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Décision n° 88-250 DC du 29 décembre 1988 - Saisine par 60 députés

Loi de finances rectificative pour 1988
Non conformité partielle

SAISINE DEPUTES Monsieur Robert Badinter, président du Conseil constitutionnel, 2, rue de Montpensier, 75001 Paris
Monsieur le président,
Les députés soussignés défèrent au Conseil constitutionnel la loi de finances rectificative pour 1988, adoptée le 21 décembre 1988 par l'Assemblée nationale en dernière lecture conformément à l'article 45, alinéa 4, de la Constitution.
Les députés demandent au Conseil constitutionnel, conformément à l'article 61 de la Constitution, de déclarer les articles 16 et 34 bis de la présente loi non conformes à la Constitution pour les motifs exposés dans le mémoire ampliatif ci-joint.
Je vous prie d'agréer, monsieur le président, l'expression de ma haute considération.
Le président,BERNARD PONS
MEMOIRE AMPLIATIF A LA SAISINE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL TENDANT A FAIRE ANNULER LES ARTICLES 16 ET 34 BIS DE LA LOI DE FINANCES RECTIFICATIVE ADOPTEE LE 21 DECEMBRE 1988
Article 16 portant validation des rôles, des avis de mise en recouvrement et des mises en demeure : A : La validation rétroactive des rôles
L'article 16, paragraphes I et II, modifie les articles 1658 et 1659 du code général des impôts en prévoyant une délégation des pouvoirs du préfet (pour homologuer les rôles des impôts directs) aux collaborateurs du directeur des services fiscaux « ayant au moins le grade de directeur divisionnaire ».
Le paragraphe III du même article dispose que :
« Les rôles homologués avant la publication de la présente loi et jusqu'au 1er mars 1989 par un fonctionnaire de la direction générale des impôts ayant au moins le grade de directeur divisionnaire sont réputés régulièrement homologués. »
Cette validation rétroactive ne paraît pas conforme à la Constitution pour les motifs suivants :
La décision du Conseil constitutionnel n° 84-184 DC du 29 décembre 1984 a reconnu qu'une disposition fiscale pouvait avoir un caractère rétroactif. Mais, dans la décision n° 86-223 DC, le Conseil constitutionnel a fixé les limites à ce caractère rétroactif :
: respect de l'autorité de la chose jugée ;
: respect des règles de la prescription ;
: interdiction des effets répressifs de la rétroactivité.
Le paragraphe III précité de l'article 16 de la loi de finances rectificative ne respecte pas ces trois limitations de valeur constitutionnelle : Sur l'autorité de la chose jugée :
L'article ne prévoit pas expressément que les jugements ou les arrêts définitifs en la matière doivent recevoir application car ce sont « des décisions de justice passées en force de chose jugée » ;
Sur les règles de la prescription :
Le livre des procédures fiscales du nouveau code général des impôts ouvre à l'administration de multiples moyens pour interrompre la prescription qui court contre elle ; chaque fait ou acte interruptif de la prescription prolonge le délai d'action de l'administration de la durée de la prescription, soit à l'heure actuelle trois ans pour le délai de reprise des opérations d'assiette et quatre ans pour le délai de l'action en recouvrement.
Si, pour une raison exceptionnelle, la prescription de l'assiette ou la prescription du recouvrement n'est pas interrompue, la créance d'impôt est éteinte.
La disposition contestée aurait pour effet, si elle était maintenue, de faire renaître un acte administratif qui avait disparu de l'ordonnancement juridique par l'effet de la prescription.
Or, le principe même de toute prescription est d'assurer la sécurité juridique des citoyens, qui est un droit de valeur constitutionnelle affirmé dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
Sur les effets répressifs de la validation rétroactive :
Les rôles d'imposition, et les avis individuels d'imposition qui n'en sont que des extraits, comportent : les droits en principal et, éventuellement, des intérêts de retard et, éventuellement, des pénalités d'assiette.
La présence d'intérêts de retard et de pénalités est la règle générale pour les rôles émis à la suite d'un redressement fiscal (contrôles sur pièces ou contrôles sur place). Il serait contraire à la jurisprudence de la décision du Conseil constitutionnel n° 86-223 DC du 29 décembre 1986 que des actes administratifs illégaux, à savoir les rôles signés par une autorité incompétente, emportent une conséquence à caractère répressif parce qu'ils ont été validés ultérieurement à leur homologation. Cela est d'autant plus évident que certains rôles ne peuvent comporter que des pénalités.
Ainsi, le législateur aurait dû distinguer entre les droits en principal, qui pouvaient être régularisés, et les pénalités qui ne pouvaient pas l'être, y compris les intérêts de retard.
B : La validation rétroactive des avis de mise en recouvrement
Le paragraphe IV de l'article 16 du projet de loi de finances rectificative pour 1988 dispose en son alinéa 2 :
Les avis de mise en recouvrement et les mises en demeure signés et rendus exécutoires antérieurement à la publication de la présente loi par les personnes visées à l'alinéa précédent sont réputés réguliers.
Cette disposition rétroactive encourt les mêmes reproches que le paragraphe III relatif à l'homologation des rôles. Comme pour celui-ci, le législateur aurait dû respecter :
: l'autorité de la chose jugée ;
: les règles relatives aux prescriptions d'assiette et de recouvrement ;
: l'absence de disposition ou d'effet à caractère répressif (pénalités).
Pour les motifs sus-énoncés, la validation rétroactive des avis de mise en recouvrement paraît donc contraire à la Constitution et encourir de ce fait l'annulation.
Article 34 bis de la présente loi validant législativement la délibération du Sivotu de Bourges instaurant un versement-transport au taux de 1 p 100, laquelle avait été déclarée illicite par le Conseil d'Etat dans son arrêt du 13 novembre 1987.
Cet article est contraire à la Constitution en ce qu'il institue une validation rétroactive as nominem d'une situation faisant à l'heure actuelle l'objet d'un recours devant le juge administratif.
En effet, dans votre décision 119 DC du 22 juillet 1980, vous avez précisé, d'une part, « qu'il n'appartient ni au législateur ni au Gouvernement de se substituer à elles (les juridictions) dans le jugement des litiges relevant de leurs compétences » et, plus loin, « que ces principes de valeur constitutionnelle ne s'opposent pas à ce que par la voix des dispositions rétroactives, le législateur modifie les règles que le juge a pour mission d'appliquer ».
Or, en l'espèce, l'article 34 bis ne modifie pas les taux de versement-transport de façon générale, ce qui serait admissible au regard de votre jurisprudence.
Il se borne à valider une décision qui méconnaît toujours les règles en vigueur et ne modifie donc en rien les règles que le juge doit appliquer.
En d'autres termes, un syndicat intercommunal qui aujourd'hui prendrait la même décision que celle du Sivotu de Bourges se verrait condamner par le juge, alors que celui de Bourges y échappe du seul fait du législateur.
Cette disposition est donc contraire au principe d'égalité et doit donc, de ce fait, être annulée.