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Décision n° 82-150 DC du 30 décembre 1982 - Saisine par 60 députés

Loi d'orientation des transports intérieurs
Conformité

Les députés soussignés,conformément à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, défèrent au Conseil Constitutionnel la loi d'orientation des transports intérieurs, adoptée définitivement par l'Assemblée Nationale le18 décembre 1982, et spécialement son article 30, alinéas 2 et 3.

I - Le texte de l'article 30 est ainsi rédigé :

Art. 30

"Dans un délai de quatre ans à compter de l'entrée en vigueur des dispositions de l'article 29, tous les transports publics réguliers non urbains de personnes qui ne sont pas exploités directement par l'autorité compétente doivent faire l'objet d'une convention.

Si l' autorité organisatrice décide soit de supprimer ou de modifier de manière substantielle la consistance du service en exploitation, soit de le confier à un autre exploitant, et si elle n'offre pas à l'entreprise des services sensiblement équivalents, elle doit lui verser une indemnité en compensation du dommage éventuellement subi de ce fait.

Si, à l'expiration du délai de quatre ans, la convention n'est pas intervenue du fait de l'autorité organisatrice, l'autorisation antérieurement accordée au transporteur public vaut convention pour une durée maximale de dix ans.

Des contrats de développement peuvent être passés entre l'Etat et les départements pour faciliter la modernisation des réseaux de transports publics non urbains de personnes".

Le nouveau régime du transport routier de voyageurs doit être analysé à partir des deux articles qui composent le chapitre III, les articles 29 et 30. Selon ces textes, les services réguliers et les services à la demande font l'objet d'un plan départemental ou régional. Ces plans sont établis, selon le cas, par le Conseil général ou le Conseil régional. Auparavant ils étaient préparés par le Comité technique départemental des transports, soumis au Conseil Général puis approuvés par arrêtés du Ministre des Transports après consultation du Conseil Supérieur des Transports. Les plans seront donc établis par les assemblées dans des conditions qui ne sont d'ailleurs pas précisées par la loi. On remarquera qu'en ce qui concerne les liaisons d'intérêt national, il n'y a pas de plan mais seulement des conventions passées avec l'Etat (normalement le Ministère des Transports).

II - Selon l'alinéa 2 de l'article 30, si « l'autorité organisatrice » décide de supprimer ou de modifier de façon substantielle la consistance du service ou de le confier un autre exploitant et si elle n'offre pas à l'entreprise des services sensiblement équivalents, « elle doit lui verser une indemnité en compensation du dommage éventuellement subi de ce fait ».

Ce texte, particulièrement ambigu et lacunaire mérite une analyse précise.

1 ° - L' « autorité organisatrice » est le Conseil général ou le Conseil régional. Cette autorité peut ne pas inscrire une entreprise au plan de transport ou modifier profondément sa situation. Mais l' « autorité organisatrice » pourrait être également l'Etat qui refuse de signer une convention.

2 ° - Le projet gouvernemental prévoyait que les modalités de l'indemnisation seraient fixées par un décret en Conseil d'Etat. Or un amendement de M. CHENARD, rapporteur, accepté par le gouvernement, a fait disparaître ce renvoi à un décret en Conseil d'Etat (J.O., Débats, A.N., ,2ème séance du 15 octobre 1982, p. 5867). La raison donnée était qu'il fallait laisser au juge le soin d'apprécier le préjudice et qu'un décret « risquerait de trop figer les choses dans une matière aussi complexe ». Cette explication rejoint une intervention précédente de M. FITERMAN, Ministre des Transports qui, à propos des difficultés de conclure une convention, venait de déclarer : « En cas de difficultés - et il n'y a pas de raison qu'elles soient nombreuses - la justice tranchera ».

On arrive ici à un premier aspect crucial de la nouvelle législation. Personne, au cours des débats, n'a considéré que ce qui était en cause était le droit de propriété et la liberté d'entreprendre, droits reconnus par les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789 et auxquels la décision précitée du Conseil constitutionnel du 16 janvier 1982 (Loi de nationalisation, J.O. 17 janvier, p. 299 et s.) a reconnu un caractère constitutionnel :

« Considérant que, si postérieurement à 1789 et jusqu'à nos jours, les finalités et les conditions d'exercice du droit de propriété ont subi une évolution caractérisée à la fois par une notable extension de son champ d'application à des domaines individuels nouveaux et par des limitations exigées par l'intérêt général, les principes mêmes énoncés par la Déclaration des droits de l'homme ont pleine valeur constitutionnelle tant en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l'un des buts de la société politique et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance l'oppression, qu'en ce qui concerne les garanties données aux titulaires de ce droit et les prérogatives de la puissance publique ; que la liberté qui, aux termes de l'article 4 de la Déclaration, consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, ne saurait elle-même être préservée si des restrictions arbitraires ou abusives étaient appelées à la liberté d'entreprendre ».

Le droit à indemnité est ainsi reconnu, à propos de ce qu'on doit considérer comme une véritable expropriation, mais il faut alors considérer que l'indemnisation doit obéir aux conditions fixées par l'article 17 de la Déclaration des droits de 1789 :

« La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment et sous la condition d'une juste et préalable indemnité ».

Or, l'indemnisation prévue par l'article 30, alinéa 2, n'est ni préalable, ni juste.

1 ° - L'indemnisation n'est pas préalable

La jurisprudence considère aujourd'hui qu'il n'est pas nécessaire, pour que l'expropriation soit régulière, que le versement de l'indemnité soit préalable à la perte, par l'exproprié, de la possession du bien exproprié.

En revanche, elle exige, pour que le caractère préalable existe, que les « modalités de règlement » de l'indemnité soient prévues par le texte même qui prévoit la perte de la propriété. C'est la formule qui figure dans la décision précitée du Conseil constitutionnel du 16 janvier 1982 :

« Considérant au contraire que, sous réserve de ce qui vient d'être dit concernant l'exigence, à laquelle il n'est pas satisfait, du caractère juste de l'indemnisation, les modalités de règlement prévues pour celle-ci doivent être regardées comme en assurant suffisamment le caractère préalable ».

En l'espèce, l'article 30, alinéa 2 et aucune autre disposition de la loi ne prévoient ces modalités de règlement. Si, selon la formule du Ministre « la justice tranchera », nul ne peut savoir sur quelles bases elle devra trancher. Par conséquent, l'indemnité n'est pas préalable au sens où l'entend la jurisprudence et, à ce titre, l'article 30, alinéa 2, est non conforme à la constitution.

2 ° - L'indemnisation n'est pas juste

C'est un euphémisme que de dire que l'indemnité n'est pas juste puisqu'on ne peut invoquer que la formule :"... si elle n'offre pas à l'entreprise des services sensiblement équivalents, elle doit lui verser une indemnité en compensation du dommage éventuellement subi de ce fait".

La réparation du dommage éventuel est certes reconnue mais on ne peut absolument pas savoir sur quelles bases cette indemnisation aura lieu pour être juste.

Quand on lit la décision précitée du 16 janvier 1982 et celle du 11 février 1982 qui lui fait suite (J.O., 12 février 1982, p. 560 et s.) et quand on voit l'analyse extrêmement détaillée à laquelle s'est livré le Conseil constitutionnel pour apprécier le caractère « juste » des indemnités versées au cas de nationalisation, on constate que la seule affirmation du principe de l'indemnisation ne peut suffire. Le législateur doit donc prévoir de façon précise et minutieuse l'indemnisation afin que l'article 17 soit respecté.

Il s'agit bien là d'une règle de nature constitutionnelle que le législateur n'a pas respectée car on ne sait ni quels sont les éléments qui seraient pris en considération, ni ceux qui seraient exclus ; on ne sait pas plus quels seraient les critères d'évaluation, la date de cette évaluation et l'ordre de juridiction qui doit arbitrer. Il n'est pas possible de considérer qu'il y a un droit commun de l'expropriation et que l'article 30 renvoie, même·de façon implicite, au code de l'expropriation.

En conséquence, et à cet autre titre, l'article 30, alinéa 2, n'est pas conforme à l'article 17 de la Déclaration des droits.

III - Le 3ème alinéa de l'article 30 décide que, si, à l'expiration du délai de 4 ans, la convention n'est pas intervenue « du fait de l'autorité organisatrice », l'autorisation antérieurement accordée « vaut convention pour une durée maximale de 10 ans ».

Ainsi, à l'expiration du délai de 14 ans (4 + 10), le transporteur est définitivement évincé et sans indemnité. Sur ce point, la disposition est nettement inconstitutionnelle car elle porte atteinte catégoriquement. aux articles 2, 4 et 17 de la Déclaration de 1789 et constitue une spoliation.

On peut raisonner par référence au système prévu par la loi de nationalisation selon lequel les dividendes concernant l'exercice 1981 ne seraient pas décomptés parmi les indemnités dues aux actionnaires. Dans sa décision précitée du 16 janvier 1982, le Conseil constitutionnel déclare :

« qu'enfin le refus de reconnaître aux anciens actionnaires 1e bénéfice des dividendes attachés à l'exercice 1981 ou de leur accorder, sous une forme appropriée, un avantage équivalent ; ampute sans justification les indemnités auxquelles ont droit les anciens actionnaires ».

Autrement dit, au cas de non inscription sans contrepartie au plan de transport, il y a lieu à indemnisation, indemnisation dont on a vu pourtant les insuffisances. Mais au cas de maintien de la situation actuelle, au terme du délai de 14 ans, le transporteur perd tout droit à indemnisation. Le caractère inconstitutionnel de l'alinéa 3 de l'article 30 est donc incontestable car il s'agira, dans ce cas, d'une expropriation sans indemnisation, c'est à dire d'une véritable spoliation.

En conséquence, l'article 30, alinéa 3, n'est pas conforme aux articles 2, 4 et 17 de la Déclaration des droits de 1789.

Par ces motifs, et tous autres à relever même d'office, les soussignés demandent au Conseil constitutionnel de déclarer les alinéas 2 et 3 de l'article 30 non conformes à la Constitution, ainsi que toutes autres parties de la loi jugées inséparables de ces dispositions.