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Décision n° 87-230 DC du 28 juillet 1987 - Saisine par 60 députés

Loi portant diverses mesures d'ordre social
Non conformité partielle

Monsieur le président, messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi portant diverses mesures d'ordre social telle qu'elle a été adoptée définitivement par le Parlement.
L'article 46 B de la loi déférée, dans la numérotation consécutive à la réunion de la commission mixte paritaire, a pour effet d'abroger l'essentiel de la loi n° 82-889 du 19 octobre 1982 et de rétablir des textes antérieurs. Il s'est agi, par cet article introduit par amendement, de réglementer le droit de grève des agents de l'Etat, des collectivités territoriales, des entreprises, organismes et établissements chargés de la gestion d'un service public.
Ces dispositions sont manifestement contraires à la Constitution pour deux séries de raisons tenant l'une à leur objet, l'autre à leur champ d'application.
I : Sur l'objet des dispositions litigieuses
Parmi les textes rétablis, figure la loi n° 77-826 du 22 juillet 1977 sur laquelle le Conseil constitutionnel s'était prononcé dans sa décision n° 77-83 DC du 20 juillet 1977.
A cette occasion, il avait été affirmé que « la retenue sur traitement a le caractère d'une mesure qui relève de la réglementation de la comptabilité publique et qui est liée à la notion de service fait ». Le Conseil considérait ensuite que l'article unique de la loi déférée alors avait « pour seul objet d'expliciter ce qu'il faut entendre par service fait ». Constatant ensuite que les mesures ainsi prises n'avaient pas de caractère disciplinaire, la décision avait abouti à une déclaration de conformité à la Constitution.
Tout autre est la situation présente. Les dispositions critiquées, en effet, n'ont nullement pour objet de définir la notion de service fait, pas plus qu'elles ne tendent à garantir l'application d'une règle de la comptabilité publique dont la preuve a été faite par la loi de 1982 qu'elle n'était nullement intangible ni matériellement inévitable.
Au contraire, l'objet de l'amendement adopté, tel qu'exposé par le Gouvernement lui-même, est d'éviter les ruptures dans la continuité du service public.
On sait que cette dernière est un principe que le Conseil constitutionnel a élevé au sommet de la hiérarchie des normes. Mais on sait également qu'il revient au législateur de le rendre compatible, avec les autres principes de même valeur dont, en l'occurrence, celui du droit de grève.
Or, une chose est de concilier deux principes, autre chose est d'invoquer l'un pour porter atteinte à l'autre.
S'il s'était agi d'assurer la continuité du service public, le législateur pouvait y parvenir par d'autres moyens : ainsi, par exemple, aurait-il pu juger indispensable d'interdire les grèves inférieures à une journée, comme il l'a fait des grèves dites tournantes. De même, aurait-il pu prendre les dispositions nécessaires pour assurer en toute hypothèse le service minimum continu.
Mais la voie explicitement retenue consiste à introduire une pénalisation financière, à dissuader pécuniairement de l'usage d'un droit reconnu par la Constitution.
Ce qui est évoqué n'est naturellement plus une exigence de la comptabilité publique dont la preuve a été apportée qu'elle n'avait nul lieu d'être absolue. Ce qui est invoqué n'est nullement la notion de service fait, ni même de service « bien » fait. L'objet des dispositions constestées : contrairement à 1977 : n'est ni plus ni moins que la volonté explicite d'imposer une retenue dissuasive dans le but explicite d'amener les intéressés à renoncer à faire grève, de sorte que la continuité du service public soit assurée non par l'organisation, en tant que de besoin, d'un service minimum s'il y a interruption du service normal, mais par la dissuasion de toute interruption du service normal.
De ce point de vue, on ne peut manquer de rapprocher les dispositions contestées de celles que le Conseil constitutionnel avait naturellement vidées de leur substance inconstitutionnelle par sa décision n° 79-105 DC du 25 juillet 1979.
Ainsi, par leur objet même, les dispositions en cause ne peuvent manquer d'être déclarées contraires à la Constitution.
II. : Sur le champ d'application des dispositions litigieuses
Le rétablissement de l'article 6 de la loi n° 63-777 du 31 juillet 1963, qui lui-même renvoie et à l'article 1er de ladite loi, a pour conséquence de faire en sorte que soient soumises aux dispositions nouvelles non seulement les fonctionnaires et agents publics, mais aussi les agents de droit privé des entreprises, établissements et organismes chargés de la gestion d'un service public.
Si le système du trentième indivisible est une règle de la comptabilité publique, il ne saurait être opposé, ni appliqué, à des salariés extérieurs au domaine d'application des règles de la comptabilité publique.
Si le système du trentième indivisible est une règle exigée par le principe de continuité du service public, il ne peut être, sauf à rompre gravement l'égalité des citoyens devant la loi, opposé qu'à ceux des salariés qui, au sein des entreprises, organismes et établissements concernés, participent eux-mêmes et directement aux missions de service public.
Les dispositions contestées, dont on aura compris qu'elles se préoccupent plus de porter atteinte au droit de grève que de défendre la comptabilité publique ou le service public, imposent donc des sujétions particulières à certaines catégories de salariés, sans qu'aucune différence de situation le justifie objectivement, dès lors que se trouvent touchés des agents qui ne participent pas au service public ni ne sont soumis à la comptabilité publique. Entre ceux-ci et les autres salariés l'égalité est donc détruite.
A ce titre aussi les dispositions contestées seront déclarées contraires à la Constitution.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci la loi qui vous est déférée.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.