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Décision n° 80-122 DC du 22 juillet 1980 - Saisine par 60 députés

Loi rendant applicable le code de procédure pénale et certaines dispositions législatives dans les territoires d'outre-mer
Non conformité totale

II : SAISINE 2 Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel le texte de la loi rendant applicables le Code de procédure pénale et certaines dispositions législatives dans les territoires d'Outre-Mer, tel qu'il a été définitivement adopté par le Parlement le 29 juin 1980.
Nous estimons, en effet, que cette loi n'est pas conforme à la Constitution pour les motifs suivants.
I : La loi méconnaît le principe d'égalité Tout en rendant applicables dans les territoires d'Outre-Mer certaines des dispositions du Code de procédure pénale applicable en métropole, la loi soumise au Conseil constitutionnel modifie plusieurs des dispositions à ce Code.
Ainsi institue-t-elle des règles particulières de la procédure pénale dans les territoires d'Outre-Mer. Il en résulte, comme on le verra ci-après, que « des citoyens se trouvant dans des conditions semblables et poursuivis pour les mêmes infractions (seront) jugés par des juridictions composées selon des règles différentes » et au terme d'une procédure elle-même distincte de celle applicable dans les autres collectivités territoriales.
Or, comme le Conseil constitutionnel l'a rappelé (décision n 75-56 DC du 23 juillet 1975), le législateur ne peut mettre en cause « alors surtout qu'il s'agit d'une loi pénale le principe d'égalité devant la justice qui est inclus dans le principe d'égalité devant la loi proclamé dans la Déclaration des Droits de l'Homme de 1789 et solennellement réaffirmé par le Préambule de la Constitution », ainsi d'ailleurs que par son article 2.
Aussi, en tant qu'elle méconnaît le principe d'égalité, la loi déférée au Conseil constitutionnel doit être déclarée non conforme à la Constitution.
C'est en vain qu'on objecterait que lesdites dispositions n'ont pour objet que de tenir compte de l'organisation particulière des territoires d'Outre-Mer de la République, comme l'article 74 de la Constitution en réserve la faculté.
En effet, si la loi en cause poursuivait cet objectif, elle aurait du faire l'objet, comme le prévoit expressément ce même article 74, d'une consultation préalable des assemblées territoriales intéressées. Tel n'a pas été le cas.
Dès lors, ou bien il ne s'agit pas de l'organisation particulière des territoires d'Outre-Mer et la non conformité à la Constitution résulte de la rupture du principe d'égalité ; ou bien il s'agit de l'organisation particulière de ces territoires et la non conformité résulte de la violation de l'article 74 de la Constitution.
Quelle que soit l'hypothèse, la non conformité à la Constitution est bien établie.
II : La loi méconnaît en plusieurs de ses articles certains principes fondamentaux de la procédure pénale A : Atteinte au principe de la présomption d'innocence L'article 9 de la Déclaration de 1789 proclame que tout homme est présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable.
C'est, notamment mais pas exclusivement, sur ce fondement qu'a été organisée la séparation, dans le cadre de la procédure pénale et depuis le Code de 1808, de la poursuite, de l'instruction et du jugement, confiés à des organes distincts.
Or, la loi en cause, dans ses articles 2-3 ° et 5 ° et 6-6 °, permet de confondre en un même magistrat les fonctions du ministère public, du juge d'instruction et de juridiction de jugement.
Outre que ces dispositions portent atteinte à la règle traditionnelle de séparation des trois phases de la procédure pénale, on doit noter qu'elles réduisent à néant le principe de la présomption d'innocence.
En effet, lorsqu'un même magistrat aura décidé d'engager des poursuites puis, après instruction, se sera déféré à lui-même l'intéressé pour jugement, comment croire que l'accusé continuera à bénéficier au moment de la présentation devant son juge de la présomption d'innocence à laquelle les réquisitions du parquet - c'est à dire encore du même magistrat : et les conclusions du juge d'instruction : c'est-à-dire encore du même magistrat ne sauraient porter atteinte ? Et comment imaginer que la juridiction de jugement puisse rendre une décision qui ne soit pas conforme aux conclusions qu'elle aura précédemment formulées : comme parquet ou comme juge d'instruction : sur la même affaire ? On notera que lorsque la confusion ne porte que sur deux des trois phases de la procédure : instruction et jugement - elle emporte des effets tout aussi critiquables.
Il convient d'ajouter en outre qu'en étant chargé des fonctions dévolues au ministère public, le cas échéant sous le contrôle du Procureur de la République, le juge chargé de section ou le juge forain se trouvera placé sous l'autorité hiérarchique du Garde des Sceaux alors qu'il ne saurait en aucun cas en être ainsi pour un magistrat du siège conformément à l'article 64 de la Constitution et aux dispositions de la loi organique sur le statut des magistrats.
B : Atteinte au principe selon lequel l'autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle Il résulte de l'article 3 de la loi soumise au Conseil constitutionnel qu'un officier de police judiciaire peut, dans certains cas, exiger de toute personne à qui il a prescrit de ne pas s'éloigner du lieu d'une infraction de se présenter à lui périodiquement.
Même si cette disposition est tempérée par la nécessité de rendre compte immédiatement au magistrat territorialement compétent, elle a pour effet d'autoriser un officier de police, en dehors de toute intervention d'un magistrat du siège, à soumettre un citoyen à des mesures de contrôle judiciaire : si tant est qu'elles puissent être ainsi qualifiées : entravant à l'évidence la liberté individuelle en dehors de toute protection.
C : Atteinte au droit de la défense Il résulte des articles 4-2 ° et 6-4 ° de la loi en cause que le magistrat peut, s'il n'existe pas d'avocat sur place, désigner pour assurer la défense toute personne « qu'il estime capable d'assister le prévenu ».
Ainsi, celui qui aura demandé à être défendu pourra se voir imposer une personne dont il n'est pas même prévu qu'il pourra la récuser et dont le choix appartiendra souverainement au juge chargé de statuer.
Intrinsèquement critiquable, cette disposition l'est plus encore compte tenu de ce qui a déjà été indiqué sur la confusion, au profit d'un même magistrat, des fonctions d'instruction et de jugement ainsi que, dans certains cas, de poursuite.
Il est contraire aux principes les plus élémentaires de l'administration d'une bonne justice que celui qui dispose déjà du pouvoir de poursuivre, d'instruire et de juger puisse, de surcroît, désigner lui-même celui qui défendra le citoyen qu'il aura lui-même décidé d'accuser.
C'est pourquoi, en tant qu'elles portent atteinte au principe de la présomption d'innocence, au principe qui confie à l'autorité judiciaire la mission de garder la liberté individuelle et au droit de la défense, les dispositions incriminées des articles 2, 3, 4 et 6 de la loi soumise au Conseil constitutionnel doivent être déclarées non conformes à la Constitution.