Décision n° 2016-536 QPC du 19 février 2016 - Décision de renvoi CE
Le Conseil d'État statuant au contentieux (Section du contentieux, 2ème et 7ème sous-sections réunies)
Séance du 13 janvier 2016 - Lecture du 15 janvier 2016 - N° 395092
Vu la procédure suivante :
Par deux mémoires enregistrés les 9 décembre 2015 et 7 janvier 2016 au secrétariat du contentieux du Conseil d'État, la Ligue des droits de l'homme demande au Conseil d'État, en application de l'article 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 et à l'appui de sa requête tendant à l'annulation pour excès de pouvoir de la circulaire du 25 novembre 2015 du ministre de l'intérieur relative aux perquisitions administratives dans le cadre de l'état d'urgence, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution du I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son article 61-1 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 ;
- la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Cécile Barrois de Sarigny, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Xavier Domino, rapporteur public,
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Spinosi, Sureau, avocat de la Ligue des droits de l'homme ;
1. Considérant qu'aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : « Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (…) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (…) » ; qu'il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux ;
Sur litige :
2. Considérant qu'aux termes de l'article 1er de loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence : « L'état d'urgence peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain, des départements d'outre-mer, des collectivités d'outre-mer régies par l'article 74 de la Constitution et en Nouvelle-Calédonie, soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique » ; qu'aux termes de l'article 2 de la même loi : « L'état d'urgence est déclaré par décret en Conseil des ministres. Ce décret détermine la ou les circonscriptions territoriales à l'intérieur desquelles il entre en vigueur. Dans la limite de ces circonscriptions, les zones où l'état d'urgence recevra application seront fixées par décret. La prorogation de l'état d'urgence au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi » ;
3. Considérant qu'après les attentats commis à Paris le 13 novembre 2015, l'état d'urgence a été déclaré sur le territoire métropolitain, y compris en Corse, par le décret délibéré en conseil des ministres n° 2015-1475 du 14 novembre 2015 ; que le décret n° 2015‑1476 du même jour a décidé que les mesures d'assignation à résidence prévues à l'article 6 de la loi du 3 avril 1955 pouvaient être mises en œuvre sur l'ensemble des communes d'Île-de-France ; que ce périmètre a été étendu, à compter du 15 novembre à zéro heure, à l'ensemble du territoire métropolitain par le décret n° 2015-1478 du 14 novembre 2015 ; que l'état d'urgence a, en outre, été déclaré à compter du 19 novembre 2015, sur le territoire des collectivités de Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique, de la Réunion, de Mayotte, de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin, par le décret délibéré en conseil des ministres n° 2015‑1493 du 18 novembre 2015 ;
4. Considérant que la loi du 20 novembre 2015 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et renforçant l'efficacité de ses dispositions a prorogé, pour une durée de trois mois à compter du 26 novembre 2015, l'état d'urgence déclaré par les décrets délibérés en conseil des ministres des 14 et 18 novembre 2015 ; que la loi du 20 novembre 2015 a modifié certaines des dispositions de la loi du 3 avril 1955, en particulier celles de l'article 11 de cette loi ;
5. Considérant que la Ligue des droits de l'homme demande l'annulation pour excès de pouvoir de la circulaire du 25 novembre 2015 du ministre de l'intérieur relative aux perquisitions administratives dans le cadre de l'état d'urgence ;
Sur la question prioritaire de constitutionnalité :
6. Considérant que la Ligue des droits de l'homme soulève, à l'appui de sa requête, la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution du I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955, dans sa rédaction résultant de la loi du 20 novembre 2015 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et renforçant l'efficacité de ses dispositions, lequel dispose que : « I. - Le décret déclarant ou la loi prorogeant l'état d'urgence peut, par une disposition expresse, conférer aux autorités administratives mentionnées à l'article 8 le pouvoir d'ordonner des perquisitions en tout lieu, y compris un domicile, de jour et de nuit, sauf dans un lieu affecté à l'exercice d'un mandat parlementaire ou à l'activité professionnelle des avocats, des magistrats ou des journalistes, lorsqu'il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics./ La décision ordonnant une perquisition précise le lieu et le moment de la perquisition. Le procureur de la République territorialement compétent est informé sans délai de cette décision. La perquisition est conduite en présence d'un officier de police judiciaire territorialement compétent. Elle ne peut se dérouler qu'en présence de l'occupant ou, à défaut, de son représentant ou de deux témoins./ Il peut être accédé, par un système informatique ou un équipement terminal présent sur les lieux où se déroule la perquisition, à des données stockées dans ledit système ou équipement ou dans un autre système informatique ou équipement terminal, dès lors que ces données sont accessibles à partir du système initial ou disponibles pour le système initial. Les données auxquelles il aura été possible d'accéder dans les conditions prévues au présent article peuvent être copiées sur tout support./ La perquisition donne lieu à l'établissement d'un compte rendu communiqué sans délai au procureur de la République./ Lorsqu'une infraction est constatée, l'officier de police judiciaire en dresse procès-verbal, procède à toute saisie utile et en informe sans délai le procureur de la République./ Le présent I n'est applicable que dans les zones fixées par le décret prévu à l'article 2 » ;
7. Considérant que, par la circulaire du 25 novembre 2015 attaquée par la Ligue des droits de l'homme, le ministre de l'intérieur a adressé aux préfets des instructions quant à la mise en œuvre des perquisitions administratives dans le cadre de l'état d'urgence, susceptibles d'être ordonnées en application de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955 dans sa rédaction résultant de la loi du 20 novembre 2015 ; que les dispositions de cet article sont ainsi applicables au litige ; qu'elles n'ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel ; que le moyen tiré de ce qu'elles mettent en cause l'inviolabilité du domicile en méconnaissance des exigences résultant de l'article 66 de la Constitution ou de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 soulève une question sérieuse ; qu'ainsi, il y a lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée ;
D E C I D E :
Article 1er : La question de la conformité à la Constitution du I de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955, dans sa rédaction résultant de la loi du 20 novembre 2015, est renvoyée au Conseil constitutionnel.
Article 2 : Il est sursis à statuer sur la requête de la Ligue des droits de l'homme jusqu'à ce que le Conseil constitutionnel ait tranché la question de constitutionnalité ainsi soulevée.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la Ligue des droits de l'homme et au ministre de l'intérieur.