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Décision n° 75-59 DC du 30 décembre 1975 - Saisine par 60 députés

Loi relative aux conséquences de l'autodétermination des îles des Comores
Conformité

Conformément aux dispositions de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil Constitutionnel la loi relative aux conséquences de l'autodétermination des îles des Comores.
Nous estimons que cette loi est contraire à la Constitution pour les motifs suivants.
Depuis que les îles de la Grande-Comore, d'Anjouan et de Mohéli ont été érigées en protectorat Francais, elles ont été réunies avec l'île de Mayotte pour former un territoire unique.
Le premier texte intervenu dans ce domaine est le décret du 9 septembre 1889. Depuis cette date, l'unité politique et administrative de l'archipel des Comores n'a jamais été remise en cause par aucun texte, malgré la multiplicité des dispositions intervenues au sujet des Comores ; loi du 9 mai 1946, loi du 17 avril 1952, décret du 22 juillet 1957, loi du 22 décembre 1961, loi du 3 janvier 1968.
Chaque fois que le législateur ou le pouvoir réglementaire est intervenu, il l'a fait en considérant que l'archipel des Comores constituait un territoire unique. On peut même estimer que le législateur s'est clairement prononcé à ce sujet en adoptant la loi du 9 mai 1946. En effet, cette loi procédait d'une proposition de loi d'un élu des Comores qui indiquait, dans son exposé des motifs : « c'est la religion musulmane qui donne à l'archipel sa forte unité, renforcée par un dialecte unique, le swaheli ».
Ainsi, il apparait que la République Française n'a jamais remise en cause l'unité territoriale de l'archipel des Comores tandis que l'opinion publique internationale a constamment considéré que les quatre îles des Comores formaient un territoriale unique dépendant de la République Française et administré, en dernier lieu, dans les conditions prévues par les articles 72 et suivants de la Constitution.
C'est d'ailleurs en se fondant sur ce principe fondamental de l'unité du Territoire des Comores que le Gouvernement Français et le Conseil de Gouvernement Comorien ont conclu, le 15 juin 1973, un accord amorçant le processus d'accession du territoire à l'indépendance tandis qu'au cours de la campagne pour les élections présidentielles, M GISCARD D'ESTAING s'est engagé à poursuivre ce processus sans remettre en cause l'unité dudit territoire.
C'est dans cet esprit qu'a été mise en oeuvre, à la fin de l'année 1974, la procédure prévue par l'article 53 de la Constitution et qui visait à recueillir le consentement des populations intéressées par l'accession de ce territoire à l'indépendance.
En vertu de la loi du 23 novembre 1974, les populations de l'archipel des Comores ont été invitées à se prononcer sur le point de savoir si elles souhaitaient que leur territoire accède à l'indépendance. Dans l'ensemble des îles, une réponse positive a été apportée, le 22 décembre 1974, à la question ainsi posée.
Par une loi du 3 juillet 1975, le Parlement de la République, dépositaire de la souveraineté nationale, a admis, à la suite de ce vote, le principe de l'accession du territoire à l'indépendance (cf art 1er). Même si les autres dispositions de la loi précitée n'ont pas été respectées, ce fait ne porte aucune atteinte au principe susvisé. Au demeurant, le Gouvernement de la République aurait pu s'opposer à la proclamation unilatérale de l'indépendance par les autorités locales comoriennes. Il n'a pas cru devoir le faire, estimant sans doute que la volonté des populations, exprimée par le Parlement de la République, avait été manifestée d'une manière claire lui interdisant d'intervenir en sens contraire.
Toutefois, le Gouvernement de la République s'il a renoncé à la souveraineté de la France sur les îles de la Grande-Comore, de Mohéli et d'Anjouan, a estimé devoir maintenir la souveraineté sur l'île de Mayotte qui a, paradoxalement et ainsi que l'histoire nous l'enseigne, été celle qui a servi de base à la création politique et administrative de l'archipel des Comores (CF le décret de 1889 qui instituait le territoire de Mayotte et ses dépendances).
Ainsi, et bien que le territoire de l'archipel des Comores se soit trouvé, pour la première fois depuis 1889, amputé d'une de ses îles, la France ne s'est pas opposée à la création du nouvel Etat Comorien, qui a été reconnu par de nombreuses puissances étrangères et qui a été récemment admis à l'ONU sans que la France manifeste son opposition à cette admission.
Mais l'opinion publique internationale ne semble pas avoir admis ce changement de doctrine de la part de la France puisque, pour la plupart des Etats étrangers, le nouvel Etat Comorien procède de l'ancien archipel français des Comores constitué en 1889 et jamais remis en cause par la France depuis cette date.
Dans ces conditions, nous considérons qu'en se maintenant à Mayotte et en engageant, par la loi qui vous est soumise, une nouvelle procédure d'accession à l'indépendance pour Mayotte, le Gouvernement et le Parlement effectuent une démarche contraire au Préambule de la Constitution de 1946, repris et confirmé par le Préambule de la Constitution de 1958, qui stipule que « La République Française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international ». Or, le droit public international comporte notamment la Charte des Nations Unies, ratifiée par la France et dont l'archipel des Comores est maintenant partie prenante en tant que membre de l'ONU.
En outre, la loi soumise à votre examen est contraire à une autre disposition du même préambule selon laquelle la République Française « n'emploiera jamais ses forces contre la liberté d'aucun peuple ». Or, en se maintenant à Mayotte contre la volonté de la majorité de la population des Comores et d'une partie importante des électeurs de Mayotte, la France méconnait incontestablement cette disposition, et cette méconnaissance se trouve maintenant inscrite dans la loi soumise à votre examen.
Certains pourraient soutenir, pour justifier une interprétation contraire et pour soutenir la conformité de la loi susvisée, que les quatre îles des Comores sont séparées entre elles, par des eaux internationales qui font, de chacune d'elles, une entité particulière. Mais on ne voit pas pourquoi, dans ces conditions, tous les textes intervenus depuis 1889 ont regroupé les quatre îles dans un même territoire. En outre, un problème équivalent pourrait être soulevé à l'égard d'autres territoires, comme la Corse, séparée de la métropole par des eaux internationales et qui, pourtant, est soumis au même régime que les départements de France continentale tandis qu'à l'occasion des consultations électorales (référendum notamment) les suffrages de la Corse n'ont jamais été isolés pour justifier un traitement particulier à l'égard de cette île.
C'est pourquoi, en demandant au Parlement de voter la loi relative à l'autodétermination de Mayotte et en obtenant l'accord du Parlement, le Gouvernement a méconnu la Constitution.
En outre, sur le plan international, le maintien de la France à Mayotte, contre toutes les règles constitutionnelles en vigueur, place notre pays dans une situation difficile et injustifiable très lourde de conséquences pour l'avenir.
Par ailleurs, en prévoyant de demander à la population de Mayotte si elle souhaite faire partie du nouvel Etat Comorien, la loi qui vous est déférée constitue une intervention dans les affaires intérieures d'un Etat étranger, qui se trouve bien entendu contraire au préambule de la Constitution.
En outre, en prévoyant de demander à la population de Mayotte de définir le statut dont elle souhaite être dotée, la loi n'est pas conforme à l'article 74 de la Constitution.
En effet, selon ces dispositions, l'organisation des Territoires d'Outre-Mer est « modifiée par la loi après consultation de l'assemblée territoriale intéressée ».
Or, cette consultation n'a pas été préalablement effectuée.
Au demeurant, on ne voit pas comment le Gouvernement pourrait maintenant solliciter et obtenir l'avis de la Chambre des Députés des Comores, dès lors que cette assemblée est devenue celle d'un état indépendant et qu'elle ne saurait donc, par ses délibérations, régler désormais le sort d'un territoire de la République.
Toute autre aurait été la situation de Mayotte si elle s'était préalablement érigée en territoire d'Outre-Mer distinct des trois autres îles et si elle avait de ce fait disposé d'une assemblée territoriale qui lui soit propre.
Les termes de l'article 74 de la Constitution ne permettent pas d'engager des procédures de modification de l'organisation des territoires d'Outre mer lorsque ces modifications n'intéressent qu'une fraction d'un même territoire. La loi qui vous est déférée, en tant qu'elle prévoit une procédure de choix d'un nouveau statut pour Mayotte et, simultanément, qu'elle consacre l'accession à l'indépendance des trois autres îles, interdit la mise en oeuvre de l'article 74 de la Constitution et se trouve donc de ce fait non conforme.
Aussi, pour ces divers motifs, nous avons l'honneur de vous demander de bien vouloir déclarer la loi relative aux conséquences de l'autodétermination des îles des Comores non conforme à la Constitution.