » soient figées.
Ces objectifs ne peuvent sérieusement justifier une différence de traitement des sociétés privatisées.
(iii) La différence de traitement des actionnaires des sociétés privatisées est sans rapport avec l'objet de la loi
La liberté rendue aux actionnaires des sociétés privatisées de céder leurs actions nonobstant toute clause contraire apparaît sans rapport avec la différence de situation de ces sociétés, comme cela a été démontré. Elle est même incompatible avec l'objectif poursuivi par le législateur.
Rendre leur liberté aux seuls actionnaires des sociétés privatisées est sans rapport avec les objectifs poursuivis par la loi, qui sont de protéger ces sociétés contre les agressions externes et de protéger les intérêts nationaux, alors que les sociétés privatisées ne sont pas plus vulnérables à de telles agressions que d'autres sociétés du secteur privé.
En outre, en annulant les pactes d'actionnaires, la loi rend inopérant un moyen juridique de consolider l'actionnariat des sociétés privatisées alors que l'un des objectifs poursuivi est de remédier à l'émiettement des groupements d'actionnaires stables et de protéger les sociétés contre des agressions externes.
La loi est contraire au principe d'égalité en ce que l'annulation des pactes des actionnaires des seules sociétés privatisées est sans rapport avec l'objet de la loi.
Elle doit, dès lors, être déclarée contraire à la Constitution.