Décision n° 82-140 DC du 28 juin 1982 - Saisine par 60 députés
Les soussignés, députés à l'Assemblée Nationale défèrent à la censure du Conseil Constitutionnel, la loi de Finances rectificative pour 1982 que l'Assemblée Nationale a adopté définitivement, selon la procédure prévue au dernier alinéa de l'article 45 de la Constitution, au cours de sa première séance du l8 juin 1982.
Ils concluent que l'article 27 de cette loi soit déclarée non conforme à la Constitution, par les deux moyens ci-après développés.
1er moyen pris de la violation de l'article 4 et de la fausse application de l'article 18 de l' 0rdonnace n° 59 - 2 du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances,
en ce que l'article 27 de la loi de finances crée un impôt dont le produit n'est pas affecté à l'Etat, mais à une personne morale distincte de l'Etat et dont le produit n'est pas évalué par une loi de finances.
L'article 27 du projet prévoit l' institution d'une contribution, assise sur les primes d'assurance-construction et destinée à alimenter un « fonds de compensation des risques de l'assurance de la construction », organisme dont la nature juridique n'est pas précisée par le projet, qui dispose seulement que sa gestion est confiée à la Caisse centrale de réassurance, et que ce fonds a la capacité de conclure des conventions. Cette dernière disposition implique la personnalité morale.
Cette contribution, instituée par une loi de finances, dont le taux est fixé par la loi, et qui est « recouvrée suivant les mêmes règles, sous les mêmes garanties et sous les mêmes sanctions que la taxe sur les conventions d'assurance » qui constitue incontestablement un impôt d'Etat, car l'article 4 de l'ordonnance précitée exclut la possibilité de percevoir un impôt au profit d'un établissement public de caractère commercial comme 1a Caisse Centrale de Réassurance (cf. article L. 431-1 du Code des Assurances).
Si d'ailleurs, l'on soutenait que 1a disposition incriminée n'a pas ce caractère fiscal, ce serait considérer, en application de la décision du 31 décembre 1981 (n° 8l-136 DC) du Consei1 Constitutionnel qu'elle n'est pas au nombre de celles qui peuvent figurer dans une loi de finances, en application de l'article premier de l'ordonnance du 2 janvier 1959.
En outre, cette contribution ne présente pas le caractère d'une taxe parafiscale ainsi que l'a explicitement reconnu, lors des débats parlementaires, en évoquant l'avis du Conseil d'Etat, M. le Ministre chargé du Budget (J.O. Débats - Assemblée Nationale - 2ème séance du 26 mai 1982, page 2648).
Dans ces conditions, le problème de la régularité de l'affectation de la contribution à un fonds est posé.
Le Gouvernement a reconnu, lors de la seconde séance du mercredi 16 juin 1982, lorsque l'article 18 de l'ordonnance organique (déjà invoqué au Sénat à l'appui d'un amendement de la Commission des Finances : cf. le Rapport Sénat n° 376), a été invoqué par M. GANTIER, député (1), qu ' il y avait affectation, mais que cette affectation était régulière car fondée sur la troisième phrase du troisième alinéa dudit article qui dispose que « dans tous les autres cas, l'affectation est exceptionnelle et ne peut résulter que d'une disposition de loi de Finances d' initiative gouvernementale ».
Cette argumentation est évidemment dénuée de pertinence.
En effet, les affectations permises par l'article l8 de l'ordonnance organique, et qui, au terme de ce texte sont exceptionnelles, ne peuvent être pratiquées qu'à l'intérieur du Budget de l'Etat. C'est ce qui résulte clairement du deuxième alinéa de l'article 18 qui énumère limitativement les divers procédés d'affectation permise : budget annexe, comptes spéciaux du Trésor, procédures comptables particulières au sein du budget général ou d'un budget annexe.
Or l'affectation que réalise l'article 27 de la loi de Finances rectificative est opérée au profit d'un organisme distinct de l'Etat. Il s'agit d'une affectation extérieure au budget général et à tout budget annexe et opérée dans des conditions telles que la loi de finances n'évalue pas le produit.
L'article 4 de l'ordonnance organique subit une double violation par l'affectation du produit d'un impôt à un organisme qui n'a point le caractère d'une collectivité ou d'un établissement public, et par le départ d'évaluation du produit par une loi de finances.
Subsidiairement, et faisant, pour les besoins du raisonnement, reste de droit au Gouvernement quant à la nature de l'affectation, il est clair que l'article l8 de l'ordonnance organique ne saurait sauver la disposition.
L'article l8 de l'ordonnance du 2 janvier 1959, repose en effet sur la démarche suivante :
1/ Interdiction de principe des affectations :
« Il est fait recette du montant intégral des produits sans contraction entre les recettes et les dépenses. L'ensemble des recettes assurant l'exécution de l'en semble des dépenses, toutes les recettes et toutes les dépenses sont imputées à un compte unique, intitulé budget général ». (1er alinéa de l'article 18)
2/ Enumération limitative des trois formes juridiques que peuvent prendre les exceptions à ce principe de non-affectation :
« Toutefois, certaines recettes peuvent être directement affectées à certaines dépenses. Ces affectations spéciales prennent la forme de budgets annexes, de comptes spéciaux du trésor ou de procédures comptables particulières au sein du budget général ou d'un budget annexe » (2ème alinéa de l'ordonnance).
3/ Précision des conditions dans lesquelles peuvent être réalisées les affectations autorisées, dans le cadre des trois formules juridiques prévues au deuxième alinéa dudit article :
« L'affectation à un compte spécial est de droit pour les opérations de prêts et d'avances. L'affectation par procédure particulière au sein du budget général ou d'un budget annexe est décidée par voie réglementaire dans les conditions prévues à l'artic1e l9. Dans tous les autres cas, l' affectation est exceptionnelle et ne peut résulter que d'une disposition de loi de finances d'initiative gouvernementale. Aucune affectation n'est possible si 1es dépenses résultent d'un droit permanent reconnu par la loi ». (3ème alinéa de l'article 18).
Il parait donc clair qu'aucune affectation ne peut être réalisée en dehors des budgets annexes, des comptes spéciaux du Trésor ou des procédures comptables particulières. Ainsi, dans la phrase « dans tous les autres cas, l'affectation est exceptionnelle et ne peut résu1te que d'une disposition de loi de finances, d'initiative gouvernementale », les mots, « dans tous les autres cas » ne peuvent viser que 1es affectations, réalisées dans les formes prévues au deuxième alinéa et non expressément visées dans·les deux phrases précédentes du troisième alinéa. Ces « autres cas » seraient donc :
- les comptes spéciaux du Trésor autres que ceux relatifs à des opérations de prêts et d'avances,
- les budgets annexes.
En l'espèce, l'affectation proposée de ressources fiscales
1 ° ne répond pas à la définition des budgets annexes (article 20 de l'ordonnance),
2 ° ne répond pas à la définition des « procédures particulières » d'affectation, qui sont, selon l'article 19 de l'ordonnance, les fonds de concours et les rétablissements de crédits,
3 ° n'est pas relative à des opérations de prêts ou d'avances, pour lesquelles l'affectation à un compte spécial serait de droit, les indemnisations ou compensations à la charge du fonds étant des versements purs et simples.
La seule possibilité d'affectation de la contribution resterait donc l'ouverture d'un compte spécial du Trésor.
On peut à cet égard, se demander si les conventions, que 1e fonds pourra conclure en application de 1a loi, ne peuvent pas être considérés comme génératrices de « dépenses résultant d'un droit permanent reconnu par la loi », auquel cas aucune affectation ne serait possible.
En tout état de cause, il apparaît que l'article 27 du projet de loi ne prévoit pas l'ouverture d'un compte spécial du Trésor, seu1e forme d'affectation possible en 1a circonstance (2) réalisant ainsi une affectation non conforme aux dispositions de l'ordonnance du 2 janvier 1959.
Cette procédure irrégulière aurait en outre pour effet de soustraire ultérieurement l'utilisation des produits de la contribution à tout contrôle parlementaire, alors même que le produit attendu est estimé, en année pleine, à 420 millions de francs, selon l'exposé des motifs du projet de loi.
2ème moyen pris de la violation du principe de 1'égalité devant la loi fiscale.
L'article 27 du projet de loi institue un système de taux différenciés, en ce qu'il prévoit que « Le taux de la contribution est de 5 % en ce qui concerne les primes ou cotisations d'assurance des entreprises artisanales et de15 % pour les autres primes ou cotisations d'assurance ».
Une telle discrimination ne peut être admise que dans la mesure où elle est fondée sur la différence de situations entre 1es différents contribuab1es. 0r, 1a discrimination prévue par cet article au détriment des bénéficiaires de primes versées par : des assurés qui ne sont pas des entreprises artisanales, n'est pas fondée sur la différence de situations entre les contribuables - c'est-à-dire les assureurs - mais sur une distinction fondée sur la situation de leurs clients, les assurés.
Les contribuables, quant à eux, sont tous dans la même situation. Ils concluent avec leurs clients des contrats d'assurance de dommages ou de responsabilité, sans que la qualité juridique ou la situation économique de ces clients paraisse de nature à introduire des différences de situation justifiant une discrimination fiscale.
Cette Distinction est à la fois obscure et inéquitable. Obscure parce que rien n'est dit du critère qui permettra dans un certain nombre de cas de distinguer l'entreprise artisanale des autres entreprises. Inéquitable, parce que cette discrimination serait seule justifiée par la démonstration - qui reste à faire - que les ouvrages construits par des entreprises artisanales souffrent moins de sinistres ou de sinistres moins coûteux que ceux qui sont bâtis par les entreprises appelées à payer la taxe au taux de 15 %. Il suffit d'énoncer cette problématique pour comprendre qu'elle ne traduit manifestement pas la réalité. Enfin, du point de vue même de la situation économique des deux catégories d'entreprises ainsi distinguées, les facultés contributives d'entreprises artisanales ou classées comme telles seront souvent bien supérieures à celles d'entreprises taxées au taux de 15 % , (par exemple un cabinet d'architecte).
Il est à noter que ces moyens ont été soulevés à plusieurs reprises devant l'Asscmblée Nationale et le Sénat, et en dernière lecture, par M. Jean FOYER devant l'Assemblée Nationale le 18 juin 1962.
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(1) S'agissant d'un projet du Gouvernement, l'article 92, alinéa 5 du Règlement de l'Assemblée Nationale ne pouvait être invoqué.
(2) En outre, l'article 23 de l'ordonnance du 2 janvier 1959 dispose que « les comptes spéciaux du Trésor ne peuvent être ouverts que par la loi de finances ».