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Décision n° 2015-726 DC du 29 décembre 2015 - Saisine par 60 sénateurs

Loi de finances rectificative pour 2015
Non conformité partielle

Les Sénateurs soussignés ont l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi de finances rectificative pour 2015 définitivement adoptée par l'Assemblée nationale le 17 décembre 2015. A l'appui de cette saisine, ils développent les griefs suivants :

I.Sur l'article 16 portant mise en conformité du régime des sociétés mères et filiales

Le droit français organise l'absence de double imposition des dividendes versés par une filiale à sa société mère, y compris dans l'hypothèse où les sociétés mères ou filiales sont étrangères - et notamment européennes.

C'est le cas pour les dividendes dits « sortants », lorsqu'une filiale française distribue des dividendes à une société mère étrangère. Lorsque cette société mère est située dans un Etat de l'Union européenne, l'article 119 ter du code général des impôts (CGI) exonère la filiale française de toute retenue à la source sur les résultats distribués à cette société, à la condition toutefois qu'elle détienne 10 % de son capital. A défaut, lesdits résultats sont soumis à une retenue à la source fixée en France à 30 % (conformément à l'article 119 bis du CGI), alors même qu'ils sont prélevés sur les résultats déjà soumis à l'impôt sur les sociétés de 34,43 % et qu'ils sont, au surplus, assujettis à la contribution sur les revenus distribués au taux de 3 %.

L'absence de double imposition existe également pour les dividendes dits « entrants », distribués par des filiales étrangères au profit de leur société mère française. Les résultats réalisés par la filiale étrangère ayant été, en principe, préalablement imposés à l'étranger, ces derniers bénéficient d'une exonération d'impôt sur les sociétés de leur société mère française, en application du régime mère-filiale codifié aux articles 145 et 216 du CGI (sous réserve de l'imposition d'une quote-part pour frais et charges de 5 % de leur montant soumis à l'impôt sur les sociétés de droit commun au taux de 34,43 %). Au-delà de la problématique de double imposition, ce mécanisme a pour objet de faciliter la remontée sur notre territoire du fruit de l'expansion des groupes français à l'étranger. A défaut d'application du régime mère-filiale, le taux d'imposition des dividendes perçus par les sociétés mères françaises passerait de 1,72 % à 34,43 %.

L'article 16 de la loi de finances rectificative pour 2015, au 3 du B du I et au k du 2 du C, aménage les deux dispositifs d'exonération décrits (article 119 ter et 145 du code général des impôts) en introduisant une clause anti-abus directement tirée de la directive 2015/121 du Conseil du 27 janvier 2015 modifiant la directive 2011/96/UE du Conseil du 30 novembre 2011 concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d'Etats membres différents.

En application de cette clause anti-abus, les dividendes sortants seraient soumis en France à un taux d'imposition de 30 % au lieu d'être exonérés (soit un taux d'imposition global de 56,06 % si l'on tient compte de l'impôt sur les sociétés payé sur les résultats préalablement à leur distribution, ainsi que de la contribution de 3 % sur les dividendes distribués) et les dividendes entrants à 34,43 % au lieu de 1,72 %. Il faudrait, bien entendu, ajouter à ces montants les intérêts de retard de 0,40 %.

Les conséquences de cette disposition sont, à elles seules, particulièrement importantes. S'y ajoutent les effets tenant à son articulation avec les dispositions générales anti-abus de notre droit, inscrites à l'article 1729 du CGI, lequel prévoit l'application d'une pénalité de 80 % en présence d'un abus de droit et de 40 % en cas de manquement délibéré.

Ainsi, dès lors qu'il y aurait montage au sens de l'article 16 de la loi de finances rectificative pour 2015, il y aurait très probablement abus de droit sanctionné par une pénalité de 80 % ou, à tout le moins, manquement délibéré pénalisé par une amende de 40 %. La caractérisation d'un montage est, en effet, exclusive de la bonne foi du contribuable. L'ampleur de la sanction résultant de l'application de la mesure suscite, par conséquent, des interrogations relatives à l'articulation entre la mesure spéciale et le dispositif général.

Plus important encore, les éléments constitutifs de l'abus ne sont pas clairement définis. Il ressort de la rédaction de l'article 16 de la loi de finances rectificative pour 2015 que le régime mère-fille cesserait d'être applicable dès lors que le montage holding-filiales n'aurait plus de caractère « authentique », et donc qu'il ne permettrait pas, selon la définition qu'en donne l'article 16, de justifier de « motifs commerciaux valables qui reflètent la réalité économique ». La définition du caractère « authentique », ainsi qu'elle ressort de la rédaction de l'article 16, n'en est cependant pas moins équivoque, attendu que les dispositions ne s'appliqueraient pas « aux dividendes distribués dans le cadre d'un montage ou d'une série de montages […] mis en place pour obtenir, à titre d'objectif principal ou au titre d'un des objectifs principaux, un avantage fiscal [qui ne serait pas] authentique ». Le présent article précise, en outre, qu'il faudrait désormais justifier de « motifs commerciaux » pour bénéficier du régime mère-fille dans un montage de groupe de sociétés. La notion est, là encore, pour le moins équivoque. Il suffit, pour saisir le caractère équivoque de la notion et, conséquemment, la difficulté à justifier d'un « motif commercial », d'envisager l'hypothèse d'un rachat d'une petite et moyenne entreprise par voie de constitution d'une holding de rachat.

Par l'imprécision des termes retenus, le législateur a méconnu le principe de sécurité juridique, l'article 34 de la Constitution ainsi que l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui « lui impose d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi » (voir notamment la décision n° 2013-685 DC du 29 décembre 2013).

Compte tenu de la gravité des sanctions susceptibles d'être appliquées, le législateur a également méconnu le principe de légalité des délits et des peines qui résulte de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui impose au législateur « l'obligation de fixer lui-même le champ d'application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis » (décision n° 2013-685 précitée).

Enfin, l'article 16 du projet de loi de finances rectificative constitue un contournement de la jurisprudence constitutionnelle, dès lors que votre Conseil a déjà jugé non-conforme à la Constitution, parce qu'imprécise, une sanction excessive fondée sur la même notion d'objectif fiscal principal. Votre Conseil a en effet estimé que « le législateur ne pouvait, sans méconnaître les exigences constitutionnelles […], retenir que seraient constitutifs d'un abus de droit les actes ayant « pour motif principal » d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé aurait dû normalement supporter » (décision n° 2013-685 précitée).

Notons, à cet égard, que la question de la conformité de la mesure à la Constitution a été soulevée à l'occasion des débats parlementaires. Le rapport n° 3282 déposé le 26 novembre 2015 par la commission de finances de l'Assemblée nationale précise ainsi que « La Rapporteure générale […] s'interroge sur le degré de précision de ces nouvelles dispositions. Elle rappelle notamment la déclaration de non-conformité à la Constitution dont ont fait l'objet les dispositions de l'article 100 de la loi de finances pour 2014, qui visaient à élargir la définition de l'abus de droit, en substituant à la condition que les actes des auteurs n'aient pu « être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales » la condition que ces actes aient pu avoir ce motif principal. Dans cette décision, le Conseil a jugé que l'acte constitutif de l'abus de droit était insuffisamment défini, de sorte qu'il conférait une importante marge d'appréciation à l'administration fiscale ».

Il en est de même du rapport n° 229 déposé par la commission des finances du Sénat le 9 décembre 2015, et selon lequel le « rapporteur général s'interroge sur la précision du dispositif proposé, alors que l'abus de droit fiscal a été censuré, dans une version précédente, par le Conseil constitutionnel au regard de son imprécision. La référence à l'absence de réalités économiques ou de motifs commerciaux sous-jacents pourrait suffire à apporter la précision souhaitée par le Conseil constitutionnel. Toutefois, il n'en demeurera pas moins d'application difficile et incertaine par les juristes d'entreprises, par les services fiscaux et par les tribunaux qui auront à connaître des éventuels litiges relatifs à son interprétation ».

Enfin, il convient de préciser que l'introduction en droit français de cette disposition ne constitue pas une transposition nécessaire du droit de l'Union européenne. En effet, la directive mère-fille, d'où est issue la mesure soumise à votre examen, ne comprenait pas initialement de mesure anti-abus, pas plus que le droit de l'Union européenne ne contient de mécanisme anti-abus général. Bien au contraire, le droit français contient un tel mécanisme au travers des dispositions de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales. Il ne s'agit donc pas ici d'une transposition rendue obligatoire par le droit de l'Union européenne, mais bien la volonté du législateur français de renforcer les sanctions afférentes à une utilisation du régime mère-fille qu'elle considérerait comme abusive pour les dividendes entrants et sortants.

Pour toutes ces raisons, votre Conseil doit censurer l'article 16 de la loi de finances rectificative pour 2015.

II.Sur l'article 21 portant refonte de la taxe pour la création de bureaux et création d'une taxe additionnelle aux droits de mutation à titre onéreux (DMTO) sur les cessions de locaux à usage de bureaux en Île-de-France

Cet article aménage la redevance pour création de bureaux, commerces et entrepôts, afin qu'elle contribue davantage au rééquilibrage des créations de bureaux sur l'ensemble du territoire francilien. Pour compenser les pertes de recettes de la région d'Île-de-France résultant de cette réforme, a été créée au profit de la région Île-de-France une taxe additionnelle aux droits d'enregistrement ou à la taxe de publicité foncière sur les mutations à titre onéreux de locaux à usage de bureaux, de locaux commerciaux et de locaux de stockage achevés depuis plus de cinq ans.

Or, en nouvelle lecture à l'Assemblée nationale, le Gouvernement a, par la voix de la ministre de la décentralisation et de la fonction publique, Mme Marylise Lebranchu, déposé et fait adopter, à l'article 21 alinéa 109, un amendement dont les dispositions sont sans relation directe avec ledit article.

En effet, l'article 21 alinéa 109 de la loi de finances rectificative pour 2015, tel que modifié par l'adoption à l'Assemblée nationale de l'amendement n° 136 déposé au nom du Gouvernement, procède à une adaptation des conditions de reversement du Fonds national de péréquation des ressources intercommunales et communales (FPIC), en prenant en compte la création de la métropole du Grand Paris (MGP), effective au 1er janvier 2016, ainsi que la nouvelle carte des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) de grande couronne nouvellement créés.

S'il se contente d'exiger, pour tout amendement déposé en première lecture, un lien même indirect avec le texte déposé ou transmis, l'article 45 de la Constitution interdit ensuite, en application de la règle dite de « l'entonnoir », d'adopter après la première lecture des dispositions qui n'ont pas de lien direct avec des dispositions restant en discussion, sauf si l'amendement est destiné à assurer le respect de la Constitution, à opérer une coordination avec des textes en cours d'examen ou à corriger une erreur matérielle.

Il résulte, en effet, d'une lecture combinée de votre jurisprudence (voir en ce sens la décision n° 2005-532 DC du 19 janvier 2006 ou, plus récemment, la décision n° 2015-718 DC du 13 août 2015) que la bonne tenue des discussions parlementaires impose d'éviter l'introduction de dispositions additionnelles en fin de navette législative. De fait, toute question n'ayant pas fait l'objet d'une adoption par l'une des deux chambres au moins lors de sa première lecture ne peut, par la suite, faire l'objet d'une irruption dans le débat législatif.

En l'espèce, l'adaptation des conditions de reversement du FPIC ne saurait avoir de lien direct avec la refonte de la taxe pour la création de bureaux et la création d'une taxe additionnelle aux DMTO sur les cessions de locaux à usage de bureaux en Île-de-France. L'adjonction du Gouvernement ne saurait être davantage destinée à assurer le respect de la Constitution, à opérer une coordination avec des textes en cours d'examen ou à corriger une erreur matérielle.

Observons, de surcroît, que l'adaptation des conditions de reversement du FPIC ainsi proposée par le Gouvernement ne s'est accompagnée d'aucune évaluation préalable, contrairement à ce qu'exige, pour les projets de loi de finances rectificative, l'article 53 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF).

Pour ces raisons, votre Conseil doit censurer l'article 21 alinéa 109 de la loi de finances rectificative pour 2015.