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Décision n° 2017-750 DC du 23 mars 2017 - Observations du Gouvernement

Loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre
Non conformité partielle

Le Conseil constitutionnel a été saisi par plus de soixante députés et plus de soixante sénateurs de recours dirigés contre la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre.

Ces recours appellent, de la part du Gouvernement, les observations suivantes.

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Les députés et les sénateurs requérants soutiennent que la loi méconnaît l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi et le principe de clarté de la loi, les principes de légalité des délits et des peines et de proportionnalité et de nécessité des peines, le principe de responsabilité qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Les députés requérants estiment également que la loi porte atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif. Les sénateurs requérants considèrent que la loi méconnaît le principe d'égalité et la liberté d'entreprendre.

Ces griefs ne pourront qu'être écartés.

1/ SUR LA MECONNAISSANCE DE L'OBJECTIF DE VALEUR CONSTITUTIONNELLE D'ACCESSIBILITE ET D'INTELLIGIBILITE DE LA LOI

L'article 1er de la loi déférée impose aux grandes entreprises d'établir et de mettre en œuvre de manière effective un plan de vigilance afin de prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement qui pourraient résulter de leurs activités, de celles des sociétés qu'elles contrôlent ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquelles elles entretiennent une relation commerciale établie.

Dans la lignée d'un certain nombre de recommandations d'instances internationales, comme les principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits humains de l'ONU ou les principes directeurs pour les entreprises multinationales de l'OCDE, le législateur a souhaité que les grandes sociétés multinationales qui interviennent dans de nombreux pays contribuent à assurer le respect des droits de l'homme, des droits sociaux et de l'environnement.

A/ Le périmètre des sociétés soumises aux obligations posées par la loi déférée est clairement défini.

Les dispositions du code de commerce issues de la loi déférée s'appliqueront, comme l'ensemble des règles issues de la législation commerciale française, aux sociétés qui ont leur siège social en France. Elles s'appliqueront ainsi aux sociétés mères françaises mais aussi aux filiales françaises de groupes étrangers.

Les obligations nouvelles s'appliqueront aux sociétés qui emploient, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en leur sein et dans leurs filiales françaises ou au moins dix mille salariés en leur sein et dans des filiales françaises et étrangères. Les quelque 150 sociétés concernées sont des entreprises multinationales.

Ces obligations s'appliqueront aux sociétés anonymes mais aussi aux sociétés en commandite par actions et aux sociétés par actions simplifiées, conformément aux renvois prévus par les articles L. 226-1 et L. 227-1 du code de commerce.

B/ Le contenu des obligations pesant sur ces sociétés est dénué de toute ambiguïté.

Elles devront, en premier lieu, établir un plan de vigilance.

Ce plan devra permettre de prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement. Ce périmètre ne vise pas un corpus de normes préétablies qui s'imposeraient aux entreprises concernées. Il identifie la nature des risques qui devront figurer dans le plan de vigilance. Un nombre significatif d'entreprises au sein des 150 entreprises concernées identifient et traitent déjà ces risques dans le cadre de procédures liées à la responsabilité sociétale des entreprises en s'appuyant sur les guides et référentiels provenant d'institutions internationales tels que les principes directeurs de l'OCDE.

Ce plan devra identifier les risques résultant des activités de la société, de ses filiales mais aussi des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie.

La notion de relation commerciale établie est déjà utilisée par les articles L. 420-2 et L. 442-6 du code de commerce et se caractérise par sa régularité, son caractère significatif et sa stabilité (Cass. Com., 15 septembre 2009, n°08-19200, Bull. IV, n°110). Le plan de vigilance devra donc comprendre des mesures portant sur les sous-traitants et les fournisseurs qui participent à la chaîne de production du groupe concerné, soit directement pour la société-mère, soit pour l'une de ses filiales. Le législateur a précisé que ces mesures ne s'appliqueraient qu'à la partie de l'activité de ces sous-traitants et fournisseurs qui se rattache à la relation avec le groupe concerné.

Le plan de vigilance devra comprendre une cartographie des risques, des procédures d'évaluation des filiales, sous-traitants et fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, des actions adaptées d'atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves, un mécanisme d'alerte et de recueil des signalements et un dispositif de suivi des mesures mises en œuvre et d'évaluation de leur efficacité.

A cet égard, si le législateur a indiqué qu'un décret en Conseil d'Etat pourrait « compléter les mesures de vigilance » prévues par la loi, ce décret ne saurait imposer aux sociétés d'autres obligations que celles qui sont prévues par la loi. Le décret pourra en revanche compléter le dispositif institué par la loi en précisant certaines modalités d'élaboration et de mise en œuvre du plan de vigilance, ainsi que des éléments liés à la présentation formelle du plan.

Le législateur a souhaité indiquer que le plan avait vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes dans le cadre de filières ou dans un cadre territorial. Ces dispositions ne présentent pas de portée impérative mais elles permettent de souligner l'intérêt des démarches consistant à s'appuyer sur des initiatives déjà menées par les différents acteurs qui mettent en place des accords pour certaines filières ou certains pays, regroupant non seulement les sous-traitants et les fournisseurs mais également des organisations non gouvernementales et des représentants de la société civile.

Ces sociétés devront, en second lieu, assurer la mise en œuvre effective du plan de vigilance.

L'obligation mise à la charge des sociétés concernées n'est donc pas une simple obligation documentaire mais une obligation de moyens pour mettre en œuvre les mesures de vigilance prévues par la loi et dont elles ont défini le contenu au vu des risques que peut engendrer leur activité. La société devra être en mesure de démontrer que les mesures mentionnées dans le plan de vigilance ont été mises en œuvre.

La mise en œuvre effective du plan de vigilance ne saurait être regardée comme instaurant une obligation de résultats pour les sociétés soumises à ces obligations. La survenance d'un dommage dans une filiale, chez un sous-traitant ou un fournisseur ne saurait être regardée comme une méconnaissance du devoir de vigilance de la société. Le défaut de vigilance ne pourra être caractérisé que par une cartographie manifestement insuffisante des risques ou l'absence de respect des procédures internes de contrôle que la société aura elle-même décidées dans le cadre du plan.

C/ Il n'y a également aucune ambiguïté sur la procédure de mise en demeure si les obligations fixées par la loi ne sont pas respectées.

La procédure de mise en demeure n'est pas distincte de la demande d'injonction sous astreinte et de la procédure d'amende. Elle constitue un préalable obligatoire à la saisine du juge. Seules les personnes qui ont un intérêt légitime à demander le respect des obligations du plan de vigilance pourront donc saisir le juge en l'absence de réponse à leur mise en demeure. Et elles devront justifier d'un intérêt direct et légitime pour demander au juge d'enjoindre à la société de respecter les obligations prévues par la loi. Comme l'a indiqué le rapporteur du texte lors des débats devant le Parlement, les syndicats, les organisations non gouvernementales ou les associations constituées depuis un certain nombre d'années seront des parties habilitées à agir devant le juge.

D/ Les dispositions sur l'entrée en vigueur du texte ne sont nullement équivoques.

Le législateur a prévu que le I de l'article L. 225-102-4 du code de commerce serait applicable dès 2017 à l'exception du compte-rendu sur la mise en œuvre effective du plan de vigilance. Cela signifie donc que le plan de vigilance devra être établi dès l'année 2017.

En revanche, les autres dispositions ne seront applicables qu'à compter du rapport portant sur le premier exercice ouvert après la publication de la loi. Le compte-rendu sur la mise en œuvre effective du plan n'interviendra donc qu'en 2019 pour les entreprises dont l'exercice comptable est ouvert le 1er janvier. Et les dispositions du II sur les éventuelles sanctions ne seront applicables qu'à cette date.

La loi déférée ne souffre donc d'aucune ambiguïté. Elle ne méconnaît pas l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi.

2/ SUR LES PRINCIPES DE LEGALITE DES DELITS ET DES PEINES ET DE PROPORTIONNALITE ET DE NECESSITE DES PEINES

La loi prévoit que le juge peut condamner la société qui ne respecte pas les obligations prévues au I de l'article L. 225-102-4 du code de commerce au paiement d'une amende civile qui ne peut être supérieure à 10 millions d'euros. Le législateur a prévu qu'en cas de survenance d'un préjudice directement lié au défaut d'exécution des obligations découlant de la loi sur le plan de vigilance, le montant de l'amende pourrait être majoré jusqu'à trois fois en fonction de la gravité des circonstances du manquement et du dommage.

Comme il a déjà été indiqué, le renvoi à un décret en Conseil d'Etat n'a ni pour objet ni pour effet d'imposer aux sociétés d'autres obligations que celles découlant de la loi. La sanction ne pourra porter que sur le manquement aux règles directement fixées par l'article L. 225-102-4 du code de commerce.

Il ressort clairement des travaux préparatoires que le législateur a expressément souhaité que le montant de l'amende civile soit plafonné à 10 millions d'euros. Cette amende civile ne pourra être prononcée qu'une fois à raison des mêmes faits. De plus, lorsque seront invoqués devant le juge plusieurs manquements aux obligations prévues à l'article L. 225-102-4 du code de commerce, le montant de l'amende prononcée par le juge ne pourra excéder 10 millions d'euros. Ainsi, le juge ne pourra prononcer plusieurs amendes en fonction du nombre de recours intentés pour des mêmes faits. De même, il ne pourra prononcer plusieurs amendes pour des manquements invoqués à plusieurs items du plan de vigilance.

Même s'il peut être majoré en cas de survenance d'un préjudice directement lié au défaut d'exécution du plan de vigilance, le montant de l'amende civile ne peut être regardé comme manifestement disproportionné au regard des obligations de prévention des atteintes graves en cause et de la capacité financière des grandes entreprises entrant dans le périmètre de la loi.

Par ailleurs, le législateur a défini avec précision les critères d'individualisation de l'amende. Le juge devra tenir compte de la gravité du manquement et des circonstances dans lesquels celui-ci est intervenu. Le juge pourra ainsi sanctionner plus lourdement le fait que le manquement est lié à l'absence de publication d'un plan de vigilance que le fait que le manquement est lié à l'absence de mise en œuvre d'une action d'atténuation des risques prévue au plan de vigilance. Il pourra également tenir compte du fait qu'une des actions prévues au plan de vigilance n'a pu être mise en œuvre en raison de circonstances particulières pour ne pas sanctionner l'entreprise concernée.

La loi déférée ne méconnaît donc pas le principe de légalité des délits et des peines ni le principe de proportionnalité et de nécessité des peines.

3/ SUR LA MECONNAISSANCE DU PRINCIPE DE RESPONSABILITE ET L'ATTEINTE AU DROIT A UN RECOURS JURIDICTIONNEL EFFECTIF

Le Conseil constitutionnel juge qu'il résulte de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qu'en principe tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer (décision n°99-419 DC, cons. 70).

Le législateur n'a nullement dérogé à ce principe en prévoyant, à l'article 2 de la loi déférée, que, dans les conditions prévues aux articles 1240 et 1241 du code civil, le manquement aux obligations définies à l'article L. 225-102-4 du code de commerce engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice que l'exécution de ces obligations aurait permis d'éviter.

En renvoyant aux articles 1240 et 1241 du code civil, le législateur a clairement indiqué que les règles de droit commun de la responsabilité s'appliquaient en cas de méconnaissance des obligations instaurées par la loi. Ce n'est que si un lien de causalité direct est établi entre ce manquement et la survenance d'un dommage que la responsabilité de la société défenderesse pourrait être retenue.

Il est donc inexact de soutenir que les dispositions contestées créeraient une forme de responsabilité pour la faute d'autrui. Si un sous-traitant commet une faute entraînant un dommage, la responsabilité de la société ne pourra être engagée que s'il est démontré qu'elle n'a pas respecté les obligations découlant de la loi et que cette méconnaissance a un lien de causalité direct avec le dommage créé.

De la même manière, la loi rappelle que l'action en responsabilité est introduite devant la juridiction compétente par toute personne justifiant d'un intérêt pour agir à cette fin. Elle renvoie ainsi au droit commun des actions en responsabilité. Elle n'a pas pour objet et ne saurait avoir pour effet de permettre à une personne d'introduire une action en responsabilité pour le compte d'une autre personne.

La loi déférée ne méconnaît donc pas le principe de responsabilité qui résulte de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et ne porte aucune atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif.

4/ SUR LA MECONNAISSANCE DU PRINCIPE D'EGALITE

En vertu d'une jurisprudence constante, il est loisible au législateur de régler de façon différente des situations différentes ou de déroger à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit.

Le législateur a souhaité instaurer un devoir de vigilance pour les grandes sociétés multinationales qui possèdent de nombreuses filiales et qui animent un réseau de fournisseurs et sous-traitants dans un grand nombre de pays pour prévenir les atteintes graves aux droits fondamentaux, aux droits sociaux et à l'environnement.

Au regard de cet objectif, les autorités publiques et les établissements publics industriels et commerciaux se trouvent dans une situation différente de celle des sociétés qui entrent dans le périmètre de la loi.

De la même manière, au regard des objectifs poursuivis par le législateur, il est justifié que le devoir de vigilance ne s'étende qu'aux fournisseurs et sous-traitants ayant une relation commerciale établie avec les sociétés concernées. On ne saurait, en effet, exiger qu'une société soit tenue de prendre des mesures de vigilance à l'encontre de simples prestataires de service ou de fournisseurs et sous-traitants occasionnels qui ne sont pas des acteurs habituels de la chaîne de production.

On ne saurait non plus prétendre qu'en prévoyant que l'amende peut être majorée jusqu'à trois fois en cas d'action en responsabilité, la loi déférée méconnaît le principe d'égalité. Cette condition est susceptible de s'appliquer à toute société entrant dans le périmètre de la loi si sa responsabilité civile est reconnue dans les conditions de droit commun.

La loi déférée ne méconnaît donc pas le principe d'égalité.

5/ SUR L'ATTEINTE A LA LIBERTE D'ENTREPRENDRE

Il est erroné de soutenir que la loi imposerait aux sociétés concernées de rendre publiques des informations de stratégie industrielle et commerciale lors de l'établissement du plan de vigilance. La loi n'impose la divulgation d'aucune information pouvant comporter des éléments économiquement sensibles ou confidentiels. Les sociétés sont libres de choisir le processus d'établissement de leur plan et de définir les informations qu'elles souhaitent y inclure.

Il est également inexact de soutenir que la loi entraînerait une atteinte à la liberté d'entreprendre des filiales, des sous-traitants et des fournisseurs des sociétés soumises à l'obligation d'établir un plan de vigilance. Si ces dernières devront prendre en compte les risques que peuvent engendrer l'activité de leurs filiales, des sous-traitants et des fournisseurs avec lesquels ils ont une relation commerciale établie, la loi ne confère aucune prérogative aux sociétés mères et donneuses d'ordre portant atteinte à l'autonomie de gestion d'autres sociétés.

Les obligations nouvelles mises à la charge des grandes entreprises concernées sont justifiées par l'intérêt général qui s'attache à ce que les grandes sociétés multinationales qui interviennent dans de nombreux pays contribuent à assurer le respect des droits de l'homme, des droits sociaux et de l'environnement.

La loi déférée ne porte donc pas une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre.

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Pour l'ensemble de ces raisons, le Gouvernement est d'avis que les griefs articulés dans les saisines ne sont pas de nature à conduire à la censure de la loi déférée.

Aussi estime-t-il que le Conseil constitutionnel devra rejeter les recours dont il est saisi.