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Décision n° 88-250 DC du 29 décembre 1988 - Saisine par 60 sénateurs

Loi de finances rectificative pour 1988
Non conformité partielle

SAISINE SENATEURS CHARLES PASQUA Monsieur le Président,
Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi de finances rectificative pour 1988, et notamment ses articles 21 ter et 21 quater, tels qu'ils ont été définitivement adoptés par le Parlement.
I : Article 21 ter
Introduit par voie d'amendement portant article additionnel déposé par le Gouvernement lors de la première lecture du projet de loi à l'Assemblée nationale (Journal officiel, Débats AN, p 3391 et 3392, séance du jeudi 8 décembre 1988), l'article 21 ter a pour objet d'étendre au recouvrement des produits non fiscaux des collectivités et établissements publics locaux le régime de l'opposition administrative. Un nouvel amendement du Gouvernement, à l'occasion de la seconde lecture du projet de loi de finances rectificative, a complété cet article en limitant son application aux cas où le comptable obtient un avis conforme de l'ordonnateur (Assemblée nationale, séance du mardi 20 décembre 1988). Il convient, pour éclairer le conseil, de rappeler brièvement le champ d'application actuel et la nature du régime de l'opposition administrative ainsi que les conséquences de son extension par l'article 21 ter avant d'indiquer les moyens qui fondent la présente demande de déclaration de non-conformité à la Constitution.
A : Le régime de l'opposition administrative et l'extension proposée par l'article 21ter de ce régime 1 La procédure de l'opposition administrative
Cette procédure est prévue pour le recouvrement de deux types de créances :
: les créances de nature fiscale ou douanière (Livre des procédures fiscales, art L 262 et L 263) ;
: les créances résultant des amendes et condamnations pécuniaires prononcées pour une contravention de police (loi du 11 juillet 1985 portant diverses dispositions d'ordre économique et financier, art 7, modifié par l'article 81 de la loi du 30 décembre 1985).
Le régime de l'opposition administrative est prévu par les articles L 262 et L 263 du livre des procédures fiscales. Ces articles disposent que les dépositaires ou débiteurs de sommes devant revenir à des personnes débitrices d'impôts sont tenus, sur simple notification du comptable chargé d'assurer le recouvrement de ces impôts, de verser les fonds qu'ils détiennent à ce comptable, à concurrence du montant dû au Trésor public. La notification prend la forme d'un avis à tiers détenteur.
Cette procédure permet donc, pour le recouvrement de certains types de créances publiques, d'éviter le recours aux voies d'exécution de droit commun et aboutit à des résultats identiques à ceux d'une saisie-arrêt, sans contrôle préalable du juge judiciaire.
2 Les conséquences de l'article 21 ter
L'article 21 ter étend le régime de l'opposition administrative et la procédure d'avis à tiers détenteur à l'ensemble des créances des collectivités locales et des établissements publics locaux non recouvrées par les services fiscaux. La totalité des créances des collectivités locales et de leurs établissements publics seraient ainsi susceptibles de faire l'objet d'avis à tiers détenteurs en cas de non-paiement et donc d'échapper à tout contrôle préalable du juge judiciaire. Les créances des régies municipales (eau, gaz, etc) et des offices d'HLM seraient concernées par l'extension de cette procédure.
Il convient d'observer que le recouvrement forcé des créances de l'Etat n'ayant pas un caractère fiscal ne bénéficie pas, dans l'état actuel du droit, de ce régime exorbitant du droit commun.
B : Les moyens tendant à la déclaration de non-conformité à la Constitution 1 L'article 21 ter constitue un « cavalier budgétaire »
L'article 1er de l'ordonnance du 2 janvier 1959 relative aux lois de finances dispose notamment que les lois de finances ne peuvent contenir que des dispositions afférentes à la détermination des ressources et des charges de l'Etat ou organisant le contrôle du Parlement sur la gestion des finances publiques ; par ailleurs, le troisième alinéa de cet article dispose :
« Les lois de finances peuvent également contenir toutes dispositions relatives à l'assiette, au taux et aux modalités de recouvrement des impositions de toutes natures. »
L'article 21 ter traitant des modalités de recouvrement de créances ne présentant pas le caractère d'impositions et ne participant pas des ressources de l'Etat a donc un objet étranger à celui qui est assigné aux lois de finances par l'article 1er de l'ordonnance du 2 janvier 1959.
2 L'article 21 ter porte atteinte aux libertés fondamentales
L'article 21 ter du projet de loi de finances rectificative porte atteinte à la compétence, consacrée par l'article 66 de la Constitution, des juridictions judiciaires pour veiller à la sauvegarde de la liberté individuelle.
L'article 21 ter soustrait en effet à la compétence de l'autorité judiciaire le contrôle préalable du recours à des voies d'exécution susceptibles de porter atteinte à la liberté individuelle et notamment au secret de la vie privée. L'extension à des créances non fiscales et relevant du droit commun de la procédure de l'avis à tiers détenteur méconnaît donc un principe de valeur constitutionnelle, auquel il ne peut être dérogé qu'en matière fiscale, en raison du principe de la nécessité de l'impôt, formulé par l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, comme l'a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 29 décembre 1983.
3 L'article 21 ter ne prévoit pas de garanties suffisantes
L'opposition administrative prévue par l'article 21 ter ne paraît pas encadrée de garanties suffisantes :
: d'une part, il n'est pas prévu que les sommes récupérées par le comptable public seront affectées, dès réception, aux créances correspondantes. En cela, il pourrait être porté atteinte au principe de liberté d'administration des collectivités territoriales : rien, en effet, ne garantit que les sommes recouvrées seront directement affectées au paiement des créances pour lesquelles l'ordonnateur a donné son accord à l'utilisation de la procédure de l'avis à tiers détenteur ;
: d'autre part, l'article 21 ter ne prévoit aucun plafonnement de la portion saisissable des rémunérations dans le cadre de l'opposition administrative, alors que l'article L 264 du livre des procédures fiscales le prévoit expressément pour le recouvrement, par voie d'avis à tiers détenteur, d'impositions privilégiées : il y a là encore une atteinte à la liberté individuelle, créée par cette absence d'une garantie pourtant essentielle.
II. : Sur l'article 21 quater
L'article 21 quater a pour objet d'étendre le droit de communication des documents aux comptables publics, pour le recouvrement des produits visés à l'article 21 ter. Ces documents sont définis par les articles 82 A à 96 du livre des procédures fiscales. Leur communication est prévue par l'article L 81 du même livre, exclusivement pour l'assiette et le contrôle des impôts.
L'extension de ce droit de communication pour le recouvrement de produits non fiscaux des collectivités locales et établissements publics porte atteinte également à la liberté individuelle, principe fondamental garanti par les lois de la République et proclamé par le préambule de la Constitution de 1946, confirmé par le préambule de la Constitution de 1958.
Or, là encore, le contrôle de l'autorité judiciaire, gardien de la liberté individuelle, selon l'article 66 de la Constitution, n'est aucunement prévu.
Pour l'ensemble de ces raisons, les sénateurs soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conformes à celle-ci les articles 21 ter et 21 quater de la loi de finances rectificative pour 1988.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le Président, Messieurs les Conseillers, l'expression de notre haute considération.