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Décision n° 87-240 DC du 19 janvier 1988 - Saisine par 60 députés

Loi sur les bourses de valeurs
Conformité

Monsieur le président, Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi sur les bourses de valeurs telle qu'elle a été définitivement adoptée par le Parlement.
Les articles 13 et 14 de la loi qui vous est déférée modifient et complètent l'article 5 de l'ordonnance n° 67-833 du 28 septembre 1967 instituant une commission des opérations de bourse.
Ils ont notamment pour effet, d'une part, de prévoir la possibilité pour les agents habilités de procéder à des enquêtes, d'autre part, de leur conférer des pouvoirs étendus, enfin, de définir largement les catégories de personnes morales ou physiques susceptibles d'avoir à répondre à ces enquêtes.
Le but légitime que s'est fixé le législateur tend à améliorer la prévention et la répression de diverses infractions économiques qui, dans le domaine boursier, ont pris une importance préoccupante.
Compte tenu à la fois de la technicité des délits possibles et du montant des sommes éventuellement en jeu, une répression efficace suppose de pouvoir procéder à des interventions rapides, compétentes et soudaines.
Pour autant, il appartient au législateur d'entourer de garanties précises pour les citoyens les prérogatives qu'il est conduit à accorder au profit de la lutte contre la fraude. Le Conseil constitutionnel n'a pas manqué de le rappeler à diverses reprises, et notamment dans sa décision n° 83-164 DC du 29 décembre 1983.
Or force est de constater en l'espèce que la loi déférée n'a malheureusement pas pris ce souci en compte.
Les articles contestés sont en effet d'une particulière imprécision en ce qui concerne la qualité des agents habilités à procéder aux enquêtes, les limites de pouvoirs qui leur sont conférés et les contrôles dont ils doivent relever.
Sur le premier point, une seule chose est d'ores et déjà certaine : les « agents habilités » ne seront pas des agents appartenant à la commission. En effet, l'actuel article 5 de l'ordonnance précité précise que la commission peut charger « ses » agents tandis que le texte adopté remplace ce pronom possessif par un article indéfini : « les » agents.
Quant à savoir qui seront ces derniers, la loi n'en dit pas plus.
Mais le rapporteur du projet au Sénat a été très clair en déclarant que la commission « aura donc la faculté de faire appel, sans restriction, à des compétences extérieures ».
Ainsi, de l'aveu même du rapporteur du projet devant la première assemblée saisie, des pouvoirs d'investigations très importants pourraient être confiés à des personnes n'ayant pas la qualité d'agent de police judiciaire, n'appartenant pas à la commission ni même nécessairement à quelque organisme de droit public.
On ne peut manquer d'observer, en outre, que la loi n'a même pas pris la peine de préciser si l'habilitation était donnée pour une enquête précise ou sans limitation de temps. Des termes de l'article 13, on doit au contraire déduire que, s'il y a délibération particulière pour décider d'une enquête, les agents qui sont habilités le sont de manière générale.
La loi n'est pas davantage précise dans son article 13-5 A qui ne rappelle pas la mission exercée par la commission en matière de délits d'initié, de fausse information et de manipulation des cours.
D'ailleurs, le caractère trop général de la loi est relevé par le rapporteur du projet devant la deuxième assemblée saisie, qui note que la création à l'article 15 d'un délit d'entrave n'a pas été accompagnée, malgré sa demande, d'une meilleure définition de l'incrimination.
Les garanties que l'on est constitutionnellement en droit d'attendre ne sont donc pas apportées, en l'occurrence, par le statut ou les obligations de ceux auxquels habilitation est donnée.
Or, et c'est le second point, les pouvoirs reconnus par les dispositions contestées sont considérables. Non seulement les agents concernés peuvent enquêter auprès des personnes morales, accéder à tous locaux professionnels et se faire communiquer tous documents, mais ils peuvent également conduire leurs enquêtes, sans qu'aucune restriction soit envisagée, auprès de personnes physiques.
La commission saisie à l'Assemblée nationale avait tenté d'introduire un dispositif assez détaillé, précisant au moins en partie l'étendue des pouvoirs confiés aux agents. L'amendement n'a pas été adopté compte tenu de ce que le Gouvernement s'était engagé à accepter ultérieurement « une rédaction plus satisfaisante » (JO AN, p 6567). Cet engagement n'a pas été tenu et, de ce fait, les conditions dans lesquelles il est possible d'accéder aux locaux professionnels, d'obtenir copie de tout document : ce qui est en fait équivalent à une saisie : ou encore l'étendue des pouvoirs d'enquête auprès de personnes physiques, ne se trouvent nulle part précisées ou limitées.
Faute de trouver des garanties dans le statut des agents ou l'étendue de leurs pouvoirs, à tout le moins pouvait-on espérer que des modalités de contrôle apporteraient les apaisements nécessaires.
Il n'en est rien.
Une nouvelle fois, la commission compétente de l'Assemblée nationale avait expressément prévu l'intervention et le contrôle d'un juge ainsi que la présence d'un officier de police judiciaire. Une nouvelle fois ses propositions ont été écartées du texte définitivement adopté.
Là où elles constituaient un effort, peut-être insuffisant mais réel, pour assurer l'équilibre entre les exigences de la répression légitime et la garantie des libertés constitutionnelles, la seconde a été totalement sacrifiée. L'autorité judiciaire gardienne de la liberté individuelle est résolument exclue des dispositions en cause.
A tous égards, donc, les articles contestés portent atteinte aux principes les plus éprouvés et les mieux protégés. Et c'est pour ces raisons que l'article 13 de la loi qui vous est déférée ne pourra échapper à la censure tandis que l'article 14 sera jugé inséparable.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci la loi qui vous est déférée.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.