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Décision n° 86-223 DC du 29 décembre 1986 - Saisine par 60 députés

Loi de finances rectificative pour 1986
Non conformité partielle

Monsieur le président,
Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel diverses dispositions de la loi de finances rectificative pour 1986 telle qu'elle a été adoptée définitivement par le Parlement.
I : Les articles 11 (dernier alinéa), 12 (dernier alinéa), 18 (dernier alinéa) et 19 (dernier alinéa) ont en commun de valider rétroactivement des impositions irrégulières.
En la forme, on peut déjà s'étonner de la rédaction retenue qui mentionne que « les impositions dues sont réputées régulières ».
Si elles sont dues, c'est parce qu'elles sont régulières ; si elles ne sont pas régulières, elles ne sont pas dues mais, au plus, demandées.
Au-delà, le problème posé par ces dispositions est d'une extrême gravité. En effet, des contribuables sont tantôt assujettis à des impositions qu'ils ne devraient pas avoir à acquitter, tantôt privés d'avantages dont ils devraient bénéficier. Les textes qui leur nuisent sont illégaux et leur validation a posteriori a pour effet de rompre l'égalité devant la loi ou devant les charges publiques entre les contribuables dont les recours ont déjà été examinés et ceux pour lesquels ils sont toujours en instance.
La tendance de l'administration fiscale à profiter des lois de finances rectificatives pour valider rétroactivement de nombreux actes illégaux va croissant. Elle est d'autant plus choquante qu'il ne s'agit ni de faire échec à des fraudeurs ni de défendre un intérêt général menacé, mais presque toujours de priver des contribuables des droits qu'ils ont légitimement acquis.
L'exemple du dernier alinéa de l'article 12 de la loi déférée est le plus significatif.
La loi n° 71-583 du 16 juillet 1971 prévoyait l'exonération de taxe foncière sur les propriétés bâties pendant quinze ans pour les « logements remplissant les conditions prévues à l'article 153 du code de l'urbanisme et de l'habitation ». Cet article 153, devenu par la suite l'article L 411-1 du même code, ne faisait référence qu'aux caractéristiques techniques, au prix de revient et aux ressources des personnes auxquelles sont destinées les habitations.
L'administration fiscale, pourtant, par une application manifestement abusive de la loi, en a limité le bénéfice aux seuls cas dans lesquels a été obtenu un prêt selon le régime propre aux habitations à loyer modéré.
Parmi les personnes qui ont été ainsi privées de l'avantage que le législateur avait entendu leur accorder, il s'est trouvé un contribuable pour former un recours, le perdre en première instance, faire appel et obtenir satisfaction devant le Conseil d'Etat.
Celui-ci, par un arrêt en date du 21 juin 1985 (Deruelle, rec. 203), a naturellement relevé que le législateur n'avait pas entendu subordonner cet avantage à des conditions autres que celles qu'il a expressément mentionnées.
On est en droit de penser que d'autres contribuables, avant ou après cet arrêt, ont formé des réclamations pour faire valoir leurs droits. Ces réclamations sont en cours : au besoin un cours volontairement ralenti : et le projet de loi entend les rendre sans objet par une validation aussi rétroactive que discrète.
Cela n'est pas seulement profondément choquant, c'est également inconstitutionnel.
Ces validations, en premier lieu, non seulement auraient pour effet, mais ont justement pour objet de rompre l'égalité des citoyens devant la loi. Pour s'en tenir à l'exemple de l'article 12 (mais cela vaut également pour les autres), entre plusieurs citoyens ayant objectivement droit au même avantage fiscal, en vertu de la loi, l'un en aura bénéficié spontanément (celui qui a emprunté selon le régime propre aux HLM), un autre n'aura acquis ce droit qu'après six années d'instance (M Deruelle par exemple), d'autres seront définitivement privés d'un droit qu'ils avaient acquis soit parce qu'ils avaient tardé à former une réclamation, soit parce que l'administration a, volontairement ou non, tardé à statuer sur cette réclamation, soit encore parce que le tribunal administratif dans le ressort duquel ils demeurent se trouve moins diligent ou plus encombré que celui d'Amiens.
A ce titre déjà, les validations contestées devraient être censurées. Mais il y a plus.
Que le législateur dispose de la possibilité de valider rétroactivement des actes administratifs, le Conseil constitutionnel l'a reconnu à plusieurs reprises. Mais que ce pouvoir de validation ne soit ni illimité ni inconditionné résulte également des décisions du Conseil constitutionnel, et particulièrement de sa décision n° 80-119 DC du 22 juillet 1980.
En l'espèce, seule est respectée la condition selon laquelle la validation ne peut remettre en cause des décisions juridictionnelles passées en force de chose jugée. En revanche, aucune des autres conditions n'est respectée, et notamment pas celle qui résulte implicitement des termes de la décision du 22 juillet 1980 précitée, selon laquelle le législateur ne peut opérer de validations rétroactives que dans les domaines de sa compétence.
S'il est indiscutable que relève de la compétence parlementaire la définition des conditions auxquelles un contribuable peut bénéficier d'un avantage fiscal, s'il est tout aussi indiscutable qu'il bénéficie du droit de prendre des dispositions rétroactives, il est tout aussi indéniable que ces pouvoirs ne s'exercent pas sans limites.
S'agissant notamment des dispositions rétroactives, on sait qu'elles sont impossibles lorsqu'elles concernent des lois pénales de fond plus sévères. Mais si seule cette hypothèse s'est présentée jusqu'ici, il en est une autre dans laquelle la rétroaction est également impossible.
Il s'agit du cas dans lequel la loi elle-même a fait naître, dans le respect de la Constitution, des droits acquis au profit des particuliers. Si ces droits avaient été créés en méconnaissance de principes de valeur constitutionnelle, on pourrait parfaitement admettre le droit, voire l'obligation, du législateur de les faire disparaître, même rétroactivement. Mais lorsque tel n'est pas le cas, le législateur ne peut disposer que pour l'avenir, faute de quoi non seulement serait rompue l'égalité des citoyens devant les charges publiques mais serait anéantie toute garantie des droits.
Pour s'en tenir à l'exemple de l'article 12, les contribuables que la perspective d'une exemption fiscale a incités à contracter un emprunt (ce qui était l'objet même de la législation de 1971) se trouveraient, par l'effet de la validation rétroactive, confrontés à la remise en cause du droit qu'ils ont acquis, remise en cause qui aurait comme double caractéristique de leur faire subir un dommage anormal et de porter atteinte aux droits que la loi elle-même leur avait garantis.
Les validations législatives ont généralement pour objet, par exemple lorsqu'il s'agit de valider les résultats d'un concours, de garantir des droits acquis compromis, pour des raisons de forme le plus souvent, par des irrégularités dont les administrés ne sont nullement responsables. Tout autre est la situation dans laquelle les validations ont au contraire pour objet de priver les contribuables des droits qu'ils ont légitimement acquis et que la pratique de l'administration fiscale a illégalement méconnus.
Possibles et souhaitables dans le premier cas, les validations rétroactives ne sont ni souhaitables ni surtout constitutionnellement possibles dans le second. C'est d'ailleurs au nom de cette distinction entre les droits légalement acquis et les autres que les députés soussignés ne déférent pas toutes les validations opérées par la loi de finances rectificative et se bornent à contester les articles 11, 12, 18 et 19 sans mettre en cause l'article 26 ter qui, s'il procède aussi à une validation rétroactive, le fait dans le respect des règles constitutionnelles puisqu'il vise à assurer les sanctions prises à l'égard de fraudeurs, et non à priver des contribuables respectueux de la loi d'un avantage qui leur avait été consenti.
Le dernier alinéa des articles 11, 12, 18 et 19 ne pourra donc qu'être déclaré non conforme à la Constitution.
II. : Le premier alinéa de l'article 19 doit également être censuré.
Celui-ci mérite quelques explications. La quatrième loi de finances rectificative pour 1969 (n° 69-1139 du 20 décembre 1969) avait prévu dans son article 8 un aménagement important de la taxe sur l'électricité. L'assiette de la perception en était élargie et, dans le même temps, un taux maximum de prélèvement était fixé à 8 p 100 pour les communes et 4 p 100 pour les départements. Deux exceptions étaient néanmoins prévues au profit, d'une part, des communes qui, du fait de cette modification, ne pourraient obtenir des « ressources équivalentes » à celles dont elles disposaient antérieurement, d'autre part, au profit des communes qui ne pourraient faire face à leurs charges d'électrification.
L'article 23 de la loi de finances rectificative pour 1984 (n° 84-1209 du 29 décembre 1984) n'a maintenu cette dérogation que pour les communes encore confrontées à des charges d'électrification.
Malgré cela, la ville de Paris s'est trouvée la seule à continuer à appliquer à son profit la dérogation prévue en 1969 et qui venait d'être supprimée. Ainsi a-t-elle prélevé la taxe au taux majoré de 13,2 p 100, se trouvant ainsi, pour 1985 et 1986, dans l'illégalité.
L'article 19 a pour objet, d'une part, de réinstituer cette dérogation pour l'avenir, d'autre part, de valider le passé. Sur ce second point, les députés soussignés en ont déjà démontré l'inconstitutionnalité. Mais elle touche également le premier, et ce à plusieurs titres.
En premier lieu, et malgré la généralité des termes, la ville de Paris est absolument la seule concernée par cette disposition en ce qui concerne la notion de « ressources équivalentes ». Si d'autres communes sont concernées par la notion de charges d'électrification, l'autre exception prévue ne profite très exclusivement qu'à la capitale (tout comme la validation d'ailleurs) et l'on est fondé à se demander si cela ne contrevient pas au principe d'égalité qui s'applique aux personnes morales comme aux personnes physiques.
En second lieu et surtout, l'article 34 de la Constitution réserve à la loi la fixation des règles concernant « l'assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toute nature ».
Jusqu'à présent, la compatibilité entre cette disposition et le principe de libre administration posé au deuxième alinéa de l'article 72 a toujours été assurée en encadrant le pouvoir fiscal des collectivités territoriales. Le législateur, en effet, n'a jamais renoncé à son monopole de détermination du taux des impositions de toute nature. L'autonomie des collectivités locales s'est seulement traduite soit par la possibilité pour celles-ci de déterminer librement les taux dans une « fourchette » imposée par la loi, soit par l'application de taux dont la loi a prévu les mécanismes d'évolution.
Dans le cas présent, au contraire, la notion de « ressources équivalentes » laisse à la ville de Paris une liberté à peu près totale. En effet, l'équivalence s'apprécie par rapport à une situation vieille de dix-sept ans. Dans cet intervalle, tous les éléments objectifs ont considérablement changé : habitudes de consommation, prix de l'énergie, qualité et quantité des équipements, principes de tarification, etc. A cela s'ajoute encore le fait que la ville de Paris a toujours choisi d'interpréter les ressources équivalentes comme exigeant l'application d'un taux identique de préférence à la prise en compte d'une ressource en valeur absolue, éventuellement affectée du taux de l'inflation.
De ce fait, la ville de Paris, à l'exclusion de toute autre commune, la ville de Paris, à l'exclusion de toute autre autorité, déterminerait librement, sans autre limite que celle qu'elle jugera bon de fixer, le taux de la taxe ainsi prélevée, ce qui est manifestement contraire à la lettre comme à l'esprit de l'article 34 de la Constitution.
C'est la raison pour laquelle l'article 19 ne peut manquer d'être déclaré non conforme à la Constitution.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conformes à celle-ci les articles 11 (dernier alinéa), 12 (dernier alinéa), 18 (dernier alinéa) et 19 de la loi qui vous est déférée.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.