Décision n° 84-174 DC du 25 juillet 1984 - Saisine par 60 sénateurs
II : SAISINE SENATEURS : Les sénateurs soussignés défèrent au Conseil constitutionnel, conformément à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, la loi relative aux compétences des régions de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique et de la Réunion, définitivement adoptée par l'Assemblée nationale le 30 juin 1984 et demandent à la Haute Juridiction de déclarer que la loi repoussée par le Sénat et adoptée par l'Assemblée nationale est non conforme à la Constitution et ils invoquent à ce sujet les moyens suivants : Premier moyen : en créant dans les départements d'outre-mer des régions spécifiques, la loi dont il s'agit méconnaît les dispositions de l'article 73 et de l'article 2, alinéa premier, de la Constitution.
Il suffit de lire la décision n° 82-147 DC du 2 décembre 1982, rendue par le Conseil constitutionnel, pour affirmer que les départements d'outre-mer doivent, aux termes de l'article 73 de la Constitution, être considérés comme des entités juridiques et non des espaces géographiques.
La caractéristique essentielle de l'article 73 est de créer par voie constitutionnelle une possibilité d'exception dans le cadre d'une catégorie précise des collectivités territoriales : les départements.
Il résulte de cette exception, de caractère constitutionnel, qu'une conjonction de lois ne peut valablement aboutir à créer de telles exceptions dans d'autres cas.
En un mot, en ce qui concerne l'outre-mer, seuls les départements qui sont partie intégrante d'une des catégories de collectivités territoriales visées à l'article 72 de la Constitution peuvent être l'objet de mesures dérogatoires en vertu de l'article 73. Toute interprétation contraire doit être considérée comme injuste, mal fondée et anticonstitutionnelle : le constituant n'ayant apporté de dérogations qu'au régime d'une seule catégorie de collectivités territoriales nommément citée dans la Constitution n'a pas pour autant implicitement autorisé de telles dérogations au sein de catégories de collectivités territoriales créées ultérieurement en vertu de la deuxième phrase de l'alinéa 1er de l'article 72.
Il est donc clair que la création d'une nouvelle catégorie de collectivités territoriales, conformément aux dispositions de l'article 72 de la Constitution : « Toute autre collectivité est créée par la loi », et de la décision du Conseil constitutionnel n° 82-138 DC du 25 février 1982, visant la création des régions, implique que les collectivités ainsi créées ne peuvent être qu'homogènes.
Le droit applicable aux régions doit en conséquence respecter le principe de l'unicité et de l'identité.
Le nombre de départements composant la région, la situation géographique de cette dernière ne constituent ni éléments de fait ni éléments de droit qui pourraient permettre au Parlement de ne pas respecter le principe de l'identité en ce qui concerne notamment les attributions des régions.
Admettre la règle contraire, c'est permettre au Parlement d'adopter tantôt en considération de l'importance des régions, tantôt en considération de leur situation géographique, des systèmes différents violant ainsi le principe de l'égalité des citoyens devant la loi, principe posé par l'article 2, alinéa 1er, de la Constitution.
Dans sa décision n° 82-138 DC du 25 février 1982, le Conseil constitutionnel, en ce qui concerne la Corse, a d'ailleurs expressément et clairement précisé : « Considérant qu'en l'état actuel de la législation et jusqu'à l'intervention du texte destiné à fixer le régime général des élections des conseils régionaux, rien ne permet de soutenir que le régime applicable à la région de Corse sera dérogatoire au droit commun, applicable à l'ensemble des régions ».
Cette règle ainsi définie stipule clairement qu'il ne peut y avoir de règles dérogatoires au droit commun en ce qui concerne l'ensemble des régions. Le Conseil constitutionnel a indiqué nettement que le droit doit être le même pour l'ensemble des régions.
Ainsi donc, le Gouvernement (voir débats Sénat, JO du 23 mai 1984, page 962), en affirmant « qu'il s'était, d'autre part, engagé à préciser dans un deuxième temps par une législation appropriée l'étendue de ces compétences et à les adapter aux spécificités de l'outre-mer, conformément à l'article 73 de la Constitution », fait manifestement une fausse interprétation de cet article.
En effet, la création de particularités au profit des départements d'outre-mer étant limitée expressément à ceux-ci, entendus en tant que collectivités territoriales (décision du Conseil constitutionnel du 2 décembre 1982), il est évident que, par voie de conséquence, toute originalité au sein d'une nouvelle catégorie créée simplement par la loi est impossible. Ni l'article 73 ni aucun autre ne l'ont prévue pour l'une quelconque des collectivités antérieures ou futures, autre que les départements d'outre-mer.
La méconnaissance de cet état de droit aboutirait ainsi qu'il a été dit plus haut à ce que la création législative de nouvelles dérogations dans de nouvelles catégories de collectivités pourrait se faire sous n'importe quel prétexte. Serait ainsi rompu le principe de l'égalité des citoyens devant la loi, posé par l'article 2 de la Constitution.
Certes, des différences existent entre certaines communes ou certains départements et l'ensemble des collectivités territoriales de même catégorie (départements concordataires, ville de Paris, communes des DOM), mais l'essentiel de ces différences préexistait à l'adoption de la Constitution de 1958. Conformément aux dispositions constitutionnelles, l'évolution législative s'est traduite par le rapprochement de leur situation avec celle du droit applicable à leur catégorie respective.
La loi dont il s'agit, en attribuant notamment aux régions d'outre-mer des compétences en matière d'octroi de mer (art 34), en matière de taxe sur les rhums et spiritueux (art 36), pour percevoir la taxe spéciale de consommation, prévue à l'article 266 quater du code des douanes (art 37), fait manifestement, comme n'a cessé d'ailleurs de le reconnaître le ministre, des régions d'outre-mer de véritables régions spécifiques à statut dérogatoire.
Deuxième moyen : l'interprétation faite par le Gouvernement de la décision n° 82-147 DC est manifestement abusive. Il prétend qu'elle lui imposerait de ramener le statut des départements au droit commun (cf JO, p 3026, AN, 6 juin 1984 : « Il : le Conseil constitutionnel : a affirmé la nécessité de ramener le statut de ces départements au droit commun »). Cette décision ne prescrit rien de tel, puisqu'elle vise expressément comme constitutionnelles les mesures d'adaptation prises en application de l'article 73 de la Constitution.
Il n'est pas inutile de citer les deux paragraphes essentiels de cette décision.
« Considérant qu'il résulte de ces articles que le statut des départements d'outre-mer doit être le même que celui des départements métropolitains sous la seule réserve des mesures d'adaptation que peut rendre nécessaires la situation particulière de ces départements d'outre-mer ; que ces adaptations ne sauraient avoir pour effet de conférer aux départements d'outre-mer une »organisation particulière", prévue par l'article 74 de la Constitution pour les seuls territoires d'outre-mer ;
« Considérant qu'en confiant la gestion des départements d'outre-mer à une assemblée qui, contrairement au conseil général des départements métropolitains en l'état actuel de la législation, n'assure pas la représentation des composantes territoriales du département, la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel confère à cette assemblée une nature différente de celle des conseils généraux ; qu'ainsi, ces dispositions vont au-delà des mesures d'adaptation que l'article 73 de la Constitution autorise en ce qui concerne l'organisation des départements d'outre-mer ».
Au surplus, et contrairement au principe du retour des départements d'outre-mer au droit commun ainsi retenu à tort dans la loi, ce texte procède à une répartition de compétences entre le département et la région de manière extrêmement curieuse : il enlève au département non seulement, comme il a été rappelé ci-dessus, ses compétences spécifiques, mais encore bon nombre de ces attributions de droit commun.
Quatre exemples suffisamment explicites font la preuve de cette contradiction : 1 ° En ce qui concerne l'établissement du plan, l'article 2 de la loi supprime toute consultation directe ou indirecte des communes de moins de 10000 habitants.
Il y a lieu de souligner le caractère discriminatoire de cette mesure, contraire aux dispositions en vigueur en métropole, qui rompt avec le principe d'égalité inscrit dans la Constitution et est dérogatoire au droit commun.
2 ° L'article 14 transfère la responsabilité des transports intérieurs du département à la région.
Cette disposition va à l'encontre de l'application du droit commun.
3 ° L'article 27 B, alors que tout ce qui relève de la santé est de la compétence du département, conformément à la loi n° 83-633 du 22 juillet 1983, crée un centre régional de promotion de la santé, placé sous l'autorité exclusive de la région.
4 ° L'article 27 E supprime le conseil départemental de l'habitat pour le remplacer par un conseil régional.
L'application du droit commun est ainsi clairement bafouée.
Troisième moyen : violation de l'article 72, alinéa 2, de la Constitution.
La mise du département comme des communes sous tutelle de la région est manifeste.
La prépondérance accordée à l'assemblée régionale qui est d'origine législative apparaît clairement, eu égard aux communes et aux départements, dont l'existence est pourtant consacrée par l'article 72 de la Constitution.
Cette priorité ainsi donnée à la région a pour conséquence d'affaiblir tant le pouvoir des autorités communales que le pouvoir des autorités départementales.
C'est une véritable tutelle de la région sur les départements et les communes qu'institue le texte attaqué, puisque non seulement il les dépouille des compétences que le droit commun leur a attribuées, mais encore il confère à la seule région des prérogatives dont l'Etat s'est désisté dans sa volonté décentralisatrice.
Quatrième moyen : Violation de l'article 62, alinéa 2, de la Constitution.
En posant comme un principe que les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d'aucun recours et qu'elles s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles, l'article en cause affirme expressément l'autorité de chose jugée des décisions du Conseil constitutionnel.
La loi viole cette disposition dans la mesure où les dispositions critiquées camouflent la volonté du Gouvernement de créer une assemblée unique dans les DOM, projet qui a été censuré le 2 décembre 1982 par la Haute Juridiction.
En dépouillant notamment l'assemblée départementale tant de ses compétences spécifiques que de certaines de ses compétences de droit commun, en instituant une tutelle régionale, la loi vise le même but : faire disparaître l'assemblée départementale.
Le Conseil constitutionnel a annulé la précédente loi pour cette raison.
La disparition organique n'a donc pas été possible. Le Gouvernement utilise une autre méthode : la disparition fonctionnelle. Dans un cas comme dans l'autre, le résultat serait le même. Le département certes existerait toujours, avec d'ailleurs des compétences diminuées.
Mais le retrait de ressources majeures sans étude technique, sans prospectives financières et sans adéquation à des transferts de responsabilités (ce qui est contraire à tous les principes de la décentralisation), ruinerait la trésorerie du département, amputerait son crédit et ses moyens d'action. Son existence ne serait donc plus que fictive.
La loi ne saurait ainsi méconnaître l'autorité de chose jugée de la décision du Conseil constitutionnel n° 83-147 sans violer l'article 62, alinéa 2, de la Constitution.
Se fondant sur les quatre moyens ci-dessus développés, les requérants demandent au Conseil constitutionnel de déclarer que la loi relative aux compétences des régions de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique et de la Réunion, étant contraire aux articles 2, alinéa premier, 62, alinéa 2, 72, alinéa 2 et 73 de la Constitution, est non conforme à la Constitution.