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Décision n° 82-152 DC du 14 janvier 1983 - Saisine par 60 députés

Loi portant diverses mesures relatives à la sécurité sociale
Conformité

Monsieur le Président, Messieurs les Conseillers,

Nous avons l'honneur, en application des dispositions de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution de déférer au Conseil Constitutionnel le projet de loi portant diverses mesures relatives à la Sécurité Sociale définitivement adopté par l'Assemblée Nationale le 18 décembre 1982, et plus particulièrement les dispositions de l'article 5 instituant une contribution assise sur frais de prospection et d'information des praticiens afférents à l'exploitation en France des spécialités pharmaceutiques remboursables.

Ce projet de loi qui est déféré à la censure du Conseil Constitutionnel est contraire aux principes constitutionnels du Droit Français.

I - L'AFFECTATION DE CET IMPOT NOUVEAU AU PROFIT DE LA CAISSE NATIONALE D'ASSURANCE MALADIE DES TRAVAILLEURS SALARIES EST RADICALEMENT CONTRAIRE AUX PRINCIPES DE LA NON AFFECTATION DES RECETTES FISCALES

L'article 18 de l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959, portant loi organique relative aux lois de finances, prévoit expressément :

« Il est fait recette du montant intégral des produits sans contradiction entre les recettes et les dépenses. L'ensemble des recettes assurant l'exécution de l'ensemble des dépenses sont imputées à un compte unique, intitulé Budget général ».

Le principe de la non imputation des impôts se déduit de cette formulation. Celle-ci est d'ailleurs clairement renouvelée dans le dernier alinéa du même article, après qu'aient été mentionnées les seules exceptions prévues par la loi :

« Aucune affectation n'est possible si les dépenses résultent d'un droit permanent reconnu par la loi ».

La référence de cette ordonnance portant loi organique relève de la compétence du Conseil Constitutionnel. Certes, le domaine de la loi est défini essentiellement dans l'article 34 de la Constitution, mais le Conseil Constitutionnel précise que cette définition résulte également d'autres articles de la Constitution, ainsi que son préambule de dispositions des lois organiques, ou de la mise en cause des principes généraux du droit.

C'est ainsi que par :
- Décision n° 61-12L du 17 février 1961 (Recueil 1961, p. 34) ;
- Décision n° 61-16L du l8 octobre 1961 (Recueil 1961, p. 41) ;
- Décision n° 62-19L du 3 Avril 1962 (Recueil 1962, p. 33) ;
- Et selon une jurisprudence constamment maintenue ultérieurement le domaine de la loi, en matière budgétaire, est défini non seulement par l'article 34 de la Constitution, mais également par l'Ordonnance du 2 Janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances, à laquelle renvoi expressément l'article 34, 18ème alinéa.

C'est d'ailleurs ce que le Conseil Constitutionnel a également jugé dans l'importante décision du 28 Décembre 1976 (RDP 1977 p. 962 Note Philip).

La violation de l'article 18, alinéa 2, de l'Ordonnance est évidente et grave. L'impôt nouveau est institué « au profit » d'un établissement public national à caractère administratif, la Caisse nationale d'assurance maladie. Or, l'article 18, alinéa 2, n'admet à titre exceptionnel (« toutefois »), l'affectation directe de certaines recettes à certaines dépenses que dans trois cas :

- Au profit d'un budget annexe ;
- Au profit d'un compte spécial du Trésor ;
- Par procédure particulière au sein du budget général ou d'un budget annexe.

Cette dernière procédure ne concerne (article 19) que les fonds de concours et la procédure de rétablissement de crédit. Au surplus, l'article 18 « in fine » décide :
« Aucune affectation n 'est possible si les dépenses résultent d'un droit permanent reconnu par la loi ».

Les dépenses, en matière de Sécurité Sociale, résultent bien d'un droit permanent reconnu par la loi, de sorte que même la situation très exceptionnllr visée par l'article 18 ne se rencontre pas ici.

La Constitution et la loi organique ont entendu interdire, à partir de 1958, des pratiques malheureusement fréquentes sous la III° et la IV° République et qui faisaient l'objet de critiques unanimes. L'article 5 tente de revenir à ces pratiques interdites. Il est donc contraire à la Constitution pour les motifs indiqués ci-dessus car i1 n'est plus possible, depuis l'entrée en vigueur de la Constitution, d'affecter un impôt à un établissement public administratif et, qui plus est, avec contraction entre les recettes et les dépenses.

REFUTATION

1- On ne peut avancer qu'il s'agit d'une taxe parafiscale, qui, perçue dans un intérêt économique ou social, est explicitement prévue par 1'article 4 de la même Ordonnance du 2 Janvier 1959.

Le Conseil Constitutionnel a eu à plusieurs occasions la possibilité de se prononcer sur des taxes parafiscales dont l'établissement, la répartition et l'affectation relèvent de la compétence réglementaire, notamment par :
- La décision n° 61-16L du 18 Octobre 1961 concernant la perception d'une somme à l'occasion de la délivrance du permis de chasse dont une part est destinée au Conseil Supérieur de la Chasse ;
- Et par la décision n° 79-111L du 21 Novembre 1979 concernant l'établissement d'une taxe parafiscale relative à la Radiodiffusion Télévision Française.

Les taxes parafiscales obéissent à trois caractères :

1 °) Elles sont perçues « dans un intérêt économique ou social au profit d'une personne morale de droit public ou privé autre que l'Etat, les collectivités territoriales ou leurs établissements publics administratifs ». Or, la Caisse nationale de l'assurance maladie est un « établissement public national à caractère administratif » (Ord. 21 Août 1967, article 3).

2 °) Elles sont établies par décret en Conseil d'Etat.

3 °) Leur perception au-delà du 31 décembre de l'année de leur établissement doit être autorisée chaque année par une loi de finances.

Aucune de ces conditions n'étant remplie, la « contribution » n'est donc pas une taxe parafiscale. On remarquera que le Gouvernement ne l'a d'ailleurs jamais prétendu. Il présente la cotisation comme faisant partie des « ressources nouvelles » (p. 3 de l'exposé des motifs) et l'affecte « au profit » de la Caisse Nationale d'assurance maladie. Comme il n'est évidemment pas possible de considérer que la « contribution » est la rémunération d'un service rendu, on est donc déjà conduit à conclure que la « contribution » est un impôt.

Ce point de vue est d'ailleurs confirmé par la jurisprudence a contrario du Conseil Constitutionnel.

La première décision concernait la taxe radiophonique perçue au profit de la R.T.F., établissement public industriel et commercial (Cons. Consti. 11 Août 1960, D. 1951, 471, Note Hamon, RDP 1960, p. 1020, Note Waline. Voir également L. Trotabas La Taxe Radiophonique : taxe, redevance ou parafiscalité ? RSF 1961, p. 5 et ss.-). Le Conseil décide :
« Que cette redevance qui, en raison tant de l'affectation qui lui est donnée que du statut même de l'établissement en cause, ne saurait être assimilée à un impôt et qui, eu égard aux conditions selon lesquelles elle est établie et aux modalités prévues pour son contrôle et son recouvrement, ne peut davantage être définie comme une rémunération pour services rendus, a le caractère d'une taxe parafiscale de la nature de celles visées à l'article 4 de l'Ordonnance organique précitée du 2 Janvier 1959 ».

Le Conseil en déduit cette conséquence que la taxe a été établie dans des conditions contraires aux dispositions de l'article 4 et déclare inconstitutionnels les articles qui l'avaient instituée.

La décision du 23 Février 1970 (Conserves de poisson, A.J. 1970, 356, D. 1970, 388, Note Lavigne) a une signification positive. Elle confirme la solution précédente mais lui donne plus de force. Après avoir rappelé le texte de l'article 4, alinéa 2, de l'Ordonnance organique, le Conseil décide :
« Qu'il résulte de ces dispositions, si les taxes parafiscales sont établies par voie réglementaire dans les limites et les conditions prévues par ce texte, il ne saurait en être ainsi des taxes perçues au profit de l'Etat, des collectivités territoriales et des établissements publics de caractère administratif dépendant soit de l'Etat, soit d'une collectivité territoriale ».

Il s'agissait d'une taxe établie au profit de l'Institut Scientifique et Technique des Pêches Maritimes, établissement public national à caractère administratif. Le Conseil décide donc qu'aucune taxe parafiscale ne peut être instituée au profit d'un établissement public administratif et que la taxe ne peut alors être qu'un impôt.

Pour des prélèvements de cette nature, le choix, comme le montre M. Trotabas dans l'article précité, n'est qu'entre impôt, taxe parafiscale et rémunération de service rendu. A propos de la « contribution » de l'article 5, cette troisième interprétation est à exclure. Le choix resterait donc entre impôt et taxe parafiscale. Mais les développements qui précèdent montrent donc qu'il ne peut s'agir que d'un impôt.

Le terme de « contribution » ne peut tromper car il ne s'agit évidemment pas d'une cotisation au sens de l'article L 120 du Code de la Sécurité Sociale ou de l'article 13 de l'Ordonnance n° 67-706 du 21 Août 1967 sur l'organisation administrative et financière de la Sécurité Sociale ; les cotisations sont assises sur les rémunérations des assujettis et sont, par la même, en relation directe avec l'objet des caisses qui les perçoivent.

Enfin la contribution est assise et perçue dans les mêmes conditions que la T.V.A., ce qui confirme encore, son caractère fiscal.

Il ne pouvait d'ailleurs s'agir dans la circonstance d'une taxe parafiscale, mais seulement d'un impôt qui relève de la compétence exclusive du législateur sous le contrôle du Conseil Constitutionnel. Selon l'article 34 de la Constitution, est en effet réservée à la loi la fixation des règles « concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques ». Le Gouvernement ne s'y est d'ailleurs pas trompé en soumettant cette disposition aux législateurs et non à l'autorité réglementaire, conformément notamment à la décision du Conseil Constitutionnel du 23 Juil1et 1975.

Ce qui suffit d'ailleurs à montrer que l'imposition nouvelle vise des actes d'information et non la seule publicité commerciale. Le pouvoir réglementaire a compétence pour réglementer la publicité commerciale, mais il doit céder le pas devant le pouvoir législatif lorsqu'il s'agit de fixer les conditions d'exercice de la 1iberté d'information en matière scientifique et médicale comme en l'espèce.

2- On ne peut opposer la décision rendue par le Conseil Constitutionnel le 16 Janvier 1982 (Loi de nationalisation, J.O. 17 Janvier, p. 299). Il était fait grief, dans le recours, à la loi de nationalisation d'avoir institué des redevances à la charge des sociétés nationalisées au profit des deux établissements publics chargés d'assurer le service des obligations versées à titre d'indemnisation aux actionnaires, la Caisse Nationale de l'Industrie et la Caisse Nationale des Banques. Le Conseil Constitutionnel décide que les redevances, bien qu'elles soient fixées par la loi de finances, compte tenu des résultats des entreprises, ne sont pas des « ressources de l'Etat » et n'ont pas à figurer au budget de l'Etat.

La situation était donc tout à fait différente. En effet, les redevances sont versées par les entreprises nationalisées « compte tenu de (leurs) résultats » et elles sont destinées « à concourir au financement des intérêts servis aux porteurs d'obligations ». Il n'a donc pu, à aucun moment, être considéré qu'il s'agissait d'impôts s'appliquant, comme tous les impôts indirects, à tous les consommateurs de certains produits. Les redevances sont les ressources directes des Caisses parce qu'elles s'intègrent au mécanisme financier de l'indemnisation des actionnaires.

« A contrario », il ressort donc bien de la décision du 16 Janvier 1982 que des recettes ayant le caractère d'un impôt relèvent de l'article 18 de l'Ordonnance organique.

II. - ENFIN L'ARTICLE 5 ALINEA 4 EST CONTRAIRE AUX PRINCIPES DE L'EGALITE DES FRANCAIS DEVANT LA LOI.

Il est en effet prévu que sont exonérées de cette contribution les entreprises dont le chiffre d'affaires hors taxes est inférieur à 50.000.000 de francs, sauf lorsqu'elles sont filiales à 50 % au moins d'une entreprise ou d'un groupe dont le chiffre d'affaires consolidé, réalisé en France, dépasse cette limite.

Cette disposition constitue une vio1ation du principe d'égalité devant les charges publiques, et par conséquent une violation des articles 1 et 6èmement de la Déclaration des Droits de 1789 et de l'article 2 de la Constitution de 1958.

Seront notamment favorisés les très nombreux laboratoires filiales de groupes étrangers dont le chiffre d'affaires consolidé et réalisé dans le pays d'origine ne sera pas pris en considération. Ce sont donc les laboratoires pharmaceutiques, encore français, c'est à dire moins du tiers de l'industrie pharmaceutique et les plus dynamiques, qui seront ainsi pénalisés dans leurs efforts de prospection et d'information en faveur du médicament français.

Pour l'ensemble des motifs ci·dessus invoqués, les Députés soussignés demandent au Conseil Constitutionnel de déclarer non conforme à la Constitution l'article 5 du projet de loi portant diverses mesures relatives à la Sécurité Sociale, définitivement adopté par l'Assemblée Nationale le Novembre 1982.