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Décision n° 2016-736 DC du 4 août 2016 - Saisine par 60 sénateurs

Loi relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels
Non conformité partielle - réserve

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les conseillers,

Les Sénateurs soussignés ont l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de 1'article 61 de la Constitution, la loi relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, aux fins de déclarer contraire à la Constitution une de ses dispositions.

L'article 94 de cette loi porte en effet atteinte aux principes constitutionnels de liberté d'entreprendre, d'égalité, ainsi qu'au sème alinéa du préambule de 1946.

L'article 64 introduit à l'Assemblée nationale institue la mise en place, par accord, d'une instance de dialogue social placée auprès du franchiseur dans les réseaux de franchise de plus de trois cents salariés. L'article prévoit que cette instance sera composée des représentants des salariés et des franchisés et présidée par le franchiseur.

Est conférée à cette instance une mission d'information « des décisions du franchiseur de nature à affecter le volume ou la structure des effectifs, la durée du travail ou les conditions d'emploi, de travail et de formation professionnelle des salariés des franchisés ». L'instance pourra également formuler des propositions « de nature à améliorer les conditions de travail, d'emploi et de formation professionnelle des salariés dans l'ensemble du réseau ».

Cette situation crée donc un lien totalement nouveau entre le franchiseur et les franchisés, remettant en cause l'indépendance de ces derniers.

S'agissant de l'atteinte au principe constitutionnel de liberté d'entreprendre, le Conseil constitutionnel a reconnu le double objet de la liberté d'entreprendre qui « comprend non seulement la liberté d'accéder à une profession ou à une activité économique, mais également la liberté dans l'exercice de cette profession ou de cette activité » (décision n°2012-285 QPC du 30 novembre 2012- en l'espèce, le Conseil constitutionnel a censuré le régime d'affiliation obligatoire des artisans à une corporation dans les départements d'Alsace-Moselle).

En adhérant à un système de franchise, l'entrepreneur choisit de s'inscrire dans un réseau pour bénéficier de certains avantages, tout en gardant la maîtrise de la gestion de son entreprise, et notamment de son personnel. Chaque franchisé est un entrepreneur indépendant, lié par un contrat de distribution avec le franchiseur. Ce dernier s'engage notamment à transmettre un savoir-faire spécifique et à apporter une assistance technique pour développer l'activité, en échange de quoi le franchisé s'engage à respecter les normes imposées par le franchiseur et à le rémunérer.

L'un comme l'autre entendent conserver leur liberté dans« l'exercice de leur profession ou de leur activité ». Notamment, il appartient au franchisé d'assurer le dialogue social au sein de son entreprise, domaine dans lequel n'intervient pas le franchiseur.

L'article 64 porte atteinte à la liberté d'entreprendre par la limitation apportée au choix du mode de gestion de l'entreprise. Dans une décision n°2013-672 DC du 13 juin 2013, le Conseil constitutionnel a censuré des dispositions législatives relatives à des clauses de désignation obligatoire d'organismes de protection sociale, estimant que le législateur avait porté atteinte à la liberté d'entreprendre. Le Conseil constitutionnel a également considéré que « le juge n'a pas à substituer sa propre appréciation à celle du chef d'une entreprise qui n'est pas en difficulté, pour de choix relatif à la conduite et au développement de cette entreprise ». Plus largement, c'est ainsi le choix de gestion, de stratégie et de gouvernance du chef d'entreprise qui est protégé, alors même que sont enjeu des impératifs en matière sociale. Mettant en cause le mécanisme même de la franchise, l'article 64 met en cause la liberté d'entreprendre en tant qu'elle protège la liberté de l'entrepreneur de choisir son modèle économique et le mode de gestion de son entreprise.

En imposant au franchiseur la mise en place d'une instance de dialogue social comprenant les salariés des franchisés, qui ne sont pas ses propres salariés, l'article 64 porte atteinte à la fois au principe même du régime de la franchise et à la liberté d'entreprendre. De même concernant les obligations du franchisé.

Concrètement, la liberté d'entreprendre est affectée sur trois points :

- L'article 64 emporte 1'obligation de constituer une instance de dialogue, lorsque certaines conditions sont réunies (réseaux d'au moins trois cents salariés, contrat de franchise contenant « des clauses ayant un effet sur 1'organisation du travail et les conditions de travail dans les entreprises franchisées »).
- Les franchisés devront accepter que leurs salariés participent à cette instance.
- Les parties au contrat de franchise devront supporter les charges, notamment financières, occasionnées par le fonctionnement de cette instance.

Il en résulte qu'il est porté atteinte à la liberté d'exercice de l'activité aussi bien du franchiseur que des franchisés.

S'agissant du principe constitutionnel d'égalité, l'article 64 vise uniquement les réseaux de franchise. Il existe donc une différence de traitement avec d'autres commerces organisés en réseau : coopératives, concessions, distributions, licences de marques, affiliation...

Cette différence de traitement porte atteinte au principe constitutionnel d'égalité.

En effet, selon une jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, « le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général » (par exemple, décisions n°2013- 318 QPC du 7 juin 2013, et n°2014-415 QPC du 26 septembre 2014).

Mais, la différence de traitement doit être « fondée sur des critères objectifs et en rapport direct avec l'objet de la loi » (décision n°2010-98 QPC). Ainsi, s'agissant de dispositions relatives au crédit d'impôt accordé au titre de l'attribution de nouvelles primes d'intéressement ou de l'augmentation des primes dues en application d'un accord d'intéressement, le Conseil constitutionnel admet une différence de traitement entre entreprises car « le législateur s'est fondé sur une différence entre entreprises qui repose sur un critère objectif et rationnel » (décision n°2011-638 DC du 28 juillet 2011).

Or, tel n'est manifestement pas le cas présentement : aucune distinction répondant à des critères objectifs en rapport direct avec l'objet de la disposition établissant une instance de dialogue social ne peut justifier que les employeurs franchisés et leurs salariés fassent l'objet d'un traitement spécifique au regard de celui des employeurs et des salariés appartenant à d'autres formes de réseaux.

Il en résulte qu'il est porté atteinte au principe d'égalité entre réseaux.
Enfin, le dispositif de 1'article 64 porte atteinte au sème alinéa du Préambule du 27 octobre 1946. En effet, aux termes du 8ème alinéa du Préambule de 1946 : « Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises »
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Le Conseil Constitutionnel en a déduit « que le droit de participer, par l'intermédiaire de leurs délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises a pour bénéficiaire, sinon la totalité des travailleurs employés à un moment donné dans une entreprise, du moins tous ceux qui sont intégrés de façon étroite et permanente à la communauté de travail qu'elle constitue, même s'ils n'en sont pas les salariés. » (Décision n° 2006-545 DC du 28 décembre 2006, et décision n°2013-333 QPC du 26 juillet 2013).

Or, on ne peut pas considérer que le champ d'application du principe de participation issu du préambule de 1946 puisse être étendu à 1'ensemble des salariés des franchisés car on impose au franchiseur de mettre en place une institution de dialogue et des institutions représentatives en dehors de toute entreprise et de toute communauté de travail : il ne paraît pas possible de considérer que les salariés des franchisés, qui n'ont aucun lien juridique avec le franchiseur et qui ne travaillent pas dans son entreprise, constituent une communauté de travail qui devrait participer à la détermination des conditions de travail et à sa gestion au titre du 8ème alinéa du préambule de 1946.

En effet, ainsi que l'ont précisé les rapporteurs saisis du texte au Sénat, la disposition « méconnait totalement la réalité juridique des réseaux de franchise, au sein desquels les franchisés sont indépendants du franchiseur et les salariés des franchisés n'entretiennent aucun lien de subordination avec ce dernier ».

Par ailleurs, on peut relever que si la définition d'une communauté de travail n'est pas précisément établie par la jurisprudence constitutionnelle, le Conseil constitutionnel déclare conforme à la Constitution une disposition législative relative à la mise en œuvre du droit à participation en jugeant que « le législateur a entendu préciser cette notion d'intégration à la communauté de travail afin de renforcer la sécurité juridique des entreprises et des salariés , qu'il a prévu, à cet effet, des conditions de présence continue dans les locaux de l'entreprise, fixées respectivement à douze et vingt-quatre mois, pour que les salariés mis à disposition puissent être électeurs ou éligibles dans l'entreprise où ils travaillent » (décision n°2008-568 DC du 7 août 2008). Néanmoins, cette définition légale restreinte de la communauté de travail, validée par le Conseil constitutionnel, ne correspond en rien à la situation des salariés d'entreprises franchisées.

En imposant la mise en place d'une institution de dialogue social en dehors de la notion d'entreprise et de communauté de travail, l'article 64 méconnaît donc le Sème alinéa du préambule de 1946.

Pour l'ensemble de ces raisons, l'article 64 doit être déclaré contraire à la Constitution.

Les Sénateurs soussignés complèteront, le cas échéant, cette demande dans des délais raisonnables.