Décision n° 2020-857 QPC du 2 octobre 2020 - Décision de renvoi Cass.
Références
Cour de cassation
chambre commerciale
Audience publique du mercredi 8 juillet 2020
N° de pourvoi : 19-24270
Non publié au bulletin Qpc incidente - renvoi au cc
Mme Mouillard (président), président
SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh, SCP Didier et Pinet, SCP Richard, avocat(s)
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
COMM.
COUR DE CASSATION
MF
______________________
QUESTION PRIORITAIRE
de
CONSTITUTIONNALITÉ
______________________
Audience publique du 8 juillet 2020
RENVOI
Mme MOUILLARD, président
Arrêt n° 474 F-D
Pourvoi n° Y 19-24.270
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 8 JUILLET 2020
Par mémoire spécial présenté le 6 mai 2020, la société Bâtiment mayennais, exerçant sous l'enseigne « Lucas construction », dont le siège est [...] , a formulé trois questions prioritaires de constitutionnalité (n° 914) à l'occasion du pourvoi n° Y 19-24.270 formé contre l'ordonnance rendue le 25 octobre 2019 par le président du tribunal de grande instance de Rennes, dans une instance l'opposant :
D'une part,
à la société Meduane Habitat, dont le siège est [...] ,
D'autre part,
à la société Karaca Construction, dont le siège est [...] ,
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Michel-Amsellem, conseiller, les observations de la SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh, avocat de la société Bâtiment mayennais, de la SCP Hélène Didier et François Pinet, avocat de la société Karaca Construction, et l'avis de Mme Beaudonnet, avocat général, après débats en l'audience publique du 23 juin 2020 où étaient présentes Mme Mouillard, président, Mme Michel-Amsellem, conseiller rapporteur, Mme Darbois, conseiller, et Mme Fornarelli, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation,
composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré
conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Enoncé des questions prioritaires de constitutionnalité
À l'occasion du pourvoi qu'elle a formé contre l'ordonnance rendue le 25 octobre 2019 par le président du tribunal de grande instance de Rennes, la société Bâtiment mayennais a, par mémoire distinct et motivé, demandé de renvoyer au Conseil constitutionnel trois questions prioritaires de constitutionnalité ainsi rédigées :
« 1 °/ Les dispositions de l'article 16 de l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique sont-elles contraires à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen consacrant le droit à un recours juridictionnel effectif en ce que cet article prévoit une liste limitative des irrégularités pouvant être invoquées à l'appui d'un référé contractuel ?
2 °/ Les dispositions des articles 11 à 20 de l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique sont-elles entachées d'incompétence négative dans des conditions de nature à porter atteinte à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen consacrant le droit à un recours juridictionnel effectif, en ce qu'elles n'instituent pas, au profit des concurrents évincés des contrats privés de la commande publique, une voie de recours leur permettant de contester utilement les irrégularités affectant les procédures de passation ?
3 °/ Les dispositions de l'article 16 de l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique sont-elles contraires au principe d'égalité devant la loi consacré par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen en ce qu'elles placent les concurrents des contrats privés de la commande publique dans une situation différente et moins favorable que celle des concurrents des contrats administratifs de la commande publique en matière de contestation des irrégularités affectant les procédures de passation ? »
Examen des questions prioritaires de constitutionnalité
1. Les dispositions des articles 11 à 20 de l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique (l'ordonnance n° 2009-515) énoncent :
- Article 11 : « Les personnes qui ont un intérêt à conclure l'un des contrats de droit privé mentionnés aux articles 2 et 5 de la présente ordonnance et qui sont susceptibles d'être lésées par des manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles ils sont soumis peuvent saisir le juge d'un recours en contestation de la validité du contrat.
La demande est portée devant la juridiction judiciaire » ;
- Article 12 : « Le recours régi par la présente section n'est pas ouvert au demandeur ayant fait usage du recours prévu à l'article 2 ou à l'article 5 dès lors que le pouvoir adjudicateur ou l'entité adjudicatrice a respecté la suspension prévue à l'article 4 ou à l'article 8 et s'est conformé à la décision juridictionnelle rendue sur ce recours » ;
- Article 13 : « Le recours régi par le présent article ne peut être exercé ni à l'égard des contrats dont la passation n'est pas soumise à une obligation de publicité préalable lorsque le pouvoir adjudicateur ou l'entité adjudicatrice a, avant la conclusion du contrat, rendu publique son intention de le conclure et observé un délai de onze jours après cette publication, ni à l'égard des contrats soumis à publicité préalable auxquels ne s'applique pas l'obligation de communiquer la décision d'attribution aux candidats non retenus lorsque le pouvoir adjudicateur ou l'entité adjudicatrice a accompli la même formalité.
La même exclusion s'applique aux contrats fondés sur un accord-cadre ou un système d'acquisition dynamique lorsque le pouvoir adjudicateur ou l'entité adjudicatrice a envoyé aux titulaires la décision d'attribution du contrat et observé un délai de seize jours entre cet envoi et la conclusion du contrat, délai réduit à onze jours si la décision a été communiquée à tous les titulaires par voie électronique » ;
- Article 14 : « A l'exception des demandes reconventionnelles en dommages et intérêts fondées exclusivement sur la demande initiale, aucune demande tendant à l'octroi de dommages-intérêts ne peut être présentée à l'occasion du recours régi par la présente section » ;
- Article 15 : « A la demande du requérant, le juge peut suspendre l'exécution du contrat pour la durée de l'instance, sauf s'il estime, en considération de l'ensemble des intérêts susceptibles d'être lésés et notamment de l'intérêt public, que les conséquences négatives de cette mesure pourraient l'emporter sur ses avantages » ;
- Article 16 : « Est nul tout contrat conclu lorsque aucune des mesures de publicité requises pour sa passation n'a été prise, ou lorsque a été omise une publication au Journal officiel de l'Union européenne dans le cas où une telle publication est prescrite.
Est également nul tout contrat conclu en méconnaissance des modalités de remise en concurrence prévues pour la passation des contrats fondés sur un accord-cadre ou un système d'acquisition dynamique.
Le juge prononce de même la nullité du contrat lorsque celui-ci a été signé avant l'expiration du délai exigé après l'envoi de la décision d'attribution aux opérateurs économiques ayant présenté une candidature ou une offre ou pendant la suspension prévue à l'article 4 ou à l'article 8 ci-dessus si, en outre, deux conditions sont réunies : la méconnaissance de ces obligations a privé le demandeur du droit d'exercer le recours prévu par les articles 2 et 5, et les obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles sa passation est soumise ont été méconnues d'une manière affectant les chances de l'auteur du recours d'obtenir le contrat » ;
- Article 17 : « Toutefois, dans les cas prévus à l'article 16, le juge peut sanctionner le manquement soit par la résiliation du contrat, soit par la réduction de sa durée, soit par une pénalité financière imposée au pouvoir adjudicateur ou à l'entité adjudicatrice, si le prononcé de la nullité du contrat se heurte à une raison impérieuse d'intérêt général.
Cette raison ne peut être constituée par la prise en compte d'un intérêt économique que si la nullité du contrat entraîne des conséquences disproportionnées et que l'intérêt économique atteint n'est pas directement lié au contrat » ;
- Article 18 : « Dans le cas où le contrat a été signé avant l'expiration du délai exigé après l'envoi de la décision d'attribution aux opérateurs économiques ayant présenté une candidature ou une offre ou pendant la suspension prévue à l'article 4 ou à l'article 8 de la présente ordonnance, le juge peut prononcer la nullité du contrat, le résilier, en réduire la durée ou imposer une pénalité financière » ;
- Article 19 : « Les mesures mentionnées aux articles 15 à 18 peuvent être prononcées d'office par le juge. Il en informe préalablement les parties et les invite à présenter leurs observations dans des conditions fixées par voie réglementaire.
Le juge procède de même lorsqu'il envisage d'imposer une pénalité financière » ;
- Article 20 : « Le montant des pénalités financières prévues aux articles 17 et 18 tient compte de manière proportionnée de leur objet dissuasif, sans pouvoir excéder 20 % du montant hors taxes du contrat.
Le montant des pénalités financières est versé au Trésor public ».
2. Ces dispositions sont, du moins pour partie, applicables au litige, qui concerne les conditions dans lesquelles un candidat à une procédure dite adaptée de commande publique, qui a été évincé, peut contester la conclusion du contrat lorsqu'il estime que la procédure a été irrégulière.
3. Elles n'ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel.
4. Les questions posées présentent un caractère sérieux en ce que, dans le cas d'une procédure dite adaptée de mise en concurrence, il n'est pas prévu par la réglementation que le pouvoir adjudicateur ou l'entité adjudicatrice doive suspendre la conclusion du contrat avec le candidat sélectionné pendant un certain délai à compter de la notification de leur décision aux candidats évincés. Il s'ensuit que ces candidats ne peuvent, en pratique, agir en référé précontractuel ainsi qu'il est prévu par les articles 2 et 5 de l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 et ne peuvent donc introduire qu'une action en contestation de la validité du contrat en application de l'article 11 de cette ordonnance. Or, l'article 16 de la même ordonnance énonce un nombre restreint de cas dans lesquels l'annulation du contrat doit être ordonnée et aucune autre disposition ne prévoit de sanction des autres irrégularités qui peuvent affecter la procédure de mise en concurrence et qui, dans certains cas, peuvent constituer des atteintes graves aux principes fondamentaux de la commande publique que sont la liberté d'accès à la commande publique, l'égalité de traitement des candidats et la transparence des procédures.
5. En outre, le Conseil d'État pour de telles situations a par une décision du 4 avril 2014 (CE. Ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, n° 358994, au recueil) retenu que les tiers pouvaient contester la validité du contrat « indépendamment des actions dont disposent les parties à un contrat administratif et des actions ouvertes devant le juge de l'excès de pouvoir contre les clauses réglementaires d'un contrat ou devant le juge du référé contractuel sur le fondement des articles L. 551-13 et suivants du code de justice administrative ».
6. Il s'ensuit que les dispositions visées par les questions pourraient avoir pour résultat de priver les candidats évincés d'un recours utile contre les décisions d'attribution de commande publique de droit privé irrégulières pour d'autres causes que celles énoncées par l'article 16 de l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 et de les placer, de ce fait, dans une situation d'inégalité au regard de la situation des candidats à des procédures de commandes publiques de droit public.
7. En conséquence, il y a lieu de les renvoyer au Conseil constitutionnel.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
RENVOIE au Conseil constitutionnel les questions prioritaires de constitutionnalité.
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du huit juillet deux mille vingt.