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Décision n° 2017-755 DC du 29 novembre 2017 - Saisine par 60 sénateurs

Loi de finances rectificative pour 2017
Conformité

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Conseillers,

L'article premier de la loi de finances rectificative pour 2017, présenté à l'Assemblée nationale le 2 novembre 2017, instaure une contribution exceptionnelle ainsi qu'une contribution additionnelle toutes deux assises sur l'impôt sur les sociétés (ci-après « IS »).

L'exposé des motifs de cette mesure indique qu'elle fait suite à la décision du Conseil constitutionnel du 6 octobre 2017 n° 2017-660 QPC, qui a jugé la contribution de 3 % prévue par l'article 235 ter ZCA du code général des impôts contraire à la Constitution. Il est ainsi précisé qu'il résultera de cette décision « une charge supplémentaire pour le budget de l'Etat de l'ordre de 10 milliards d'euros », et les contributions envisagées pour compenser cette charge permettront de « maintenir une trajectoire budgétaire compatible avec un retour à l'équilibre des comptes publics, et au-delà, de respecter nos engagements européens ».
Les Sénateurs soussignés ont l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, l'article premier de la loi de finances rectificative pour 2017 définitivement adoptée par l'Assemblée nationale le 15 novembre 2017.

A titre liminaire, il y a lieu de relever que ces contributions exceptionnelle et additionnelle mises en place diffèrent tant par leurs caractéristiques que par le contexte de leur adoption et leur portée de précédentes contributions qui ont pu être validées par le Conseil constitutionnel1.

En particulier, ces contributions exceptionnelle et additionnelle s'en distinguent par :
- Les critères retenus pour en définir les redevables : respectivement 1 milliard d'euros de chiffre d'affaires et 3 milliards d'euros de chiffre d'affaires s'agissant de la contribution exceptionnelle sur l'IS de l'article 235 ter ZAA du code général des impôts ;
- La très forte concentration en conséquence de ses redevables : de l'ordre de 300 s'agissant de la surtaxe exceptionnelle contre 1.200 pour la contribution exceptionnelle de l'article 235 ter ZAA ;
- Le rendement attendu : 5 milliards pour les deux surtaxes contre 1,5 milliards pour la contribution de l'article 235 ter ZAA ;
- L'exigence du paiement de sommes parfois très importantes par ses redevables dans un délai excessivement court et imprévisible.

Ces éléments conduisent à s'interroger sur le respect par les surtaxes de certains principes constitutionnels.

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1- Sur la méconnaissance des dispositions combinée s de l 'article 39 de l a Constitution et de l 'article 15 de la loi organique n° 2012-1403 du 17 décembre 2012 relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques

L'article 15 de la loi organique relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques dispose que :

« Lorsque le Gouvernement prévoit de déposer à l'Assemblée nationale un projet de loi de finances rectificative ou un projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale, il informe sans délai le Haut Conseil des finances publiques des prévisions macroéconomiques qu'il retient pour l'élaboration de ce projet. Le Gouvernement transmet au Haut Conseil les éléments permettant à ce dernier d'apprécier la cohérence du projet de loi de finances rectificative ou du projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale, notamment de son article liminaire, au regard des orientations pluriannuelles de solde structurel définies dans la loi de programmation des finances publiques ».

Par ailleurs, la première phrase du deuxième alinéa de l'article 39 de la Constitution prévoit que « les projets de loi sont délibérés en conseil des ministres après avis du Conseil d'Etat ». Le Conseil constitutionnel a déduit de ces dispositions qu'il en résulte que « l'ensemble des questions posées par le texte adopté par le conseil des ministres doivent avoir été soumises au Conseil d'État lors de sa consultation »2.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel3 considère que le respect des exigences fixées par l'article 39 de la Constitution impose que l'avis du Haut Conseil des finances publiques doit être rendu avant que le Conseil d'Etat ne soit conduit à examiner l'avant-projet de loi de finances rectificative.

En effet, Le Conseil constitutionnel a jugé que l'avis du Haut Conseil des finances publiques est au nombre des « questions posées par le texte adopté », au sens de la jurisprudence précitée relative à l'article 39 de la Constitution.

Dans son avis HCFP-2017-5 relatif au premier projet de loi de finances rectificative pour l'année 2017 du 30 octobre 20174, le Haut Conseil des finances publiques a estimé que l'absence d'actualisation des prévisions de recettes et de dépenses dans ce projet de loi ne le mettait pas « en situation de porter une appréciation d'ensemble sur le cadre macroéconomique et la prévision de finances publiques associées à ce PLFR » et ne permettait pas « en outre, de situer le dispositif proposé dans un cadre économique et financier actualisé afin d'en apprécier pleinement les conséquences ».

Le Haut Conseil n'a été valablement saisi ni des prévisions macroéconomiques retenues par le Gouvernement ni des éléments lui permettant d'apprécier la cohérence du projet de loi de finances rectificative au regard des orientations pluriannuelles de solde structurel définies dans la loi de programmation des finances publiques, contrairement aux exigences de l'article 15 précité.

Le Haut Conseil des finances publiques n'a donc pas été en mesure de formuler l'avis prévu par ces dispositions.

En tout état de cause, l'émission de cet avis lors de l'examen du second projet de loi de finances rectificative par le Haut Conseil des finances publiques est sans incidence sur le caractère irrégulier de cette procédure, dès lors que cet avis interviendrait après l'examen par le Conseil d'Etat du premier projet de loi de finances rectificative.

En conclusion, la procédure d'adoption de la loi de finances rectificative pour 2017 a méconnu les exigences de l'article 39 de la Constitution, puisque l'examen du Conseil d'Etat ne pouvait pas prendre en considération l'avis du Haut Conseil des finances publiques.

Au surplus, il convient de souligner que, dans sa décision précitée du 13 décembre 2012, le Conseil constitutionnel n'a pas exclu de faire droit à un grief de cette nature puisqu'il y indique que « si, par suite des circonstances, l'avis du Haut Conseil des finances publiques venait à être rendu postérieurement à l'avis du Conseil d'État, le Conseil constitutionnel apprécierait, le cas échéant, le respect des dispositions des articles 13, 14 et 15 au regard des exigences de la continuité de la vie de la Nation »5. Or en l'espèce, la déclaration d'inconstitutionnalité du premier projet de loi de finances rectificative ne sera pas de nature à compromettre les exigences de la « continuité de la vie de la Nation ».

***

2 -Sur l 'inadéquation de la mesure au regard de l 'objectif fixé par le législateuret l ' atteinte au principe d' égalité devant l' impôt

L'article premier de la loi déférée est contraire aux principes d'égalité devant la loi et devant les charges publiques énoncés respectivement aux articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (ci-après « DDHC ») de 1789.

En effet, en instituant une contribution exceptionnelle et une contribution additionnelle à la charge des entreprises réalisant un chiffre d'affaires supérieur respectivement à 1 et 3 milliards d'euros, l'article premier instaure une différence de traitement entre les grandes entreprises dont le chiffre d'affaires excède ces seuils, qui sont assujetties aux nouvelles contributions, et les autres entreprises dont le chiffre d'affaires n'atteint pas ces seuils, qui échappent auxdites contributions.

Or, les principes d'égalité devant la loi et devant les charges publiques imposent au législateur de traiter de la même façon des personnes se trouvant dans une situation identique. La loi ne peut y déroger que pour des raisons d'intérêt général et à condition que la différence de traitement instituée soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit.

En l'espèce, toutes les entreprises se trouvent dans la même situation au regard de l'objet des nouvelles contributions, et la différence de traitement instituée par le texte est sans rapport avec l'objet de la loi. Il en résulte une atteinte aux principes d'égalité devant la loi et les charges publiques.

En outre, les contributions vont peser pour l'essentiel sur un nombre très restreint d'entreprises qui ne bénéficieront pas, ou très marginalement, des remboursements de contribution de 3 % que ces nouvelles contributions viennent pourtant compenser.

Il en résulte une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques.

Pour rappel, le principe d'égalité devant l'impôt se décline d'une part par le principe d'égalité devant la loi fiscale et d'autre part par le principe d'égalité devant les charges publiques6.

Le principe d'égalité devant la loi fiscale est fondé sur l'article 6 de la DDHC qui dispose que la loi « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ».

Il résulte du principe d'égalité devant la loi fiscale que le législateur peut régler de manière différente des situations différentes, et déroger au principe d‘égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que la différence de traitement soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit 7.

L'article 13 de la DDHC vise précisément le principe d'égalité devant l'impôt, aux termes duquel : « Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ».

En vertu de l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles doivent être appréciées les facultés contributives. Le Conseil constitutionnel a notamment précisé que le législateur devait, « En particulier, pour assurer le respect du principe d'égalité, [fonder] son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se propose ; que cette appréciation ne doit cependant pas entraîner de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques »8.

Sur le fondement de l'article 13 de la DDHC, la jurisprudence du Conseil constitutionnel n'interdit pas de faire supporter des charges particulières à certaines catégories de personnes pour un motif d'intérêt général sous réserve qu'il n'en résulte pas une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques9. A ce titre, la jurisprudence du Conseil constitutionnel exige un rapport direct entre l'objet de la loi et la différence de traitement qu'elle instaure. Sur ce fondement, le Conseil constitutionnel a censuré, dans sa décision n° 2009- 599 DC du 29 décembre 2009, l'article 7 de la loi de finances pour 2010 instituant une contribution carbone sur certains produits énergétiques mis en vente, utilisés ou destinés à être utilisés comme carburant ou combustible.

Le Conseil constitutionnel a aussi rappelé l'importance de l'analyse de la rationalité et de l'objectivité des critères au regard des buts poursuivis à de nombreuses reprises.

A titre d'exemple, le Conseil constitutionnel a eu l'occasion de juger non rationnelle une contribution sur les boissons énergisantes que le législateur avait votée dans le cadre de l'adoption de la loi de financement de la sécurité sociale pour 201310. Le Conseil constitutionnel a censuré dans ce cas l'incohérence entre l'objectif poursuivi - limiter la consommation de boissons alcooliques par les jeunes - et l'imposition créée, qui aboutit à taxer des boissons ne contenant pas d'alcool.

Au cas présent, il existe un lien direct entre le dispositif mis en place et le financement du coût du contentieux relatif à la contribution de 3 %.

Comme le précise l'exposé général des motifs, la disposition déférée a pour objet de compenser le coût budgétaire lié à la décision du Conseil constitutionnel relative au premier alinéa du paragraphe I de l'article 235 ter ZCA du code général des impôts ayant institué la contribution additionnelle à l'impôt sur les sociétés, dite « contribution de 3 % ». Il s'agit, pour l'essentiel, d'abonder d'un montant de 5 milliards d'euros en 2017 les crédits affectés aux remboursements et dégrèvements liés à ce contentieux. Ainsi, le législateur entend recouvrer auprès des entreprises une partie substantielle des sommes qui leur sont dues au titre de la restitution de la contribution de 3 %. C'est ainsi que l'exposé général des motifs du projet de loi de finances rectificative pour l'année 2017 souligne que ces deux contributions ont pour objet de « compenser le surcoût prévu en 2017 au titre de ce contentieux ».

C'est également ce que relève la commission des finances de l'Assemblée nationale dans son rapport11, qui note que le projet de loi de finances rectificative se limite, pour l'essentiel, à tirer les conséquences de l'invalidation par le Conseil constitutionnel de la « contribution des 3 % » et constate la compensation entre ces conséquences financières et le dispositif prévu à l'article premier. De même, dans le cadre des discussions en séances publiques, M. Joël Giraud, Rapporteur général de la Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire, a conclu que les conséquences financières du contentieux étaient directement à l'origine de la démarche du Gouvernement de créer deux nouvelles contributions exceptionnelles12. La commission des finances au Sénat a également relevé le lien directement fait entre le remboursement du contentieux de la contribution à 3 % et l'introduction de ces contributions exceptionnelle et additionnelle13.

Au seul titre de l'année 2017, les recettes des contributions instaurées par l'article premier de la loi de finances rectificative viendraient parfaitement compenser le coût estimé du contentieux sur la contribution de 3 %.

Les travaux parlementaires précités font état d'un lien direct entre la déclaration d'inconstitutionnalité de la contribution de 3 % par le Conseil constitutionnel, qui entrainera une diminution des recettes de 5,2 milliards d'euros en 2017, et la mise en œuvre des contributions exceptionnelle et additionnelle, qui générera un gain pour l'Etat de 4,8 milliards avant la fin de l'année.

Ainsi, l'objet de la loi de finances rectificative ne se limite pas à une exigence de respect des engagements européens de la France, mais vise plus spécifiquement à compenser l'impact financier pour l'Etat des remboursements de la « contribution de 3 % » par la perception de 95 % des contributions exceptionnelle et additionnelle au titre de cette même année.

Le dispositif envisagé par le législateur n'est pas en adéquation avec l'objectif fixé, au vu des redevables des contributions exceptionnelle et additionnelle.
En choisissant d'instaurer des contributions exceptionnelles à l'IS à la charge des très grandes entreprises, le législateur postule que les grands groupes seront les principaux bénéficiaires de remboursements de la
« contribution de 3 % » à la suite de la décision du 6 octobre 2017 du Conseil constitutionnel.

Le rapport d'Evaluations préalables à l'article premier de la loi déférée, établi conformément à l'article 51 (8 °) de la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances14, souligne le caractère neutre de la mesure, indiquant que le montant des prélèvement supplémentaires correspond globalement au montant devant être remboursé par l'Etat au titre du contentieux relatif à la « contribution de 3 % ».

Il n'existe en définitive aucune corrélation entre les entreprises qui supporteront les nouvelles contributions, d'une part, et celles qui bénéficieront des restitutions de contribution de 3 %, d'autre part. Ce constat se vérifie s'agissant des entreprises assujetties aux nouvelles contributions, comme pour celles qui n'ont pas vocation à l'être.

En effet, parmi les grandes entreprises entrant dans le champ d'application de l'impôt, certaines seront exonérées des nouvelles contributions, faute de réaliser un bénéfice au titre de l'exercice 2017, mais pourront le cas échéant obtenir des remboursements substantiels de contributions de 3 % en raison d'importantes distributions de dividendes passées. D'autres entreprises, comme les groupes bancaires mutualistes n'ont distribué que peu de sommes entrant dans le champ de la contribution de 3 %, et ne bénéficieront donc que très marginalement des restitutions de cette contribution. Certains groupes mutualistes d'assurances, qui ne distribuent jamais de dividendes, n'en bénéficieront pour leur part pas du tout. Pourtant, ces groupes mutualistes supporteront une part très significative des nouvelles contributions. Ces groupes vont en effet contribuer à hauteur de 800 millions à 1 milliard d'euros aux contributions exceptionnelle et additionnelle instituées par l'article premier de la loi de finances rectificative, soit entre 16 et 20 % des recettes qui devraient être perçues en 2017. Il en est de même, dans certaines circonstances, des succursales françaises de sociétés étrangères (et notamment les succursales françaises de banques ou de compagnies d'assurances établies dans un autre Etat membre de l'Union européenne) qui ne distribuent pas de dividendes et n'ont par conséquent jamais été soumises à la contribution de 3 %. En particulier, si le chiffre d'affaires à retenir pour l'application de la contribution exceptionnelle et de la contribution additionnelle s'avérait comprendre plus largement les revenus mondiaux, ces succursales seraient redevables de ces contributions compte tenu du chiffre d'affaire mondial réalisé par leur siège, alors même qu'elles ne l'étaient pas de la contribution de 3 % et ne percevront ainsi aucun remboursement à ce titre. A l'inverse, si une société étrangère réalise la même activité par l'intermédiaire d'une filiale, cette dernière ne relèverait pas du champ d'application des dispositions contestées, dès lors que son chiffre d'affaires propre serait inférieur aux seuils fixés par ces dernières, alors même que cette filiale serait fondée à demander le remboursement de la contribution de 3 % ayant frappé les dividendes distribués à sa mère.

Quant aux entreprises placées en dehors du champ d'application des nouvelles contributions, certaines pourront bénéficier de remboursements significatifs au titre de la contribution de 3 % alors qu'elles échappent aux nouvelles contributions.

Cet « effet de ciseaux négatif » est d'ailleurs souligné par la commission des finances au Sénat qui déplore
« une difficulté majeure née de la discordance entre le périmètre des sociétés concernées » par la mesure15.

Les critères d'identification des entreprises assujetties aux nouvelles contributions sont donc sans rapport avec l'objet de la loi. Dans ces conditions, aucune raison objective et rationnelle en rapport avec le but poursuivi par le législateur ne peut justifier que les entreprises devant s'acquitter de ces nouvelles contributions soient les grandes entreprises, à l'exclusion des autres. Cette incohérence est d'ailleurs clairement admise par le ministre de l'Economie et des Finances, qui, en séance publique16, a précisé quelles seraient les entreprises qui ressortiraient « perdantes » et « gagnantes » de la balance des remboursements de contributions de 3 % et du paiement des contributions additionnelles et exceptionnelles.

Il existe ainsi une incohérence entre l'objectif poursuivi par le législateur - compenser le coût du remboursement de la contribution de 3 % par l'Etat aux contribuables - et l'imposition créée, qui aboutit à taxer des entreprises qui par nature ne bénéficieront pas ou peu de tels remboursements puisqu'elles n'entraient pas dans le champ de la contribution de 3 % ou seulement de manière marginale. Et, le dispositif prévu par la disposition déferrée ne permet en aucun cas de satisfaire à l'objectif que s'est fixé le législateur, faire contribuer les entreprises bénéficiaires des restitutions consécutives à la décision du Conseil constitutionnel du 6 octobre 2017.

Une telle incohérence porte atteinte au principe d'égalité devant les charges publiques, tel qu'il ressort de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Et, faute pour le législateur d'avoir fondé son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il s'est fixés, les dispositions en cause sont donc contraires au principe d'égalité devant les charges publiques.

Plus particulièrement, les surtaxes conduisent à traiter différemment des sociétés se situant dans une même situation. En effet, deux sociétés ayant le même impôt sur les sociétés, c'est-à-dire la même assiette pour les surtaxes, seront traitées différemment.

Par exemple, si une société a un chiffre d'affaires inférieur au seuil d'un milliard d'euros, elle ne sera pas soumise à la contribution additionnelle à la différence de celle, avec la même assiette, qui est au-dessus de ce seuil.

Le rapporteur du projet devant l'Assemblée nationale précise d'ailleurs qu'« on peut regretter la rapidité d'élaboration du dispositif, qui pèsera très différemment sur deux entreprises aux situations analogues selon qu'elles dépassent ou non les seuils » (Séance du 6 nov. 2017). De ce point de vue, l'intégration d'un dispositif de lissage en entrée pour chacune des surtaxes ne fait pas disparaître l'existence de la différence de traitement : à bénéfice égal, deux sociétés pourront être traitées différemment selon le niveau de leur chiffre d'affaires, alors même que leur capacité contributive est absolument identique.

Cette différence ne semble pas pouvoir être justifiée par une différence de situation en rapport avec l'objet de la loi.

L'objet de la loi est de créer une ressource fiscale pesant exclusivement sur les grandes entreprises.
Or, de ce point de vue, le seuil de 1 milliard de chiffre d'affaires pour la définition des redevables de la contribution exceptionnelle et le seuil de 3 milliards de chiffre d'affaires pour la définition des redevables de la contribution additionnelle sont sans rapport avec l'objet de la loi.

Le rapport de la commission des finances de l'Assemblée nationale rappelle qu'il existe une définition légale de la grande entreprise (J. Giraud, Rapport sur le projet de loi de finances rectificative pour 2017, n°363, 3 nov. 2017, p.59). Cette définition légale (article 51 de la loi du 4 août 2008) implique que deux critères doivent être pris en compte à savoir « l'effectif » et le « chiffre d'affaires » ou le « total de bilan » :

« En application de l'article 51 de la loi du 4 août 2008 de modernisation de l'économie et en vertu de l'article 3 du décret du 18 décembre 2008 pris pour son application, les catégories d'entreprises sont définies par rapport à l'effectif et au chiffre d'affaires :
- les microentreprises occupent moins de 10 personnes et ont un chiffre d'affaires annuel ou un total de bilan qui n'excède pas 2 millions d'euros ;
- les petites et moyennes entreprises (PME) occupent moins de 250 personnes et ont un chiffre d'affaires annuel qui n'excède pas 50 millions d'euros ou un total de bilan qui n'excède pas 43 millions d'euros ;
- les entreprises de taille intermédiaire (ETI) occupent moins de 5 000 personnes et ont un chiffre d'affaires annuel qui n'excède pas 1 500 millions d'euros ou un total de bilan qui n'excède pas 2 000 millions d'euros ;
- les grandes entreprises sont celles n'entrant dans aucune des précédentes catégories ».

Le choix critère unique relatif au chiffre d'affaires pour la détermination des redevables des surtaxes, sans se référer par exemple à l'effectif, conduit à imposer d'autres sociétés que les grandes entreprises.

De plus, les critères des redevables et de l'assiette des contributions ne sont pas objectifs et rationnels au vu de l'objet de la loi. Outre le fait que des établissements de taille intermédiaire vont être soumis à ces dernières, les grandes entreprises ne seront pas nécessairement soumises aux contributions.

D'autre part, le législateur envisage de mettre en place des contributions exceptionnelle et additionnelle ayant pour objet de faire financer par les très grandes entreprises - présumées principales bénéficiaires des remboursements de contribution de 3 % - le coût du contentieux relatif à cette contribution.

Le critère d'assujettissement sur la base du seul chiffre d'affaires réalisé au titre des exercices clos entre le 31 décembre 2017 et le 30 décembre 2018 conduit néanmoins à faire peser un montant significatif d'impôt sur un nombre très restreint d'entreprises, dont certaines ne bénéficieront pas - ou seulement très marginalement - de remboursements de contribution de 3 % faute d'entrer dans le champ de ces dispositions.

L'impôt est extrêmement concentré sur les entreprises dont le chiffre d'affaires est supérieur à 13,9 milliards d'euros. Cette extrême concentration de la taxe sur les derniers déciles de chiffre d'affaires, qui trouve sa cause dans l'application d'un taux majoré pour les entreprises dont le chiffre d'affaires est supérieur à 3 milliards d'euros, produit une inégalité de traitement aggravée au sein même du groupe formé par les entreprises assujetties aux nouvelles contributions.

De surcroît, il résulte des travaux parlementaires qu'alors que des milliers d'entreprises bénéficieront des remboursements de contribution de 3 %, seules trois cent vingt entreprises seraient redevables de la contribution exceptionnelle, et cent dix entreprises devraient être redevables de la contribution additionnelle17. Or, sur les 4,8 milliards d'euros que la mesure devrait rapporter au total à l'Etat en 201718, 4,2 milliards d'euros proviendraient de la contribution additionnelle versée par la centaine d'entreprises qui réalisent un chiffre d'affaires supérieur à 3 milliards d'euros, et qui pour nombre d'entre elles ne bénéficieront pas ou peu des remboursements de contributions de 3 %.

Le texte favorise, en revanche, les entreprises qui auront distribué des dividendes importants et qui peuvent donc désormais prétendre au remboursement de la contribution censurée - mais qui, en raison d'un chiffre d'affaires inférieur à un milliard d'euros au cours de la période d'imposition, ne seront pas soumis aux contributions. Ces entreprises bénéficieront ainsi du remboursement de la contribution de 3 % sur les revenus distribués, sans pour autant contribuer à la compensation du surcoût exceptionnel qui en résultera.

Cette situation engendre une inégalité flagrante entre les entreprises appelées à contribuer et celles qui en sont dispensées, constitutive d'une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques.

Par ailleurs, le dispositif retient le chiffre d'affaires comme critère unique d'appréciation de la capacité contributive des contribuables. Il n'existe pourtant pas de lien entre le chiffre d'affaires d'une entreprise et sa capacité contributive. Une entreprise peut ainsi entrer dans le champ de la contribution en raison de l'importance de son chiffre d'affaires, et réaliser un résultat bénéficiaire modeste, ou même un résultat déficitaire. Inversement, une entreprise dégageant d'importants bénéfices pourrait se trouver en dehors du champ d'application de la contribution si son chiffre d'affaires n'atteignait pas le seuil de 1 milliard d'euros prévu par le texte.

Ainsi, à facultés contributives équivalentes, certaines entreprises seront assujetties aux nouvelles contributions, alors que d'autres en seront exonérées. Faute de prendre en compte les facultés contributives des redevables, la mesure méconnait le principe d'égalité devant les charges publiques prévu à l'article 13 de la DDHC.

En outre, le critère d'assujettissement aux contributions étant fondé sur le chiffre d'affaires, ces dispositions conduiraient à ce qu'une entreprise puisse être taxée plus fortement qu'une entreprise analogue, alors même qu'elle aurait contribué de façon moindre au coût pour l'Etat du contentieux relatif à la contribution de 3 %.

Une telle différence de traitement n'étant pas en rapport direct avec l'objectif que s'est assigné le législateur - à savoir faire supporter le coût du financement du contentieux relatif à la contribution de 3 % par les entreprises
- les contributions en cause sont contraires aux principes d'égalité devant la loi et devant les charges publiques
prévus par les article 6 et 13 de la DDHC.

Au cas présent, l'objectif de compensation de la perte budgétaire engendrée par la censure de la contribution de 3 % par le Conseil constitutionnel n'est pas atteint par la mise œuvre d'une contribution imposant de la même façon des entreprises ayant contribué différemment au coût du contentieux relatif à la contribution de 3 %.

Cette différence de traitement n'étant pas en rapport avec l'objet de la loi, elle porte par conséquent atteinte au principe d'égalité devant l'impôt.

Par ailleurs, au cas des groupes fiscalement intégrés au sens des articles 223A ou 223Abis du code général des impôts, il ressort du dispositif que le chiffre d'affaires à retenir correspond à la somme des chiffres d'affaires de chaque société membre du groupe. C'est donc sur une base consolidée qu'il convient d'apprécier le chiffre d'affaires à retenir pour déterminer l'assujettissement aux contributions exceptionnelle et additionnelle.

A cet égard, du fait de l'absence de dispositions prévoyant la neutralisation du chiffre d'affaires intra-groupe pour les sociétés tête de groupes intégrés fiscalement, cette mesure va inclure des entreprises qui ne remplissent pas sur le plan économique les critères de chiffre d'affaires. Ainsi, certains groupes intégrés qui réalisent une partie significative de leur chiffre d'affaires avec d'autres sociétés du groupe peuvent être inclus dans les redevables des surtaxes alors qu'économiquement ils ne sont pas de grandes entreprises. Il est ainsi notamment des groupes qui peuvent avoir une partie des activités de fabrication séparées de leur activité de commercialisation (les filiales de commercialisation achètent aux filiales industrielles les produits destinés à la vente) ou dont les filiales se rendent des prestations de services.

Au-delà du fait que la définition du chiffre d'affaires pour les groupes intégrés fiscalement n'a pas de logique économique et ne correspond pas aux objectifs de la loi qui vise les grandes entreprises, cette disposition est contraire au principe d'égalité devant l'impôt dans la mesure où elle crée, pour les groupes intégrés fiscalement ayant un chiffre d'affaires intra-groupe important une imposition plus élevée par rapport aux groupes intégrés fiscalement qui ont un chiffre d'affaires intra-groupe très faible, sans que cette différence de traitement soit justifiée par une différence de situation en rapport avec l'objet de la loi.

Certains groupes peuvent ainsi se trouver dans une situation où un tiers ou plus du chiffre d'affaires pris en compte pour le calcul des surtaxes ne correspond pas un chiffre d'affaires réalisé avec des tiers. Il est pour le moins surprenant que le chiffre d'affaires interne du groupe ne soit pas neutralisé. Au nom de quel principe économique un groupe réalisant un chiffre d'affaires consolidé de 1 milliard d'euros devrait-il être soumis à cet effort exceptionnel sur la base d'un chiffre d'affaires de 1, 5 milliard, s'il réalise 500 millions de chiffres d'affaires avec ses filiales intégrées. L'absence de prise en compte du chiffre d'affaires interne dans les groupes intégrés fiscalement ne correspond à aucune logique économique et crée une inégalité devant l'impôt.

Ces différences de traitement ne sont ainsi pas justifiées en fonction de l'objet de la loi et repose sur un critère sans lien avec celle-ci. Elles ne sont pas non plus justifiées par un motif d'intérêt général - l'objectif des contributions étant exclusivement budgétaire.

Le rapport de la commission des finances de l'Assemblée nationale précise que les contributions visent à
« garantir le respect de la trajectoire de baisse du déficit public figurant dans la programmation des finances publiques de la période 2018-2022 et des engagements européens de la France »19. Comme le précise de son côté le rapport de la commission des finances du Sénat, « une mesure exceptionnelle de rendement s'impose pour maintenir le déficit en-deçà des 3 % »20.
Or, le Conseil constitutionnel a eu l'occasion de rappeler à plusieurs reprises qu'un objectif budgétaire ne saurait justifier une différence de traitement21. Par ailleurs, la nécessité de devoir passer par une contribution exceptionnelle afin de garantir la trajectoire de baisse du déficit public et des engagements européens n'est pas démontrée.

Le ministre de l'Economie et des Finances a affirmé, devant l'Assemblée nationale22, que « nous avons donc fait le choix, sur la base de ces évaluations, de ces demandes de remboursement, de ces estimations, de provisionner 5 milliards en 2017 et autant en 2018. L'INSEE nous a donné son feu vert quant à cette répartition ».

Cependant, c'est l'organisme Eurostat qui déterminera comment les remboursements doivent être pris en compte dans le calcul du déficit, afin de vérifier le respect par la France de ses engagements européens. Or, sur ce point, le ministre, toujours au cours de la même séance précise que « pour être tout à fait transparent, cela ne préjuge pas de la décision d'Eurostat, qui est indépendant et peut avoir un avis différent ».

Le Haut Conseil des Finances publiques a d'ailleurs émis certaines réserves sur cette analyse en précisant que
« le montant retenu en déficit public 2017 dépendra in fine du calendrier de traitement des dossiers individuels par l'administration fiscale »23. D'ailleurs, le rapport de la Commission des finances du Sénat ne partage pas non plus l'analyse du ministre et considère que « le Gouvernement poursuit une démarche de rendement budgétaire excédant l'objectif affiché »24.

A la date de l'examen de la présente loi, il semblait donc impossible de déterminer si l'instauration des contributions exceptionnelles était nécessaire ou non pour le respect par la France de ses engagements européens.

Ainsi, l'objectif exclusivement budgétaire du texte déféré n'est pas susceptible de justifier une différence de traitement et la loi porte atteinte aux principes d'égalité devant la loi et les charges publiques garanti par les articles 6 et 13 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen de 1789.

Par ailleurs, dans le cas des groupes mutualistes la situation est différente de celle des sociétés détenues directement ou indirectement à 95 % par une société mère dont les organes dirigeants doivent délibérer pour former un groupe intégré. En effet, aux termes de l'article 223 A, I alinéa 5 du code général des impôts, l'organe central visé à l'article L 511-30 du code monétaire et financier ou une caisse départementale ou interdépartementale visée à l'article L 512-55 du même code qui, lorsqu'il ou elle opte pour l'intégration fiscale, inclut nécessairement les établissements qui lui sont affiliés au sens des articles pertinents du code monétaire et financier25.

Il résulte ainsi de la décision de l'organe central ou de l'entité départementale/interdépartementale du groupe mutualiste, une obligation pour les établissements affiliés de rejoindre le groupe intégré, sans que leur consentement ne soit sollicité. Il en est de même des groupes d'assurance mutualistes visés à l'article 223 A, I alinéa 4 du code général des impôts qui doivent établir des comptes consolidés ou combinés en vertu de l'article L 345-2 du code des assurances.

Cette spécificité n'a pas été prise en considération dans le cadre de l'instauration d'une contribution exceptionnelle et d'une contribution additionnelle, dont le critère d'assujettissement est le chiffre d'affaires consolidé du groupe. En particulier, dans cette hypothèse, il aurait fallu prendre en compte le chiffre d'affaires individuel des établissements affiliés comme condition de leur assujettissement aux deux contributions.

L'objet de la mesure est de compenser l'impact financier pour l'Etat des remboursements de contribution de 3 % devant intervenir au titre de l'année 2017, remboursements dont les groupes mutualistes, et a fortiori les établissements qui en sont membres, ne vont bénéficier que très marginalement.

Aussi, s'agissant des groupes mutualistes, l'instauration de contributions exceptionnelle et additionnelle sur la base du chiffre d'affaires consolidé ne repose pas sur des critères objectifs et rationnels au regard des objectifs que le législateur s'est fixé, compte tenu du fait que l'intégration fiscale est pour ces établissements une situation qui leur est imposée. Et cette mesure conduit à faire supporter aux établissements membres de groupes mutualistes une charge excessive au regard de leur facultés contributives, dès lors qu'ils sont soumis à une charge fiscale supplémentaire du seul fait de leur appartenance à un groupe intégré, sans qu'ils aient été mis en mesure de consentir aux conséquences fiscales de cette intégration, et sans que les textes ne leur offrent par ailleurs la faculté d'en sortir.

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3- Sur l 'atteinte au principe de garantie des droits

La garantie des droits est énoncée par l'article 16 de la Déclaration de 1789, qui dispose que : « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution. »

Selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions. Celui-ci ne saurait toutefois priver de garanties légales des exigences constitutionnelles. En particulier, il méconnaîtrait la garantie des droits proclamée par l'article 16 de la Déclaration de 1789 s'il portait aux situations légalement acquises une atteinte qui ne soit pas justifiée par un motif d'intérêt général suffisant26.

Le Conseil constitutionnel a étendu la protection des situations légalement acquises, en jugeant que le législateur ne pouvait non seulement « sans motif d'intérêt général suffisant … porter atteinte aux situations légalement acquises » mais ne pouvait pas non plus « remettre en cause les effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations »27.

Le Conseil constitutionnel a ainsi censuré une disposition qui remettait en cause, sans aucune rétroactivité juridique, l'application d'un régime fiscal dont les contribuables pouvaient légitimement attendre le maintien28.

Dès lors, si l'application de la loi nouvelle à des opérations en cours pour lesquelles le fait générateur de l'impôt n'est pas encore intervenu, n'est pas, par principe, contraire à la Constitution, cette application de la loi ne doit pas porter atteinte aux droits garantis par l'article 16 de la DDHC. Autrement dit, il résulte de la jurisprudence du Conseil constitutionnel que le critère pertinent est la protection des situations légalement acquises ainsi que des effets qui peuvent être légitimement attendus de telles situations.

La présente loi intervenant avant le fait générateur de l'impôt, celle-ci est susceptible de porter atteinte à des situations légalement acquises. Ceci confirme que, du point de vue de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, une disposition qui n'a pas juridiquement d'effet rétroactif peut néanmoins porter atteinte à des situations légalement acquises et être, de ce fait, contraire aux droits garantis par la Constitution.

En outre, la jurisprudence du Conseil constitutionnel vise tant les situations légalement acquises que les effets qui peuvent légitimement être attendus d'une situation donnée. Autrement dit, se trouvent ainsi protégés des droits acquis ayant produit leurs effets dans le passé, mais aussi des attentes légitimes touchant à la stabilité de la norme dans le futur.

Ainsi, selon la jurisprudence Conseil constitutionnel, le législateur ne peut remettre en cause rétroactivement les effets pouvant légitimement être attendus de l'exercice d'une option sans porter atteinte à la garantie des droits29.

Or, en l'espèce, il ressort de l'article premier de la loi de finances rectificative pour 2017 que les entreprises qui entreront dans le champ de la contribution exceptionnelle et de la contribution additionnelle devront s'acquitter du versement anticipé de chacune des contributions à la date de paiement du dernier acompte d'IS et ce, à hauteur de 95 % du montant des contributions dû. Pour les entreprises clôturant leur exercice au plus tard le 19 février 2018, ce versement devra intervenir au plus tard le 20 décembre 2017.

La volonté d'instaurer des contributions exceptionnelle et additionnelle n'a été présentée que le 30 octobre 2017 par le ministre de l'Economie et le projet de loi a été déposé le 2 novembre 2017 sur le bureau de l'Assemblée nationale, soit deux mois seulement avant la fin de l'exercice des sociétés clôturant au 31 décembre de l'année et à peine plus d'un mois avant la date limite de versement anticipé des contributions. Le délai imparti aux sociétés pour s'acquitter des versements anticipés est extrêmement réduit au regard des sommes en cause.

Ainsi, en instituant une contribution exceptionnelle et une contribution additionnelle en sus du dernier acompte, dont le paiement est dû à très bref délai, avant même la clôture de l'exercice en cours et avant tout remboursement des sommes restituables au titre de la contribution de 3 %, la loi accroît soudainement et de manière potentiellement très significative les paiements d'impôt dont doivent s'acquitter les entreprises dans les derniers jours de l'exercice.

Cette obligation contributive inattendue est susceptible de grever la trésorerie des contribuables et d'entraver leur activité. La hausse brutale de l'impôt sur les sociétés pour les entreprises concernées ne sera pas mécaniquement compensée par le paiement des créances de restitution au titre de la contribution de 3 %, soit que les nouvelles contributions dues par l'entreprise excèdent le montant des restitutions, soit que les remboursements dus par l'Etat ne soient pas acquittés dans les mêmes délais.

Dès lors que l'introduction de ces nouvelles contributions, qui n'avaient fait l'objet d'aucune indication permettant à leurs redevables d'anticiper leur application aux résultats réalisés au cours des exercices clos à compter du 31 décembre 2017, étaient imprévisibles, elles doivent être regardées comme portant atteinte aux effets qui pouvaient être légitimement attendus des dispositions applicables antérieurement à l'introduction des dispositions déférées.

L'atteinte à ces exigences est d'autant plus établie que le texte déféré porte atteinte à la confiance légitime que tous les contribuables pouvaient placer dans l'engagement solennellement pris par le Gouvernement dans la charte relative à la nouvelle gouvernance fiscale du ministère des Finances et des Comptes publics, publiée le 1er décembre 2014, selon laquelle la règle de la « petite rétroactivité », sur laquelle repose entièrement les dispositions attaquées pour produire un effet budgétaire dès 2017, « étant source d'insécurité pour les entreprises, dans la mesure où elles n'ont pas la certitude du traitement fiscal réservé à une opération au moment où celle-ci est effectuée, les projets d'articles législatifs ou amendements gouvernementaux ne devront plus s'appliquer qu'aux exercices ouverts à compter de la publication de la [loi], sauf mesures favorables aux contribuables ».

Cette difficulté est d'ailleurs soulignée dans le rapport de la commission des finances au Sénat30 qui relève « la précipitation préjudiciable » avec laquelle le Gouvernement a introduit les contributions exceptionnelle et additionnelle, notant que les conditions d'examen par le Parlement réduisent la capacité d'une analyse sereine et approfondie.

La disproportion des sommes à acquitter au regard du délai imparti porte ainsi atteinte aux exigences qui découlent de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Par ailleurs, l'article premier de la loi de finances rectificative pour 2017 prévoit que les réductions d'impôt, crédits d'impôt et créances fiscales de toute nature ne sont pas imputables sur la contribution exceptionnelle et la contribution additionnelle. Ces modalités d'imputation ne sont pas conformes à la Constitution. En effet, dès lors que ces contributions sont assimilées à l'impôt sur les sociétés, les redevables de l'impôt sur les sociétés qui ont exposé des dépenses ouvrant droit à réduction d'impôt ou à crédit d'impôt au cours des exercices clos au 31 décembre 2017 avaient une espérance légitime de voir toute imposition sur le bénéfice effacée par ces avantages fiscaux31.

Il ressort de ce qui précède que l'article premier de la loi de finances rectificative n'est pas conforme à l'article 16 de la DDHC.

4- Sur la méconnaissance de l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi et à l'article 34 de la Constitution

Aux termes de l'article 34 de la Constitution, il incombe au législateur de fixer « les règles concernant l'assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures », à défaut de quoi la loi est entachée d'incompétence négative.

Le plein exercice de la compétence législative prévue à cet article implique également le respect du principe de clarté de la loi ainsi que de l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, qui découlent des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789.

Le législateur doit ainsi « adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques »32 afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi33. Il découle de ce principe qu'une disposition législative qui serait susceptible d'au moins deux interprétations, manquerait à l'obligation d'intelligibilité de la loi et serait en non-conformité avec les articles susvisés34.

En ce qui concerne la fixation des règles d'assiette d'une imposition, le Conseil constitutionnel a ainsi jugé contraire à la Constitution des dispositions trop imprécises qui ne permettaient pas de déterminer la portée des conditions auxquelles était subordonné le bénéfice du régime mère-fille35.

Or, au cas particulier, l'article premier de la loi de finances rectificative prévoit la création d'une contribution exceptionnelle due par les redevables de l'IS « qui réalisent un chiffre d'affaires supérieur à 1 milliard d'euros », et une contribution additionnelle due par ceux « qui réalisent un chiffre d'affaires égal ou supérieur à 3 milliards d'euros ».

Cette rédaction n'est pas suffisamment précise au regard de ces principes puisque ni la notion de chiffre d'affaires, ni le périmètre d'activité à prendre en compte pour le calcul du seuil de chiffre d'affaires ne sont clairement définis. En particulier on peut se demander s'il faut à cet égard s'en remettre aux règles de territorialité propres à l'IS, en vertu desquelles, ainsi qu'il est énoncé à l'article 209 du code général des impôts, il n'y a lieu de s'intéresser qu'aux entreprises exploitées en France, ou s'il convient également d'intégrer la totalité des recettes de l'entreprise / du groupe intégré au niveau mondial.

Sur ce point, il convient de rappeler que le Conseil d'Etat a certes récemment eu l'occasion de refuser de transmettre au Conseil constitutionnel une QPC portant sur la contribution exceptionnelle prévue par l'article 235 ter ZAA du code général des impôts, qui est due par les redevables de l'IS « réalisant un chiffre d'affaires supérieur à 250 millions d'euros »36, alors que le requérant faisait valoir que la notion de chiffre d'affaires n'était pas définie de manière suffisamment précise pour les mêmes motifs. Toutefois, le Conseil d'Etat a pris soin de préciser dans sa décision que ce refus de transmission était motivé par l'existence d'une décision qu'il avait lui-même rendue peu de temps auparavant et venant clarifier cette notion37.

Au cas particulier, au contraire, par définition, aucune jurisprudence n'est venue clarifier la notion de chiffre d'affaires pour l'application des contributions exceptionnelle et additionnelle envisagées.

Il ressort de ce qui précède que le dispositif contesté est susceptible de plusieurs interprétations. L'imprécision du texte le rend inintelligible alors même que les conséquences qui y sont attachées sont tout à fait majeures puisqu'elles ont pour objet de définir le champ d'application des contributions exceptionnelle et additionnelle. L'article premier de la loi de finances rectificative n'est ainsi pas conforme à l'article 34 de la Constitution.

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Pour toutes ces raisons, le Conseil constitutionnel ne pourra que censurer l'article premier du projet de loi de finances rectificative pour 2017.

1 - DC n°99-422, 21 décembre 1999, s'agissant de la contribution sociale de l'article 235 ter ZC du code général des impôts et n°2014-456 QPC, 6 mars 2015, s'agissant de la contribution de l'article 235 ter ZAA)
2 - Décision n° 2003-468 DC du 3 avril 2003, cons. 7
3 - Décision n° 2012-658 DC du 13 décembre 2012 sur la loi organique relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques3
4 - http://www.hcfp.fr/Avis-et-publication/Avis/Avis-n-HCFP-2017-5-relatif-au-premier-projet-de-loi-de-finances- rectificative-pour-l-annee-2017
5 - Décision n° 2012-658 DC du 13 décembre 2012, cons. 54
6 - « Le Conseil constitutionnel et le principe d'égalité devant l'impôt », Olivier Fouquet, nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel n° 33, octobre 2011
7 - Voir par exemple Cons. constit, décision n° 2013-344 QPC du 27 septembre 2013
8 - Jurisprudence constante, voir par exemple les décisions n° 2010-70 QPC du 26 novembre 2010 - M. Pierre-Yves Moreau [Lutte contre l'évasion fiscale] et n° 2010-88 QPC du 21 janvier 2011 - Mme Danièle Boisselier [Évaluation du train de vie], et plus récemment n° 2016-742 DC du 22 décembre 2016, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2017,
paragr. 22 ;
9 - Décision n°2009-599 du 29 décembre 2009, loi de finances pour 2010, cons. 72
10 - n° 2012-659 DC, 13 décembre 2012, JO du 18 décembre 2012, p. 19861
11 - Rapport fait au nom de la commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire sur le projet de loi de finances rectificative pour 2017, Assemblée nationale, n° 365
12 - Projet de loi de finances rectificative pour 2017, Assemblée nationale, Compte rendu intégrale de la séance du 6 novembre 2017
13 - Rapport fait au nom de la commission des finances sur le projet de loi de finances rectificative, adopté par l'Assemblée nationale, pour 2017, n° 76, par M. Albéric de Montgolfier, Rapporteur Général, Sénateur, le 8 novembre 2017
14 - Loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances
15 - Rapport précité
16 - Projet de loi de finances rectificative pour 2017, Assemblée nationale, compte rendu intégral de la séance du 6 novembre 2017
17 - Rapport précité
18 - Rapport précité
19 - Rapport précité p.58 ;
20 - Rapport précité p.9 ;
21- Voir notamment Cons. Const. 6 octobre 2017, n°2017-660 QPC ;
22 - Séance publique du 6 nov. 2017 ;
23 - Avis précité, p.2 ;
24 - Rapport précité, p.11 ;
25 - Cf. articles L 512-11, L 512-20, L 512-55, L 512-60, L 512-69 et L 512-86 du code monétaire et financier ;
26 - Décisions n°2005-530 DC, 29 décembre 2005, Journal officiel du 31 décembre 2005, p. 20705, texte n°3, cons. 45, Rec.p. 168 ; n°2007-550 DC, 27 février 2007, Journal officiel du 7 mars 2007, p. 4368, texte n°21, cons. 4, Rec. p. 81 ; n°2011-141 QPC, 24 juin 2011, Journal officiel du 25 juin 2011, p. 10842, n°2014-435 QPC 5 décembre 2014 ; n°2015-475 QPC 17 juillet 2015 ;
27 - Décision n° 2013−682 DC du 19 décembre 2013 relative à la loi n° 2013-1203 du 23 décembre 2013 de financement de la sécurité sociale pour 2014 ;
28 - Il s'agissait en l'espèce des dispositions législatives relatives à la modification des taux de prélèvements sociaux applicables à certains produits de contrats d'assurance-vie
29 - n°2016-604 QPC du 17 janvier 2017
30 - Rapport précité
31 - En ce sens décision précitée n° 2014-435 QPC du 5 décembre 2014
32 - Décision n°2005-514 DC du 28 avril 2005, cons. 14
33 - Décisions n°2005-512 DC du 21 avril 2005, Journal officiel du 24 avril 2005, p. 7173, texte n°2, cons. 9, Rec. p. 72 ;
n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006, Journal officiel du 3 août 2006, p. 11541, texte n°2, cons. 9, Rec. p. 88 ; n°2008-564
DC du 19 juin 2008, Journal officiel du 26 juin 2008, p. 10228, texte n°3, cons. 25, Rec. p. 313 ; n°2008-567 DC du 24
juillet 2008, Journal officiel du 29 juillet 2008, p. 12151, texte n°2, cons. 39, Rec. p. 341
34 - Décision n°85-191 DC du 10 juillet 1985, Journal officiel du 12 juillet 1985, p. 7888, cons. 3 à 5, Rec. p. 46
35 - Décision n°2014-708 DC du 29 décembre 2014, cons. 31
36 - CE 29 mars 2017, Sté Deutsche Industriebank, n° 402162, concl. É. Crépey
37 - CE 9 décembre 2016, Société SEB Investment GmbH, n° 395015 ; Office de coordination bancaire et financière, n° 396