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Décision n° 82-153 DC du 14 janvier 1983 - Saisine par 60 sénateurs

Loi relative au statut général des fonctionnaires
Non conformité partielle

Les Sénateurs soussignés défèrent au Conseil Constitutionnel la loi modifiant l'ordonnance du 4 février 1959 relative au statut général des fonctionnaires, définitivement adoptée par l'Assemblée Nationale le 20 décembre 1982, en ce qu'elle méconnaît :

- le principe de l'égalité d'accès de tous les citoyens aux emplois publics, consacré par l'article VI de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen,

- le principe de l'égalité de traitement des fonctionnaires dans le déroulement de leur carrière tel qu'il résulte du principe d'égalité de tous les citoyens, consacré par l'article VI de la Déclaration et rappelé à l'article 2 de la Constitution.

I - L'article 2 de la loi déférée méconnaît le principe de l'égalité d'accès des citoyens aux emplois publics, tel qu'il est consacré par l'article VI de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen

La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen consacre dans son article VI le principe de l'égalité de tous les citoyens devant la loi. Cet article dispose également que tous les citoyens « sont également admissibles à toute dignité, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».

L'égalité d'accès de tous aux emplois publics est donc la première des applications du principe de l'égalité devant la loi et par cette disposition, qui a valeur constitutionnelle, le constituant a entendu prohiber toute distinction autre que celle fondée sur les vertus et les talents des citoyens.

Dans la mesure où elle tend à créer une catégorie particulière de concours réservée à certaines personnes, la loi déférée introduit une nouvelle distinction fondée sur l'exercice de certaines fonctions au sein de certains organismes ou collectivités qui sont énumérés dans son article 2. Seules les personnes y ayant assumé l'une ou plusieurs de ces fonctions seraient admises à participer à ce nouveau concours.

Les Sénateurs soussignés estiment que cette nouvelle distinction est contraire à l'article VI de la Déclaration qui, en raison même de la généralité des termes employés, a une portée absolue et ne permet donc pas au législateur de retenir une distinction « autre que celle de leurs talents et de leurs vertus » et interdit à la loi d'instituer, comme le fait la loi déférée, un véritable privilège au profit de certains citoyens.

Sans admettre pour autant que ce principe puisse avoir une valeur relative et tolérer des exceptions, il faut noter qu'en tout état de cause de telles exceptions devraient alors être dûment justifiées par le Gouvernement.

Or, dans l'exposé des motifs du projet de loi et lors des débats devant le Parlement, le Gouvernement a allégué que « des couches sociales de la Nation sont presque systématiquement écartées des emplois de haute responsabilité et c'est, considérant que »l'Administration doit être un meilleur reflet de la réalité sociale de la Nation", que le Gouvernement a estimé nécessaire de « rétablir l'égalité des chances au profit de ceux que le système social tend à marginaliser ».

Outre que cette justification est dénuée de tout fondement car les garanties offertes par des concours ouverts à tous ont au contraire permis à l'ensemble des citoyens qui le méritaient, d'accéder sans distinction d'aucune sorte aux emplois de la fonction publique sans qu'il ait été pour cela nécessaire d'organiser des concours particuliers, réservés à certains citoyens, la loi déférée, sous le prétexte de rétablir l'égalité des chances, accorde un privilège aux personnes mentionnées à l'article 2 certains élus locaux, les dirigeants ou administrateurs élus des organisations les plus représentatives de salariés ou de non salariés ainsi que les administrateurs d'associations reconnues d'utilité publique, d'organismes mutualistes ou d'organismes chargés de gérer un régime de prestations sociales. Aucun critère général ne peut justifier cette énumération limitative des personnes qui seront admises à ce concours particulier.

Dans l'exposé des motifs de son projet de loi, le Gouvernement a d'ailleurs précisé que le nouveau concours profiterait·à l'ensemble des personnes qui ont fait preuve de leurs « compétences » et de « leur dévouement au service de l'intérêt général ». Or, si le dévouement au service de l'intérêt général est bien l'un des éléments essentiels du mandat d'élu local, les dirigeants des syndicats professionnels n'ont pas pour mission de défendre l'intérêt général mais seulement les intérêts de la profession qu'ils sont chargés de représenter. Au demeurant, la loi déférée exclut du bénéfice de ses dispositions tous les autres citoyens qui, pourtant, ont, eux aussi, fait preuve de leurs compétences ou de leur dévouement au service de l'intérêt général tels par exemple les adjoints au maire des communes de moins de 10.000 habitants qui paraissent tout aussi dignes de concourir que les représentants locaux de syndicats. Il s'agit bien là d'une discrimination arbitraire qui n'est pas fondée sur une différence « de talent, de vertu ou de capacité ».

La loi déférée est donc fondée sur une sélection arbitraire des catégories de personnes autorisées à se présenter au troisième concours de l'E.N.A. puisqu'elle prend en compte la nature des fonctions exercées et non la manière dont les personnes les ont exercées.

Le procédé de l'énumération limitative des personnes admises à ce concours particulier va d'ailleurs à l'encontre de l'objectif que le Gouvernement prétend rechercher puisque les promotions issues de ce concours ne seront jamais que le reflet des seules catégories de personnes visées à l'article 2 de la loi déférée et non de la Nation tout entière. C'est ainsi que seraient par exemple exclus du droit à concourir :

- les dirigeants nationaux ou locaux des organisations syndicales de non-salariés puisqu'il n'existe dans la loi aucun critère de représentativité pour ces organisations ;

- les dirigeants des associations constituées selon le droit local d'Alsace et de Moselle puisque la procédure de reconnaissance d'utilité publique n'existe pas dans les trois départements d'Alsace et de Moselle ;

- les cadres du secteur public, semi-public ou privé, alors qu'ils participent, eux aussi, au développement économique et social du pays.

Contrairement aux déclarations du Gouvernement, la loi déférée n'a donc pas pour effet de rétablir l'égalité des chances. Elle tend en fait à établir une discrimination injustifiée au profit de certaines personnes et au détriment des autres citoyens.

Le principe constitutionnel de l'égal accès aux emplois publics est remis en cause par l'institution d'un concours réservé à certaines personnes.

Par ailleurs, dans la mesure où la loi déférée n'est pas rendue applicable dans les territoires d'Outre-Mer et dans la Collectivité territoriale de Mayotte, les élus de ces collectivités territoriales seraient exclus sans justification du droit à concourir, alors qu'ils se trouvent dans la même situation juridique que les maires de la Métropole au regard du statut général de la fonction publique.

Pour toutes ces raisons, les sénateurs soussignés demandent au Conseil Constitutionnel de bien vouloir déclarer que l'article 2 de la loi déférée n'est pas conforme au principe de l'égal accès aux emplois publics, tel qu'il est fixé par l'article 6 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.

II - L'article 2 de la loi déférée viole le principe constitutionnel de l'égalité de traitement durant le déroulement de la carrière des fonctionnaires.

Le Conseil Constitutionnel, dans sa décision n° 76-67 du 15 juillet 1976, a consacré l'égalité de traitement dans le déroulement de la carrière comme principe constitutionnel s'appliquant à tous les agents appartenant à un même corps.

Or, la loi déférée, non seulement ouvre un accès privilégié à l'ENA à certaines personnes mais encore permet l'affectation de ces personnes dans les corps recrutés par la procédure normale du·concours selon laquelle le classement, la notation et les rangs de sortie sont établis sur des critères objectifs qui ne seront donc pas respectés pour le classement des candidats issus de la troisième voie d'accès à l'ENA. En effet, le classement des fonctionnaires issus de cette troisième voie a lieu à un grade et à un échelon déterminés en fonction de l'avancement moyen dans le corps considéré, en prenant en compte une fraction de la durée de leurs anciennes fonctions (avant dernier alinéa de l'article 2 de la loi déférée).

Les candidats entrés à l'ENA bénéficiant tous, dès leur entrée, du même statut de fonctionnaire doivent tous bénéficier du même régime à la sortie. Or il n'en est rien puisque les élèves entrés à l'ENA par la troisième voie vont bénéficier d'une sorte de « reconstitution de carrière » alors que ceux issus du deuxième concours, comme leurs camarades du concours externe, commencent leur nouvelle carrière au grade de départ (voir article 2 in fine et rapport HOEFFEL).

Il y a là, entre des fonctionnaires placés dans la même situation, une discrimination quant au déroulement de leur carrière qui n'est pas conforme au principe d'égalité consacré par l'article 2 de la Constitution et contraire au principe constitutionnel résultant de la décision n° 76-67 susmentionnée du Conseil Constitutionnel.

Pour tous ces motifs et pour tous autres qu'il plaira au Conseil Constitutionnel d'invoquer, les Sénateurs soussignés lui demandent de bien vouloir décider que la présente loi n'est conforme ni aux dispositions de l'article VI de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen ni à celles de l'article 2 de la Constitution, ni au principe constitutionnel d'égalité de traitement durant le déroulement de la carrière des fonctionnaires.