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Décision n° 2019-808 QPC du 11 octobre 2019 - Décision de renvoi CE

Société Total raffinage France [Soumission des biocarburants à base d'huile de palme à la taxe incitative relative à l'incorporation de biocarburants]
Conformité

Conseil d'État

N° 431589
ECLI : FR : CECHR : 2019 : 431589.20190724
Inédit au recueil Lebon
9ème - 10ème chambres réunies
M. Matias de Sainte Lorette, rapporteur
Mme Marie-Astrid Nicolazo de Barmon, rapporteur public

lecture du mercredi 24 juillet 2019
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Par un mémoire enregistré le 12 juin 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présenté en application de l'article 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, la société Total raffinage France demande au Conseil d'Etat, à l'appui de sa requête tendant à l'annulation pour excès de pouvoir du décret n° 2019-570 du 7 juin 2019 portant sur la taxe incitative relative à l'incorporation des biocarburants, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution du dernier alinéa du 2 du B du V de l'article 266 quindecies du code des douanes, dans sa rédaction résultant de l'article 192 de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018.

Elle soutient que ces dispositions, qui sont applicables au litige, méconnaissent le principe d'égalité devant la loi garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 et le principe d'égalité devant les charges publiques garanti par l'article 13 de cette même Déclaration.

Par un mémoire, enregistré le 5 juillet 2019, le ministre de l'action et des comptes publics soutient que les conditions posées par l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 ne sont pas remplies, et, en particulier, que la question ne présente pas un caractère sérieux.

Le mémoire portant question prioritaire de constitutionnalité a été communiqué au Premier ministre, au ministre d'Etat, ministre de la transition écologique et solidaire, au ministre de l'économie et des finances et au ministre de l'agriculture et de l'alimentation qui n'ont pas produit d'observations.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 ;
- le code des douanes, notamment l'article 266 quindecies ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Matias de Sainte Lorette, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de Mme Marie-Astrid Nicolazo de Barmon, rapporteur public ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 10 juillet 2019, présentée par la société Total Raffinage France ;

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : « Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'État (...) ». Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

2. D'une part, aux termes de l'article 266 quindecies du code des douanes dans sa rédaction issue de la loi du 28 décembre 2018 de finances pour 2019 : « I.-Les redevables de la taxe intérieure de consommation prévue à l'article 265 sont redevables d'une taxe incitative relative à l'incorporation de biocarburants. / (...) III.-La taxe incitative relative à l'incorporation de biocarburants est assise sur le volume total, respectivement, des essences et des gazoles pour lesquels elle est devenue exigible au cours de l'année civile. / Le montant de la taxe est calculé séparément, d'une part, pour les essences et, d'autre part, pour les gazoles. / Ce montant est égal au produit de l'assiette définie au premier alinéa du présent III par le tarif fixé au IV, auquel est appliqué un coefficient égal à la différence entre le pourcentage national cible d'incorporation d'énergie renouvelable dans les transports, fixé au même IV, et la proportion d'énergie renouvelable contenue dans les produits inclus dans l'assiette. Si la proportion d'énergie renouvelable est supérieure ou égale au pourcentage national cible d'incorporation d'énergie renouvelable dans les transports, la taxe est nulle. / (...) V.-A.-La proportion d'énergie renouvelable désigne la proportion, évaluée en pouvoir calorifique inférieur, d'énergie produite à partir de sources renouvelables dont le redevable peut justifier qu'elle est contenue dans les carburants inclus dans l'assiette, compte tenu, le cas échéant, des règles de calcul propres à certaines matières premières prévues aux C et D du présent V et des dispositions du VII. / L'énergie contenue dans les biocarburants est renouvelable lorsque ces derniers remplissent les critères de durabilité définis à l'article 17 de la directive 2009/28/ CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 relative à la promotion de l'utilisation de l'énergie produite à partir de sources renouvelables et modifiant puis abrogeant les directives 2001/77/ CE et 2003/30/ CE dans sa rédaction en vigueur au 24 septembre 2018 ».

3. D'autre part, en vertu des dispositions du B du V du même article 266 quindecies du code des douanes, la part d'énergie issue de matières premières dont la culture et l'utilisation pour la production de biocarburants présentent un risque élevé d'induire indirectement une hausse des émissions de gaz à effet de serre neutralisant la réduction des émissions qui résulte de la substitution par ces biocarburants des carburants fossiles et dont l'expansion des cultures s'effectue sur des terres présentant un important stock de carbone, n'est pas prise en compte au-delà d'un seuil. Ce seuil est égal au produit entre, d'une part, la proportion de l'énergie issue des matières premières, répondant à cette définition, qui est contenue respectivement dans les gazoles et dans les essences en France métropolitaine en 2017, et, d'autre part, un pourcentage fixé à 100 % pour les années 2020 à 2023 et diminuant linéairement jusqu'à 0 % pour les années 2031 et suivantes. Toutefois, ce dispositif ne s'applique pas à l'énergie issue de ces matières premières lorsqu'il est constaté qu'elles ont été produites dans des conditions particulières qui permettent d'éviter le risque élevé d'induire indirectement une hausse des émissions de gaz à effet de serre neutralisant la réduction des émissions qui résulte de la substitution par ces biocarburants des carburants fossiles.

4. La société requérante conteste la conformité au principe d'égalité devant la loi et au principe d'égalité devant les charges publiques des dispositions du dernier alinéa du 2 du B du V de l'article 266 quindecies du code des douanes aux termes duquel : « Ne sont pas considérés comme des biocarburants les produits à base d'huile de palme ». Ces dispositions, éclairées par les travaux préparatoires de la loi du 28 décembre 2018 dont elles sont issues, ont pour objet de ne pas tenir compte des biocarburants issus d'huile de palme dans la part d'énergie renouvelable servant au calcul du coefficient mentionné au dernier alinéa du III de l'article 266 quindecies du code des douanes cité au point 2 ci-dessus.

5. Aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789 : « La loi (...) doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ». Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit. Aux termes de l'article 13 de cette Déclaration : « Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». En vertu de l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles doivent être appréciées les facultés contributives. En particulier, pour assurer le respect du principe d'égalité devant les charges publiques, il doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se propose. Cette appréciation ne doit cependant pas entraîner de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques.

6. Les dispositions du dernier alinéa du 2 du B du V de l'article 266 quindecies du code des douanes sont applicables au présent litige. Elles n'ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel. Le moyen tiré de ce que ces dispositions, en excluant les biocarburants fabriqués à partir d'huile de palme du bénéfice de la réduction du taux de la taxe incitative relative à l'incorporation de biocarburant, ne reposent pas sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec l'objectif poursuivi, qu'elles introduisent entre les biocarburants une différence de traitement qui n'est pas davantage en rapport avec l'objectif que s'est assigné le législateur et qu'elles portent ainsi atteinte au principe d'égalité devant les charges publiques garanti par l'article 13 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789, ainsi qu'au principe d'égalité devant la loi garanti par l'article 6 de cette Déclaration, soulève une question présentant un caractère sérieux. Ainsi, il y a lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée.

D E C I D E :
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Article 1er : La question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions du dernier alinéa du 2 ° du B du V de l'article 266 quindecies du code des douanes, est renvoyée au Conseil constitutionnel.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société Total Raffinage France, au Premier ministre et au ministre de l'action et des comptes publics.
Copie en sera adressée au ministre d'Etat, ministre de la transition écologique et solidaire, au ministre de l'économie et des finances et au ministre de l'agriculture et de l'alimentation.