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Décision n° 86-210 DC du 29 juillet 1986 - Saisine par 60 sénateurs

Loi portant réforme du régime juridique de la presse
Non conformité partielle

Monsieur le président, Messieurs les conseillers,
Conformément à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, les sénateurs soussignés ont l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel le texte de la loi portant réforme du régime juridique de la presse tel qu'il a été définitivement adopté par le Parlement.
Ils concluent qu'il plaise au Conseil constitutionnel de dire non conforme à la Constitution l'ensemble de la loi en raison des moyens ci-dessous développés, et par tout autre que le Conseil jugera bon de soulever d'office.
La loi déférée abroge à la fois l'ordonnance du 26 août 1944 sur l'organisation de la presse française et la loi n° 84-937 du 23 octobre 1984 visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse, textes auxquels elle entend se substituer.
En agissant ainsi, le législateur a méconnu des principes qui s'imposaient à lui conformément à la Constitution, ainsi que l'ont déjà souligné les députés auteurs d'une saisine sur le même texte en date du 30 juin dernier.
Sans qu'il soit besoin d'exposer ici les moyens développés par les députés dans leur saisine, qui concernent principalement les articles 11 et 22 de la loi déférée et qui suffiraient à eux seuls pour conclure à sa non-constitutionnalité, il convient d'examiner la conformité d'autres dispositions importantes de la loi en regard de la Constitution.
Trois précédentes décisions du Conseil constitutionnel permettent cette appréciation : La première, n° 83-165 DC du 20 janvier 1984, prise à propos de la loi sur l'enseignement supérieur, dans laquelle le Conseil avait relevé que « l'abrogation totale de la loi d'orientation du 12 novembre 1968 dont certaines dispositions donnaient aux enseignants des garanties conformes aux exigences constitutionnelles qui n'ont pas été remplacées dans la présente loi par des garanties équivalentes n'est pas conforme à la Constitution » ;
La seconde, n° 84-185 DC du 18 janvier 1985, prise à propos de la loi portant dispositions diverses relatives aux rapports entre l'Etat et les collectivités territoriales, dans laquelle le Conseil affirme que « les lois ordinaires ayant toutes la même valeur juridique, aucune règle ou principe de valeur constitutionnelle ne s'oppose à ce qu'une loi abroge des dispositions législatives antérieures ; qu'il n'en serait autrement que si cette abrogation avait pour effet de porter atteinte à l'exercice d'un droit ou d'une liberté ayant valeur constitutionnelle » ;
La troisième, n° 84-181 DC des 10 et 11 octobre 1984, prise à propos de la loi sur la presse promulguée le 23 octobre 1984, dans laquelle le Conseil affirme : : en premier lieu que, « loin de s'opposer à la liberté de la presse ou de la limiter, la mise en oeuvre de l'objectif de transparence financière tend à renforcer un exercice effectif de cette liberté ; qu'en effet, en exigeant que soient connus du public les dirigeants réels des entreprises de presse, les conditions de financement des journaux, les transactions financières dont ceux-ci peuvent être l'objet, les intérêts de tous ordres qui peuvent s'y trouver engagés, le législateur met les lecteurs à même d'exercer leur choix de façon vraiment libre et l'opinion à même de porter un jugement éclairé sur les moyens d'information qui lui sont offerts par la presse écrite » ;
: en second lieu, que la liberté consacrée par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 « ne s'oppose point à ce que le législateur édicte des règles concernant l'exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, écrire et imprimer » et que, « s'agissant d'une liberté fondamentale, d'autant plus précieuse que son exercice est l'une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale, la loi ne peut en réglementer l'exercice qu'en vue de le rendre plus effectif ou de le concilier avec celui d'autres règles ou principes de valeur constitutionnelle ; () que le pluralisme des quotidiens d'information politique et générale est en lui-même un objectif de valeur constitutionnelle ; qu'en effet la libre communication des pensées et des opinions, garantie par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, ne serait plus effective si le public auquel s'adressent ces quotidiens n'était pas à même de disposer d'un nombre suffisant de publications de tendances et de caractères différents ; qu'en définitive l'objectif à réaliser est que les lecteurs qui sont au nombre des destinataires essentiels de la liberté proclamée par l'article 11 de la Déclaration de 1789 soient à même d'exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions ni qu'on puisse en faire l'objet d'un marché ».
C'est à la lumière de ces différents principes que la loi déférée doit être déclarée non conforme à la Constitution.
I : Sur le champ d'application
L'article 2 de la loi déférée est rédigé comme suit : « Les dispositions de la présente loi s'appliquent aux entreprises éditrices. Au sens de la présente loi, l'expression »entreprise éditrice« désigne toute personne physique ou morale ou groupement de droit éditant, en tant que propriétaire ou locataire-gérant, une publication de presse » Le champ d'application de la loi ainsi défini est singulièrement restreint par rapport aux dispositions de l'article 2 de la loi du 23 octobre 1984, qui, à travers les définitions des trois notions de « personne », « d'entreprise de presse » et de « contrôle », permettait, d'une part, d'appréhender la notion plus vaste de groupe de presse, et instaurait, d'autre part, une transparence dite « remontante » assurant la mise en oeuvre sans autres limites que celles découlant de l'article 4 de la Constitution de l'objectif de valeur constitutionnelle de transparence de la presse.
Au contraire, l'article 2 de la loi déférée limite très strictement aux seules notions de « possession » et de « location-gérance » et au seul niveau de l'entreprise qui « édite » le champ d'application de la nouvelle loi. Les nombreuses formes de contrôle des entreprises de presse : que les contraintes et les mécanismes de l'économie moderne tendent en toute légalité à développer : se trouvent dès lors placées hors de portée de toute législation sur la transparence et le pluralisme de la presse, et ce délibérément, ainsi que l'atteste la volonté exprimée durant les travaux parlementaires tant par les auteurs que par les rapporteurs et le Gouvernement.
La loi déférée méconnaît de ce fait le droit des lecteurs, « qui sont au nombre des destinataires essentiels de la liberté proclamée par l'article 11 de la Déclaration de 1789 », de connaître dans tous les cas les « dirigeants réels des entreprises de presse, les conditions de financement des journaux, les transactions financières dont ceux-ci peuvent être l'objet, les intérêts de tous ordres qui peuvent s'y trouver engagés ». A fortiori, la loi ne permet plus de « renforcer un exercice effectif de cette liberté ».
La saisine des députés démontre par ailleurs ce en quoi la portée volontairement restreinte du champ d'application de la loi déférée ne permet plus la mise en oeuvre de l'objectif de valeur constitutionnelle de pluralisme des quotidiens d'information politique et générale.
De par son article 2, qui en conditionne l'application, la loi déférée n'apporte donc pas de garanties équivalentes à celles que comportait la loi qu'elle abroge, et a donc pour effet de porter atteinte à l'exercice d'un droit et d'une liberté ayant tous deux valeur constitutionnelle. La loi doit, en conséquence, être déclarée non conforme à la Constitution.
II : Sur la transparence
Subsidiairement aux moyens développés ci-dessus, l'examen des articles de la loi déférée met particulièrement en relief le recul imposé en regard de la mise en oeuvre de l'objectif de transparence visé par la loi du 23 octobre 1984, objectif qui tendait pourtant à renforcer au profit des lecteurs un exercice effectif de la liberté de la presse.
L'article 3 relatif à l'interdiction de recourir à la pratique du « prête-nom » limite, d'une part, cette interdiction aux seules opérations d'acquisition ou de location-gérance, excluant de facto les opérations de prise de contrôle qui étaient visées par la loi de 1984, et, d'autre part, au seul moyen de la simulation de souscription d'actions ou de parts, là où la loi de 1984 précisait par souci d'efficacité « par quelque moyen que ce soit ».
L'article 4, relatif à la nominativité des actions, limite cette obligation à la seule « entreprise éditrice », empêchant ainsi la recherche des dirigeants réels de l'entreprise : ce qui revêt une importance capitale lorsqu'il s'agira d'appliquer le dispositif de limitation de la concentration : alors que la loi de 1984 étendait cette obligation aux entreprises détenant directement ou indirectement 20 p 100 au moins du capital social de l'entreprise de presse, appréhendant ainsi la notion de contrôle.
Les articles 5 et 6, relatifs aux informations, notamment financières, à porter à la connaissance des lecteurs, fixent eux aussi des obligations considérablement en retrait par rapport aux exigences de la loi de 1984, interdisant ainsi dans bien des cas que le lecteur puisse appréhender la réalité de l'exercice du pouvoir de décision dans l'entreprise éditrice du journal de son choix, et par là même qu'il puisse exercer ce choix de façon vraiment libre.
Les articles 3, 4, 5 et 6 doivent en conséquence être déclarés non conformes à la Constitution.
III : Sur le pluralisme
Subsidiairement aux moyens développés ci-dessus et à ceux exposés par les députés dans leur saisine du 30 juin, l'absence dans la loi déférée de dispositions garantissant réellement le pluralisme des quotidiens d'information politique et générale doit être rappelée en soulignant également : : que faute d'avoir élargi pour son application le champ d'application restreint défini à l'article 2 de la loi, l'article 11 ignore délibérément les multiples formes de contrôle à travers lesquelles peut s'exercer une influence déterminante sur la direction d'une entreprise de presse ; que ceci est particulièrement manifeste si l'on observe a contrario que les rapporteurs de la loi, le Gouvernement, et en définitive les deux assemblées parlementaires ont admis, à l'article 7 relatif aux participations étrangères, que l'expression « directement ou indirectement » était indispensable pour assurer l'efficacité réelle des limitations retenues ; que pour son application, l'article 11 ignore donc délibérément qui sont les dirigeants réels des entreprises de presse et qu'il est en conséquence inopérant ;
: qu'en outre, il est loisible à une même entreprise éditrice de procéder à de nouvelles acquisitions au-delà du seuil de 30 p 100, puisque l'article, tel qu'il est rédigé, n'interdit pas à une personne possédant déjà 30 p 100 de la diffusion nationale de procéder à de nouvelles acquisitions, ces nouvelles acquisitions n'ayant pas pour effet de lui permettre qu'il détienne plus de 30 p 100 car cette situation serait dans ce cas préexistante, situation qu'il est loisible à tout un chacun de créer puisque la création de titre demeure entièrement libre ; que l'on peut d'ailleurs s'interroger sur la pertinence même de la notion de « détention de la diffusion » par l'acquéreur, cette « détention » ne pouvant en fait être imputée qu'aux seules sociétés éditrices ;
: que par ailleurs, même s'il avait été applicable à toutes les situations rencontrées dans la presse, le seuil de 30 p 100 retenu à l'article 11 n'est pas à même de garantir le pluralisme des quotidiens d'information politique et générale, et, a fortiori, de le rendre plus effectif ; qu'en effet, compte tenu de la part respective de la presse nationale et de la presse de province dans la diffusion de ces quotidiens, il permet à une même personne de détenir soit la quasi-totalité des quotidiens nationaux, soit la moitié des quotidiens de province ;
: que ce seuil de 30 p 100 retenu à l'article 11 est lui-même en retrait par rapport à la loi de 1977 modifiée sur la concurrence : même s'il convient de souligner ici que ces deux textes n'ont pas la même finalité : puisque cette loi retient le seuil de 25 p 100, et permet en outre de l'apprécier en regard d'un marché spécifique, notamment régional, pour la mise en oeuvre des mécanismes protecteurs qu'elle institue ;
: que le dispositif de limitation de la concentration étant dans la loi déférée limitée à ce seul seuil de 30 p 100 fixé par l'article 11, et en l'absence de toute instance indépendante telle qu'instituée par la loi de 1984 sur la presse ou celle de 1977 sur la concurrence, l'acquéreur de bonne foi n'a aucune possibilité de vérifier la conformité de son acquisition avec la loi, sauf à s'adresser à un service directement dépendant du Premier ministre, ce qui constitue un recul considérable et inquiétant en regard de la liberté de la presse.
L'article 11 de la loi déférée n'apporte manifestement pas de garanties équivalentes à celles prévues par la loi abrogée en ce qui concerne la mise en oeuvre de l'objectif de valeur constitutionnelle de pluralisme des quotidiens d'information politique et générale, et en conséquence, il doit être déclaré non conforme à la Constitution.
IV : Sur le principe constitutionnel de la légalité des peines
L'article 12 de la loi déférée sanctionne les violations des dispositions aux articles 3, 7, 8, 10 et 11. Le champ d'application de ces articles est bien évidemment conditionné par l'article 2 de la loi.
Il s'ensuit une indétermination quant aux personnes sur lesquelles pèsent les obligations dont la violation est sanctionnée par l'article 12, puisque l'article 2 vise les personnes qui éditent une publication de presse « en tant que propriétaire ou locataire-gérant ».
Si aucune difficulté n'apparaît lorsque le propriétaire exploite lui-même la publication, il n'en est pas de même lorsqu'il la donne en location-gérance, pour savoir lequel du propriétaire ou du locataire-gérant assume les obligations légales.
L'article 12 enfreint donc le principe constitutionnel de la légalité des peines, et doit en conséquence être déclarée non conforme à la Constitution.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les sénateurs soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci la loi qui vous est déférée.
Nous vous prions d'agréer, monsieur le président, messieurs les conseillers, l'assurance de notre haute considération.