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Décision n° 81-129 DC du 31 octobre 1981 - Saisine par 60 sénateurs

Loi portant dérogation au monopole d'État de la radiodiffusion
Non conformité partielle

SAISINE SENATEURS, Nous avons l'honneur, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déférer à votre examen les dispositions du second alinéa du texte proposé pour l'article 3-4 du 3 juillet 1972, par l'article premier de la loi portant dérogation au monopole d'Etat de la radio-diffusion adoptée définitivement par le Parlement le 2 octobre 1981, aux motifs suivants : Considérant que l'article 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, confirmé par le Préambule de Constitution de 1958, auquel le Conseil Constitutionnel a constamment accordé une valeur identique à celle de la Constitution elle-même, dispose : « la libre communication des pensées et des opinions est un droit des plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi ».
: Qu'il résulte de cette disposition fondamentale de notre droit que la libre diffusion de la pensée est garantie en France, quel que soit le moyen employé à cet effet ;
: Que la libre diffusion de la pensée par le moyen contemporain qu'est la radiodiffusion n'a certes pas été expressément prévue par la Déclaration précitée de 1789, mais qu'on ne saurait se prévaloir de cette apparente carence du texte, puisque, d'une part, la radiodiffusion constitue un moyen parmi d'autres de « parler » au sens de l'article 11 susvisé et qu'enfin pendant nombre d'années, pratiquement jusqu'à la dernière guerre mondiale, alors que se développait la radiodiffusion, ni le constituant, ni le législateur, n'ont porté atteinte à cette liberté sinon pour en organiser les modalités d'exercice.
Considérant que la loi, dont un article est déféré à votre examen, reconnaît précisément et consacre la liberté d'expression par voie radiophonique, comme le démontrent amplement les travaux préparatoires et les déclarations tant du Gouvernement que des Membres du Parlement ;
: Que s'il appartient à la loi de définir les modalités d'exercice d'une liberté publique, cette définition législative ne peut avoir pour objet ni effet de réprimer, ni d'interdire indirectement, cet exercice lui-même ;
: Que les motifs qui fondent légitimement une restriction à l'exercice de la liberté d'expression par voie radiophonique ne peuvent être que ceux qui justifient l'institution d'un régime d'autorisations, c'est-à-dire, tout d'abord, les limites physiques de l'espace hertzien, ensuite le respect du monopole défini par les lois n° 72-553 du 3 juillet 1972 et n° 74-696 du 7 août 1974, ainsi qu'enfin le respect du principe de pluralisme dans le partage des ondes ;
: Que l'interdiction, imposée aux radios locales privées, de recourir aux ressources publicitaires ne constitue pas une limitation fondée sur des motifs de cette nature ;
: Que la loi n'a apporté aucune restriction comparable, d'ordre économique, dans l'exercice de la liberté d'expression par voie de presse écrite, pour laquelle au contraire les ressources publicitaires constituent un élément substantiel de leur financement et une condition capitale de son indépendance ;
: Qu'aucun caractère spécifique du support radiophonique ne peut justifier une interdiction, pour ce seul « média », du recours aux recettes publicitaires ;
: Que cette mesure, imposée aux seules radios locales privées, constitue donc une discrimination injustifiée entre les régimes d'exercice de la liberté d'expression, ainsi que de celle du commerce et de l'industrie ;
: Que cette interdiction aura pour effet inévitable de mettre en péril l'équilibre financier des radios locales privées ;
: Et qu'elle tend donc à freiner, sinon à réprimer, par le biais d'une disposition d'ordre économique, l'exercice d'une liberté publique.
Considérant que s'il appartient au législateur d'organiser une liberté, les dispositions qui vous sont déférées ne peuvent répondre à cette définition, dès lors qu'elles reviennent en fait à restreindre, sinon à supprimer, cette liberté en instituant des modalités préjudiciables aux conditions économiques de son exercice.
Considérant que deux des sociétés de programmes qui exercent le monopole du service public de la radiodiffusion et de la télévision, en application de la loi de 1974 précitée, sont autorisées à percevoir des recettes publicitaires, : que les ressources correspondantes, complétant celles qui proviennent du produit de la redevance, accroissent d'autant le montant global des ressources mises à la disposition des quatre organismes du service public et, par voie de conséquence, augmentent les moyens financiers dont dispose la société de programmes de radiodiffusion, : que le projet de loi de finances pour 1982 prévoit, dans la part versée à Radio France, un crédit de 55 millions de francs destiné à financer des radios locales décentralisées de service public, dont les caractéristiques techniques de puissance et de rayonnement seront similaires à celles des radios locales privées, : considérant que les radios de service public bénéficient, directement ou indirectement, de ressources publicitaires, alors que les radios locales privées sont, par la loi déférée à votre examen, privées de ce mode de financement, : que la disposition discriminatoire déférée rompt l'égalité des citoyens devant la loi.
Considérant qu'en violation du monopole institué par les lois précitées, fonctionne, à partir d'un émetteur situé en territoire français, une station privée de radiodiffusion et que cette station illégale recourt sans restriction aux recettes publicitaires ;
: Que les radios locales privées, autorisées en application de la loi déférée à votre examen, se voient, elles, privées, par cette loi, du droit de recourir à la publicité ;
: Que cette interdiction rompt l'égalité des citoyens devant la loi, et favorise, au surplus, ceux qui violent la légalité, au préjudice de ceux qui la respectent.
Considérant que les dispositions du texte proposé pour l'article 3-1 de la loi n° 72-553 du 3 juillet 1972, par l'article premier de la loi déférée à votre examen, réservent le bénéfice des dérogations, autorisant les radios locales privées, aux seules associations régies par la loi du 1er juillet 1901 ;
: que la collecte des ressources publicitaires leur est interdite ;
: que l'article 6 de la loi du 1er juillet 1901, qui énumère la nature des ressources que les associations sont habilitées à percevoir, ne fait pas obstacle à ce qu'elles en reçoivent d'autres, qui, pour n'être point prévues par ladite loi, sont considérées comme licites, dès l'instant que les fonds utilisés le sont dans l'intérêt du but poursuivi par l'association, au rang desquels figurent les prix des services ou des prestations fournies, les bénéfices d'actes commerciaux accessoires, ou encore les versements faits par des entreprises commerciales en faveur d'associations ayant une activité philanthropique ;
: qu'en interdisant aux associations bénéficiaires d'une dérogation la collecte de ressources tirées de la publicité, le projet de loi porte atteinte au principe de la liberté d'association, rangé par votre Haute Assemblée au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et solennellement réaffirmé par le Préambule de la Constitution.
Par ces motifs, il est demandé au Conseil Constitutionnel de bien vouloir prononcer l'annulation du second alinéa du texte proposé pour l'article 3-4 de la loi du 3 juillet 1972 par l'article premier de la loi portant dérogation au monopole d'Etat de la radiodiffusion.