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Décision n° 64-27 DC du 18 décembre 1964 - Saisine par Premier ministre

Loi de finances pour 1965
Non conformité partielle

J'ai l'honneur de vous déférer aux fins d'examen par le Conseil Constitutionnel et conformément aux dispositions de l'article 61 de la Constitution, le texte de la loi de finances pour 1965, récemment adoptée par le Parlement.
J'estime, en effet, que l'article 71 de cette loi qui résulte d'un amendement d'origine parlementaire, contrevient aux dispositions de l'article 34 de la Constitution.
Je vous serais reconnaissant de bien vouloir demander au Conseil de se prononcer d'urgence sur la conformité de ce texte à la Constitution.

NOTE sur l'article 71 de la loi de finances pour 1965 I : Lors de la discussion en première lecture, devant l'Assemblée Nationale, du projet de loi de finances pour 1965, un amendement d'origine parlementaire a proposé l'adjonction d'un article additionnel 67 bis tendant à modifier les attributions de la Commission de vérification des comptes des entreprises publiques en ce qui concerne, d'une part la Banque de France et diverses banques nationalisées, et, d'autre part, les filiales des entreprises ou établissements publics. Cet article additionnel a été adopté par les députés au cours de la 3ème séance du 9 novembre 1964 (JO Débats, pages 5208-5209). Il a été adopté également en première lecture par les sénateurs au cours de la séance du 26 novembre 1964 (JO Débats page 2012).
Toutefois, devant l'une et l'autre Assemblée, le Gouvernement a fait valoir que les dispositions de l'article 67 bis : devenu l'article 71 du texte définitif : revêtaient un caractère réglementaire et qu'il se réservait, de ce fait, le droit d'en saisir le Conseil Constitutionnel.
C'est la raison pour laquelle le texte de la loi de finances est soumis, aujourd'hui, à l'examen du Conseil Constitutionnel, en application de l'article 61 de la Constitution.
Il convient de souligner que seul l'article 71 du texte voté par le Parlement est contesté par le Gouvernement : le Conseil Constitutionnel, conformément à la position qu'il a prise antérieurement en pareille hypothèse, limitera donc son examen de conformité à la Constitution aux seules dispositions de cet article litigieux.
II : Le Gouvernement estime qu'aucune disposition de l'article 34 de la Constitution n'est susceptible de conférer un caractère législatif au texte de l'article 71 adopté par le Parlement.
Tout d'abord, il convient de remarquer que si la Commission de vérification des comptes des entreprises publiques a été instituée par les articles 56 à 61 de la loi du 6 janvier 1948, la plupart des dispositions de cette loi ont été modifiées ultérieurement par des décrets pris soit en vertu de la loi du 17 août 1948 : dont on sait qu'elle plaçait dans le domaine réglementaire l'organisation et le contrôle des entreprises et établissements publics de l'Etat : soit en vertu de l'article 37 de la Constitution du 4 octobre 1958.
On citera, à cet égard, le décret du 12 août 1950, modifiant les articles 56 et 57 de la loi précitée du 6 janvier 1948, le décret du 24 mai 1958 modifiant à nouveau l'article 56 et le décret du 19 mars 1962, modifiant les articles 58 et 61.
En ce qui concerne la loi du 27 mai 1950, dont l'article 34 définit les rôles respectifs de la Commission de contrôle des banques et de la Commission de vérification des comptes, on notera de même que certains aménagements lui ont été apportés par les décrets des 29 mai 1959, 9 avril 1962 et 21 août 1963, pris en vertu de l'article 37 de la Constitution.
III : En réalité, le contrôle économique et financier exercé sur les établissements et entreprises publics tant par la Commission de vérification des comptes que par la Commission de contrôle des banques, entre, par son objet, au nombre des mesures d'organisation administrative qu'il appartient au Gouvernement de prendre, en vue d'assurer la bonne marche des services publics dont il est responsable. On remarquera, à cet égard, que les attributions conférées par les textes précités auxdites commissions n'ont pas un caractère juridictionnel : leur modification ne met donc pas en cause les règles de création d'un ordre de juridiction.
Le fondement de la compétence réglementaire, en la matière, rejoint le principe de la séparation des pouvoirs affirmé par la loi du 3 juin 1958 en vertu de laquelle a été élaborée la Constitution du 4 octobre 1958. C'est en vertu de ce principe notamment qu'ont été abrogés l'article 70 de la loi modifiée du 21 mars 1947 et l'article 23 de la loi du 3 avril 1955 qui prévoyaient certaines modalités de contrôle parlementaire sur l'activité des entreprises publiques.
Un autre fondement de la compétence réglementaire peut également être invoqué, en toute hypothèse : il s'agit de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel lui-même rappelée en dernier lieu dans la décision du 17 mars 1964 relative à l'organisation des entreprises bancaires, et selon laquelle les règles ou principes visés à l'article 34 de la Constitution doivent être appréciées compte tenu des limites de portée générale tracées par la législation antérieure.
IV : Au demeurant, aucune rubrique de l'article 34 ne semble pouvoir fournir un fondement valable à l'intervention du législateur dans la matière traitée par l'article 71 de la loi de finances pour 1965.
a : « Les règles concernant les nationalisations d'entreprises et les transferts de propriétés d'entreprises du secteur public au secteur privé » ne s'appliquent, ainsi que cela ressort du rapprochement entre les deux termes de la phrase, qu'aux opérations de transfert du secteur privé au secteur public et vice-versa, et non aux conditions de fonctionnement des entreprises transférées au secteur public, pour lesquelles le pouvoir réglementaire doit exercer sans restriction les responsabilités qui lui sont propres.
b : « Les règles concernant la création de catégories d'établissements publics » ne peuvent davantage être invoquées pour justifier la compétence du Parlement. En effet, le texte de l'article 71 de la loi de finances pour 1965 ne tend nullement à créer de nouvelles catégories d'établissements publics, ni même à modifier les règles constitutives de certaines catégories existantes.
D'une part, la fixation de règles de portée générale, applicables à l'ensemble des établissements publics de l'Etat, ne peut s'analyser comme autant de modifications apportées aux règles de création des diverses catégories composant cet ensemble lorsqu'il s'agit, comme en l'espèce, d'édicter des mesures de contrôle relevant par leur nature du pouvoir d'organisation des services publics dévolu au Gouvernement.
D'autre part, en tant que l'article 71-1 vise la Banque de France et l'Institut d'émission des DOM, on ne peut affirmer qu'il modifie les règles constitutives de cette catégorie particulière d'établissements publics. On doit relever, sur ce point que le texte récemment adopté par le Parlement n'innove pas à proprement parler puisque l'article 34 de la loi du 27 Mai 1950, modifié notamment par le décret précité du 9 avril 1962, prévoit déjà l'intervention de la Commission de vérification des comptes à l'égard de la Banque de France et de l'Institut d'émission des DOM : en effet, si la Commission de contrôle des banques est pour ces établissements, substituée à l'une des sections de la Commission de vérification, elle n'exclut nullement la compétence de ladite commission dont le rapport d'ensemble englobe l'activité des établissements relevant de la Commission de contrôle des banques.
Ainsi, en toute hypothèse, l'article 71 de la loi de finances pour 1965 se présente comme l'aménagement d'un système de contrôle existant et non comme la définition d'un système de contrôle entièrement nouveau.
c : On écartera également du débat « Les règles concernant le régime d'émission de la monnaie ». Il parait évident que les règles contenues dans l'article 71 de la loi de finances pour 1965 n'ont ni pour objet, ni pour effet de modifier les règles d'émission de la monnaie par la Banque de France ou par l'Institut d'émission des DOM, mais se bornent à remanier les conditions dans lesquelles s'exerce un contrôle, de caractère d'ailleurs purement consultatif, sur le fonctionnement administratif des deux établissements.
Enfin, il parait exclu de faire référence à la rubrique des « garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques » en tant que l'article 71 vise, d'une part, les banques nationalisées et d'autre part, certaines filiales d'établissements publics ou sociétés d'économie mixte.
En effet, le principe de la liberté du commerce et de l'industrie ne saurait être invoqué au bénéfice de ces organismes, même si leur fonctionnement relève, en majeure partie, des normes du droit privé.
Il est permis de citer, à l'appui de cette opinion, la jurisprudence du Conseil Constitutionnel lui-même (notamment, décision précitée du 17 mars 1964, relative au Crédit Mutuel) et celle du Conseil d'Etat, qui écarte expressément l'application du principe à l'égard des professions réglementées (notamment, 21-II-1958, Syndicat National des Transporteurs Aériens, Assemblée, page 578).
On peut faire valoir, en outre, la circonstance que l'article 8 du décret 53-707 du 9 août 1953, pris en vertu de la loi du 17 août 1948, a d'ores et déjà posé le principe de l'extension de compétence de la Commission de vérification des comptes aux filiales des sociétés nationales et d'établissements publics. Il serait vraiment paradoxal que sous l'empire de la Constitution de 1958, qui n'a certainement pas entendu réduire le domaine de compétence du pouvoir réglementaire, un texte de loi soit nécessaire pour aménager la règle posée dès 1953, par décret.
V : Ainsi, l'article 34 de la Constitution ne fournit, en aucune façon, la justification du caractère législatif de l'article 71 de la loi de finances pour 1965. Il reste alors à examiner un dernier argument, tiré de l'interprétation des dispositions de l'ordonnance 59-2 du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances.
L'article 42 de cette loi organique prévoit en effet que « aucun article additionnel, aucun amendement à un projet de loi de finances ne peut être présenté, sauf s'il tend à supprimer ou à réduire effectivement une dépense à créer ou à accroitre une recette ou à assurer le contrôle des dépenses publiques ».
Mais les dispositions de cet article, qui a été cité à la tribune de l'Assemblée Nationale, doivent être rapprochées de celles de l'article 1er de la même loi organique dont elles se bornent à tirer et les conséquences. Or, l'article 1er prévoit que « les dispositions législatives destinées à organiser l'information et le contrôle du Parlement sur la gestion des finances publiques sont contenues dans les lois de finances ».
On soulignera, d'une part, que ce texte ne vise que les « dispositions législatives » : par conséquent, il exclut a contrario les dispositions qui n'auraient pas ce caractère et qui empièteraient sur le domaine réglementaire, eu égard tant au principe de la séparation des pouvoirs qu'au contenu des articles 34 et 37 de la constitution.
On doit remarquer, d'autre part, que le texte précité, parle « du contrôle sur la gestion des finances publiques ».
Or, cette expression qui éclaire le sens de l'article 42 a une portée bien définie : elle vise le contrôle de l'exécution du budget de l'Etat qui doit garantir, dans le respect des règles posées par la loi organique elle-même, la conformité des opérations de dépenses effectuées par l'administration avec les crédits allouées par le Parlement, conformité constatée et sanctionnée ultérieurement par le vote de la loi de règlement.
L'organisation du contrôle administratif, économique et financier exercé, au nom de l'Etat, sur les entreprises ou établissements publics dont le budget : quand il existe : n'est pas voté par le Parlement, ne saurait être englobée dans les « dispositions législatives » prévues par l'article 1er de l'ordonnance du 2 janvier 1959 et « destinée à organiser l'information et le contrôle du Parlement sur la gestion des finances publiques ».
Il convient de noter, de toute façon, que si l'article 58, alinéa trois de la loi du 6 janvier 1948 prévoit que le rapport de la Commission de vérification des comptes des entreprises publiques est transmis, entre autres autorités, au Parlement, la règle ainsi posée n'est nullement touchée par l'article 71 de la loi de finances pour 1965. En admettant que cette disposition, à la différence du reste des articles 56 à 61 de la loi du 6 janvier 1948, ait un caractère législatif, cette circonstance ne saurait être de nature à rendre législatives les règles de fonctionnement de la Commission, ni les conditions d'établissement de son rapport.
VII : On fera remarquer, en dernier lieu, que si la décision du Conseil Constitutionnel en date du 19 mars 1964, relative à la RTF a reconnu un caractère législatif à la première phrase de l'article 11 de l'ordonnance du 4 février 1959 concernant le contrôle financier exercé sur cet établissement, il ressort nettement des motifs de ladite décision que cette solution présente un caractère exceptionnel dû au champ d'activité spécifique de la RTF et à ses incidences sur les garanties fondamentales des libertés publiques, dont la communication des idées et des informations est un aspect majeur.
VII : Sous le bénéfice des observations qui précèdent, le Gouvernement sollicite la déclaration par le Conseil Constitutionnel, du caractère réglementaire des dispositions de l'article 71 de la loi de finances pour 1965.