Décision n° 82-141 DC du 27 juillet 1982 - Saisine par 60 députés
Monsieur le Président,
Messieurs les Consei11ers,
Nous avons l'honneur, en application des dispositions de 1'article 61, alinéa 2 de la Constitution, de déférer au Conseil Constitutionnel le projet de loi sur la communication audiovisuelle, définitivement adopté par l'Assemblée Nationale le 9 Juillet 1982.
Ce projet de loi nous apparaît comme contraire à la Constitution pour les motifs suivants :
1 °) Le principe même de l'autorisation posé par les articles 7, 14 et 71 du projet de loi, est contraire au principe de la liberté de communication.
Lorsque le Conseil Constitutionnel a rendu ses décisions des 30 et 31 octobre 1981, il se situait dans le cadre du monopole d'Etat de la radiodiffusion et de la télévision, tel qu'il résultait des lois du 3 juillet 1972 et du 7 août 1974, textes définitivement entrés en vigueur et à propos desquels, selon sa jurisprudence, il ne pouvait accueillir ou soulever d'office 1'exception d'inconstitutionnalité (voir notamment J.Y. CHEROT « l'exception d'inconstitutionnalité devant le Conseil Constitutionnel », A.J.D.A 20. février 1982 page 59).
Le Conseil Constitutionnel ne pouvait alors se prononcer sur le monopole lui-même, mais seu1ement sur la conformité des dérogations aux règles de valeur constitutionnelle.
Le présent projet de loi abroge expressément le monopole. Cette abrogation résulte des article 1er, 2 et 3 dudit projet, explicités par l'exposé des motifs (voir p. 2). L'abrogation des lois précitées du 3 juillet 1972 et du 7 août 1974 est réalisée par l'article 96 du projet de loi.
Dès lors, le fondement constitutionne1 de la communication audiovisuelle est à rechercher dans l'article 11 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l' homme ».
Dans ces conditions, toute atteinte au droit à la libre communication des pensées et des opinions ne peut, comme en matière de presse écrite, être justifiée que par des motifs de police.
Or, le régime défini par la loi, notamment en son titre IV, fixe des contraintes dont l'ampleur dépasse de beaucoup l'objet normal des mesures de police :
- le régime de la déclaration préalable a un champ d'application extrêmement limité ;
- un régime spécifique est prévu pour les services de télévision par voie hertzienne, qui ne peuvent faire l'objet que d'une concession de service public ;
- l'octroi des autorisations est subordonné au respect de conditions fixées dans un cahier des charges (article 75) ; ces conditions vont bien au-delà des motifs de police ;
- l'article 9 du texte impose une autorisation de l'Etat pour les installations de communication audiovisuelle « qui, situées sur une propriété privée, sont collectives » (sans que la loi définisse ce qu'il faut entendre par là) « ou traversent une propriété tierce » (quand bien même le ou les propriétaires concernés auraient donné leur accord !).
On notera d'ailleurs que les dispositions précitées de cet article 9 sont contraires au droit de propriété, principe fondamental reconnu par les lois de la République (Conseil Constitutionnel, 16 Janvier 1982).
2 °) Plusieurs dispositions du projet de loi portent atteinte au principe de l'égalité devant la loi.
a) L'article 6 bis exclut du bénéfice du droit de réponse les personnes morales ayant un but lucratif ; le Conseil Constitutionnel, qui a récemment affirmé que le principe de l'égalité devant la loi s'applique dans les mêmes conditions aux personnes physiques et aux personnes morales (décision du 16 janvier 1982), ne manquera pas d'affirmer qu'il n'existe, au regard de l'objet poursuivi par l'article 6 bis du texte, aucune différence de situation entre les personnes morales à but lucratif et les personnes morales sans but lucratif, qui permette de justifier une différence de traitement au regard du droit de répondre à des imputations susceptibles de porter atteinte à leur honneur ou à leur réputation.
Qu'une personne morale ait ou n'ait pas un but lucratif, de telles imputations à son encontre visent aussi les personnes physiques qui la constituent. I1 serait intolérable que la loi leur refuse le droit d'y répondre, sous le prétexte fallacieux, pour ne pas dire scandaleux, que la personne morale qu'il ont constituée a un but lucratif.
b) Les conditions d'accès aux ressources publicitaires sont discriminatoires. En effet, alors que les bénéficiaires d'autorisations visés à l'article 71 et des concessions de service public de l'article 71 bis·peuvent y avoir recours dans la limite de 80 % du financement, les associations autorisées à exploiter un service local de radiodiffusion sonore en vertu de l'article 73 ne pourront y avoir recours.
Cette différence de traitement n'a pas, au regard des objectifs poursuivis par la loi, de fondement constitutionnel.
c) L'article 76 bis pose un problème particulier.
Dans sa rédaction issue d'un amendement sénatorial accepté par le Gouvernement, cet article dispose que :
« peuvent déroger aux dispositions prévues par les articles 71 bis à 76 ci-dessus les autorisations relatives aux services de communication audiovisuelle assurés par des personnes qui exploitent des stations en vertu d'un accord international auquel la France est partie. »
Cette rédaction est pour le moins malheureuse. En effet, le caractère général des termes employés conduit à la conclusion que sont visées par l'article 76 bis toutes les stations titulaires d'un droit d'émission défini par le plan international de répartition des fréquences, lequel est issu d'accords internationaux conclus dans le cadre de l'Union internationale des Télécommunications ; convention internationale des télécommunications et règlement des Radiocommunications (décembre 1979, entré en vigueur le 1er Janvier 1982) annexé à la Convention.
Que sont en effet ladite convention et ledit règlement, sinon des « accords internationaux auxquels la France est partie ». Et Radio France, par exemple, n'est-elle pas une « personne qui exploite des stations en vertu d'un accord international auquel la France est partie » ? L'émetteur ondes longues de France-Inter n'est-il pas prévu par la convention et par le règlement précité ? D'ailleurs le droit international des radiocommunications est ainsi fait que France-Inter ne pourrait pas émettre si sa fréquence et son lieu d'émission n'étaient pas prévus par les conventions et règlements de l'U.I.T.
Si l'on doit considérer (et on ne voit pas comment faire autrement !) que l'ensemble des conventions et règlements de l'U.I.T. fait bien partie des « accords internationaux auxquels la France est partie », l'article 76 bis ouvre à tel point les possibilités de dérogations qu'il ne peut être regardé comme discriminatoire au regard du principe de l'égalité devant la loi.
Si au contraire certains accords internationaux devaient être seuls considérés comme visés par l'article 76 bis, alors surgiraient deux difficultés.
- quels accords ? quelle autorité pourrait inclure tel ou tel accord dans le champ de l'article 76 bis ?
- quelle serait la justification, au regard de la finalité de la loi, de la différence de traitement introduite par l'article 76 bis entre « les services de communication audiovisuelle assurés par des personnes qui exploitent des stations en vertu d'un accord international auquel la France est partie », et les autres services ?
En résumé sur ce point, les députés soussignés soutiennent :
- à titre principal que, l'ensemble des conventions et règlements de l'U.I.T. régulièrement signés et ratifiés par la France faisant partie des « accords internationaux auxquels la France est partie », l'article 76 bis du fait de sa rédaction défectueuse ouvre à l'ensemble des services de communication audiovisuelle les possibilités de dérogations prévues.
- à titre subsidiaire, que les différences de traitement qui résulteraient d'une interprétation différente de cet article ne sont pas justifiées au regard de la finalité de la loi et violent 1e principe constitutionnel de l'égalité devant 1a loi.
3 °) Les articles 73 et 76 sont contraires au principe constitutionnel de la liberté d'entreprendre.
Le Conseil Constitutionnel a reconnu, par sa décision du 16 janvier 1982 sur la loi de nationalisation, valeur constitutionnelle au principe de la liberté d'entreprendre.
Au regard de ce principe, les articles 73 et 76 du texte apportent une atteinte injustifiable. En effet, ces articles ont pour objet de limiter ou d'interdire le recours à des recettes publicitaires, ce qui constitue une atteinte à la liberté d'entreprendre.
Dès lors que le monopole d'Etat de la radio télévision est abrogé, de telles limitations ne peuvent être justifiées au regard des principes constitutionnels de la liberté d'entreprendre et de la liberté de communication.
Pour l'ensemble des motifs ci-dessus invoqués, les députés soussignés demandent au Conseil Constitutionnel de déclarer non conforme à la Constitution le projet de loi sur la communication audiovisuelle, définitivement adopté par l'Assemblée Nationale le 9 Juillet 1982.