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Décision n° 88-244 DC du 20 juillet 1988 - Saisine par 60 sénateurs

Loi portant amnistie
Non conformité partielle

SAISINE SENATEURS Les sénateurs soussignés défèrent au Conseil constitutionnel l'article 15 de la loi portant amnistie, adoptée le 8 juillet 1988 par l'Assemblée nationale appelée par le Gouvernement à statuer définitivement, en exécution des dispositions du quatrième alinéa de l'article 45 de la Constitution.
Les sénateurs soussignés demandent au Conseil constitutionnel de décider que l'article 15 susmentionné est non conforme à la Constitution et de reconnaître qu'il n'est pas inséparable des autres dispositions de la même loi et cela pour les motifs suivants :
Dès son adoption par le Parlement le 6 octobre 1982, la loi n° 82-915 du 28 octobre 1982 relative au développement des institutions représentatives du personnel fut déférée au Conseil constitutionnel dans les conditions prévues à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution.
Par décision n° 82-144 DC du 28 octobre 1982, le Conseil constitutionnel décida que seul l'article 8 de la loi susmentionnée était non conforme à la Constitution mais qu'il n'était pas inséparable des autres dispositions de ladite loi, laquelle fut, de ce fait, promulguée le 28 octobre 1982 sans son article 8 susmentionné et publiée au Journal officiel du 29 octobre 1982.
Cet article 8 était le suivant : « Aucune action ne peut être intentée à l'encontre de salariés, de représentants du personnel élus ou désignés ou d'organisations syndicales de salariés, en réparation des dommages causés par un conflit collectif de travail ou à l'occasion de celui-ci, hormis les actions en réparation du dommage causé par une infraction pénale et du dommage causé par des faits manifestement insusceptibles de se rattacher à l'exercice du droit de grève ou du droit syndical. Ces dispositions sont applicables aux procédures en cours, y compris devant la Cour de cassation. »
Quant à la décision n° 82-144 DC du 22 octobre 1982 du Conseil constitutionnel, elle était assortie de onze considérants, dont il y a lieu de rappeler les cinquième, sixième, septième, huitième, neuvième et dixième d'entre eux, savoir :
« Considérant cependant que le droit français ne comporte, en aucune matière, de régime soustrayant à toute réparation les dommages résultant de fautes civiles imputables à des personnes physiques ou morales de droit privé, quelle que soit la gravité de ces fautes ;
 » Considérant qu'ainsi l'article 8 de la loi déférée au Conseil constitutionnel établit une discrimination manifeste au détriment des personnes à qui il interdit, hors le cas d'infraction pénale, toute action en réparation ; qu'en effet, alors qu'aucune personne, physique ou morale, publique ou privée, française ou étrangère, victime d'un dommage matériel ou moral imputable à la faute civile d'une personne de droit privé ne se heurte à une prohibition générale d'agir en justice pour obtenir réparation de ce dommage, les personnes à qui seraient opposées les dispositions de l'article 8 de la loi présentement examinée ne pourraient demander la moindre réparation à quiconque ;
« Considérant, il est vrai, que, selon les travaux préparatoires, les dispositions de l'article 8 de la loi trouveraient leur justification dans la volonté du législateur d'assurer l'exercice effectif du droit de grève et du droit syndical, l'un et l'autre constitutionnellement reconnus, et qui serait entravé par la menace ou la mise en uvre abusives, à l'occasion de conflits collectifs de travail, d'actions en justice à l'encontre des salariés, de leurs représentants ou d'organisations syndicales ;
 » Considérant cependant que le souci du législateur d'assurer l'exercice effectif du droit de grève et du droit syndical ne saurait justifier la grave atteinte portée par les dispositions précitées au principe d'égalité ;
« Considérant en effet que, s'il appartient au législateur, dans le respect du droit de grève et du droit syndical ainsi que des autres droits et libertés ayant également valeur constitutionnelle, de définir les conditions d'exercice du droit de grève et du droit syndical et, ainsi, de tracer avec précision la limite séparant les actes et comportements licites des actes et comportements fautifs, de telle sorte que l'exercice de ces droits ne puisse être entravé par des actions en justice abusives, s'il lui appartient également, le cas échéant, d'aménager un régime spécial de réparation approprié conciliant les intérêts en présence, il ne peut en revanche, même pour réaliser les objectifs qui sont les siens, dénier dans son principe même le droit des victimes d'actes fautifs, qui peuvent d'ailleurs être des salariés, des représentants du personnel ou des organisations syndicales, à l'égalité devant la loi et devant les charges publiques ;
 » Considérant, dès lors, que l'article 8 de la loi déférée au Conseil constitutionnel, dont les dispositions ne sont pas inséparables des autres dispositions de la même loi, doit être déclaré contraire à la Constitution ; "
Or le paragraphe II de l'article 15 que les sénateurs soussignés défèrent au Conseil constitutionnel est précisément rédigé comme suit :
« Tout salarié qui, depuis le 22 mai 1981, a été licencié pour une faute, autre qu'une faute lourde ayant consisté en des coups et blessures sanctionnés par une condamnation non visée à l'article 7 de la présente loi, commise à l'occasion de l'exercice de sa fonction de représentant élu du personnel, de représentant syndical au comité d'entreprise ou de délégué syndical peut invoquer cette qualité, que l'autorisation administrative de licenciement ait ou non été accordée, pour obtenir, sauf cas de force majeure, sa réintégration dans son emploi ou dans un emploi équivalent chez le même employeur ou chez l'employeur qui lui a succédé en application de l'article L 122-12 du code du travail.
 » Il doit, à cet effet, présenter une demande dans un délai de trois mois à compter de la promulgation de la présente loi.
« L'employeur est tenu, dans le mois qui suit la demande de réintégration, de notifier à l'intéressé soit qu'il accepte de le réintégrer, soit qu'il s'y oppose. Dans ce dernier cas, il doit indiquer les motifs de sa décision et, en même temps qu'il la notifie à l'intéressé, en adresser une copie à l'inspecteur du travail. Avant de prendre sa décision, l'employeur consulte le comité d'entreprise ou, à défaut, les délégués du personnel, s'il en existe, leur avis étant communiqué à l'inspecteur du travail.
 » Si l'inspecteur du travail estime que le refus de l'employeur n'est pas justifié, il propose la réintégration. Sa proposition écrite et motivée est communiquée aux parties.
« Le contentieux de la réintégration est soumis à la juridiction prud'homale qui statue comme en matière de référés. Le salarié réintégré bénéficie pendant six mois, à compter de sa réintégration effective, de la protection attachée par la loi à son statut antérieur au licenciement. »
Ces dispositions de l'article 15 ne visent donc qu'à annuler a posteriori par une loi les actions qui n'ont pu être entreprises que parce que leur interdiction par la loi avait précisément été reconnue par le Conseil constitutionnel comme non conforme à la Constitution.
On pourrait certes faire observer que ces dispositions ne sont autres que celles qui figurent à l'article 14 de la loi n° 81-736 du 4 août 1981 portant amnistie. Il y aurait alors lieu d'objecter d'une part que ladite loi n'a jamais été déférée au Conseil constitutionnel : ce qui n'a pas fourni à ce dernier l'occasion de statuer sur la constitutionnalité dudit article 14 : et d'autre part que la décision n° 82-144 DC susmentionnée du Conseil constitutionnel n'est intervenue que le 22 octobre 1982, donc postérieurement à ladite loi d'amnistie.
Tout se passe donc comme si la majorité de l'Assemblée nationale avait, sans que le Gouvernement réussisse finalement à s'y opposer, décidé non seulement d'ignorer délibérément la décision de non-conformité prise par le Conseil constitutionnel le 22 octobre 1982, mais encore de tenter de la contourner et d'en supprimer les effets en annulant aujourd'hui par une loi de circonstance ce que le Conseil constitutionnel avait antérieurement reconnu comme non conforme à la Constitution d'interdire par la loi.
C'est pour toutes ces raisons que l'article 15 doit être déclaré non conforme à la Constitution mais reconnu non inséparable des autres dispositions de la loi.